Le Caire, juin 2011. Quatre mois
après la « révolution » de janvier,
la capitale égyptienne reste égale à
elle-même et à sa réputation :
embouteillages permanents, concert
ininterrompu de klaxons,
rugissements de moteurs, radios
poussées à fond et invectives
colorées de conducteurs stressés ;
dans ce maelstrom, traverser la rue
est toujours synonyme de risque
sérieux. Au coucher du soleil et
jusque tard dans la nuit les
Cairotes sortent se promener pour
profiter d’une fraicheur relative
particulièrement agréable après une
longue journée caniculaire. Les
rôtisseurs, Chawarma et Koufta, et
les glaciers sur la rue Talaat Harb
sont comme partout pris d’assaut par
des jeunes, des moins jeunes, des
femmes en hidjab ou sans foulard et
des nuées d’enfants. La foule est
détendue et les sourires ne sont pas
rares. Les conditions restent
difficiles, mais les Égyptiens
vivent le nouveau cours de leur
histoire dans la décontraction et la
bonne humeur. Cette même rue Talaat
Harb avait pourtant vu des scènes de
grande violence lors des journées de
janvier fatidiques au vieux
dictateur Hosni Moubarak, au pouvoir
depuis trente ans.
Peu de stigmates visibles des
événements qui ont abouti à la chute
du clan Moubarak. Seul témoignage de
ces journées intenses : le siège
incendié du parti au pouvoir, le
PND, qui surplombe le Musée des
antiquités égyptiennes, place
Tahrir. En ce vendredi de juin, la
célèbre agora est quasiment vide.
Une poignée de manifestants scandent
des slogans anti-régime sous l’œil
débonnaire de jeunes policiers en
uniformes blancs. La ville semble
avoir retrouvé son rythme habituel.
Les apparences de normalité ne
trompent pourtant pas les Cairotes.
Ils savent que la transition est
incertaine. Le gouvernement dirigé
par Essam Charaf, chargé des
affaires courantes et surtout de la
préparation des élections
législatives prévues en
septembre 2011, se livre à un
délicat numéro d’équilibrisme :
gérer les puissantes revendications
sociopolitiques de la population
tout en veillant, selon la volonté
clairement perceptible des décideurs
militaires et de la grande
bourgeoisie, à maintenir autant que
possible le système en l’état.
Une scène politique en
reconstruction
Pronostiquer la composition du
prochain Parlement relève de la
gageure. On s’accorde néanmoins sur
l’influence des mouvements
islamistes, avec à leur tête le
nouveau parti Liberté et Justice,
lancé par les Frères musulmans, qui
se réfère au modèle turc de l’AKP.
L’organisation des Frères musulmans,
mouvement de droite derrière une
façade religieuse, est animée par la
grande bourgeoisie d’affaires et des
dignitaires religieux
particulièrement prospères. L’islam
politique qu’ils promeuvent aussi
sous d’autres formes, dans leur
déclinaison « modérée » du Hizb el
Wassat – certains le qualifient
plutôt sommairement de
« post-islamiste » – ou nettement
plus radicale, comme le salafiste
Hizb En-Nour, occupe une place
centrale sur la scène politique
égyptienne, même s’il a peu, et
tardivement, participé aux
manifestations de la place Tahrir.
Le paysage politique égyptien est
une jungle de sigles et de partis
plus ou moins structurés, reconnus
ou en attente d’agrément. La droite
non religieuse n’est pas – pas
encore ? – réellement organisée.
Elle est surtout incarnée par
quelques personnalités très
médiatiques, au premier rang
desquelles le docteur Mohamed El
Baradeï, l’ancien directeur général
de l’Agence internationale de
l’énergie atomique (AIEA), et
l’avocat Ayman Nour. Les grandes
fortunes n’apparaissent pas au
premier rang des partis libéraux, à
l’exception d’un parti des
« Égyptiens libres » créé en mars
dernier par le milliardaire Naguib
Sawiris, notoire propriétaire du
groupe Orascom.
Face à ce courant conservateur
majoritairement religieux, qui
bénéficie du soutien actif
d’Al-Azhar, véritable institution
ecclésiastique en Égypte, la
faiblesse relative des forces de
gauche est visible. Ces groupes et
partis, dont le Parti communiste,
les Socialistes révolutionnaires, le
Parti socialiste populaire, le Parti
de l’Alliance populaire
démocratique, le Parti socialiste
d’Égypte, le Parti démocratique des
travailleurs, des nassériens et
marxistes de diverses obédiences,
sont faiblement implantés et sans
réel leadership. Ces formations,
parfois groupusculaires, ont tenté
un rapprochement en mai 2011 pour
constituer un « Front des forces
socialistes ». Au-delà des
positionnements idéologiques, une
des pierres d’achoppement entre ces
courants est la différence d’analyse
et de posture vis-à-vis des
politiques néolibérales mises en
œuvre sous l’égide du FMI et de la
Banque mondiale. Les forces de
gauche peinent à s’organiser dans le
cadre légal mis en place pour
permettre l’émergence de nouvelles
forces politiques organisées. Les
enjeux sont pourtant considérables
pour les très larges couches de la
population qui ne tirent aucun
bénéfice d’une économie rentière
dominée par les exportations
d’hydrocarbures, les revenus du
canal de Suez et du tourisme, ainsi
que les transferts des travailleurs
à l’étranger.
Les forces de progrès en
ordre dispersé
Sur cet échiquier en
construction, le nouveau Parti
socialiste d’Égypte,
altermondialiste et antilibéral,
prend clairement position. Il a tenu
son congrès constitutif le 18 juin
2011 et prône la rupture avec
l’économie de rente en défendant un
modèle de développement fondé sur la
relance de la production
industrielle et l’élévation du
niveau de vie des exclus et des
catégories les plus fragiles. Pour
autant, le PSE, qui revendique un
millier de militants, n’a pas la
moindre chance d’obtenir l’agrément
du ministère de l’Intérieur, qui
exige en préalable un minimum de
5 000 adhérents dûment recensés. Les
animateurs de ce nouveau parti, des
intellectuels et des syndicalistes,
ne se font d’ailleurs pas
d’illusions : la participation aux
élections n’est pas leur objectif
premier. La construction d’un parti
de progrès sur des bases claires et
la consolidation de la démocratie
dans un contexte mouvant constituent
les priorités stratégiques du parti
présidé par l’ingénieur Ahmed
Baha’edine Chaabane.
Les forces de gauche émergent
d’une longue période de
clandestinité, où elles étaient en
butte à une répression très brutale.
Ces forces se reconstituent dans une
société politique vibrante, mais
encore largement embryonnaire. Les
progressistes sont confrontés
directement au défi lancé par
l’armée et les Frères musulmans, qui
cherchent à relooker le régime sans
en changer les structures. Selon
Mamdouh Al Habashi, chargé des
relations internationales du parti,
le PSE appuie les jeunes militants
qui ont conduit le mouvement de la
place Tahrir, très circonspects
devant les manœuvres entre Frères
musulmans et haut commandement
militaire. Tous ceux qui exigent
plus de libertés et une
démocratisation effective entendent
faire à nouveau entendre leur voix
lors d’une grande manifestation
prévue pour le 8 juillet 2011, qui
devrait rassembler un million
d’Égyptiens selon ses organisateurs.
Outre une réelle ouverture de la
vie politique et l’instauration d’un
État de droit, la priorité pour les
Égyptiens est d’abord une
amélioration de leurs conditions
d’existence. La croissance de
l’économie égyptienne ces dernières
années est pour beaucoup un leurre.
La dynamisation de l’activité n’a
profité qu’à une infime minorité
d’une population qui dépasse
aujourd’hui 80 millions d’habitants.
De fait, la politique néolibérale
mise en œuvre depuis les premières
années de l’Infitah il y a plus de
quarante ans a permis l’émergence
d’une classe d’affairistes en
symbiose avec le pouvoir,
appauvrissant les classes moyennes
et aggravant terriblement la
situation des classes populaires.
Selon la Banque mondiale, plus de
18 % de la population vit avec moins
de deux dollars par jour. En
réalité, selon des journalistes et
des économistes, plus de 40 % de la
population – 30 millions de
personnes – survivent en dessous du
seuil de pauvreté.
Inégalités, pauvreté,
injustice
La misère et la faim sont la
réalité quotidienne de trop nombreux
citoyens égyptiens. Nul besoin pour
les voir de se rendre dans quelque
banlieue « informelle » souvent
cachée derrières de hauts murs, où
vivent dans des conditions
infrahumaines 12 millions
d’Égyptiens, ou dans la tristement
célèbre ville-cimetière du Caire,
dont les tombes abritent 1,5 million
de déshérités bien vivants. Il
suffit de déambuler dans les rues de
la capitale aux 20 millions de
résidents qui n’habitent pas tous,
loin de là, les quartiers chics de
Garden City ou de Zamalek et qui ne
fréquentent pas les hôtels
internationaux ou les clubs huppés
des berges du Nil…
Au Caire, comme dans les autres
centres urbains et les zones
touristiques, les turbulences
politiques ont, bien entendu,
davantage affecté les plus pauvres,
ceux qui tirent quelques guinées des
services aux touristes et de la
vente d’objets artisanaux. Il suffit
de visiter les hauts lieux du
tourisme cairote, Pyramides de
Guizeh, Musée des antiquités ou le
marché Khan El Khalili, pour
constater de visu la chute
du tourisme. Les échoppes sont peu
fréquentées et tous déplorent la
raréfaction des visiteurs. Le nombre
d’étrangers ayant visité l’Égypte en
avril 2011 a connu une baisse de
36 % par rapport à la même période
en 2010 ; et les analystes estiment
que sur l’ensemble de l’année, le
nombre de touristes devrait diminuer
de 25 %. Les revenus du secteur
devraient malgré tout atteindre
10 milliards de dollars en 2011
contre 12,5 en 2010.
Le même mouvement est observé
pour les investissements étrangers.
Cela dans un contexte marqué par une
forte poussée inflationniste – le
chiffre officiel est de 13 %, mais
selon des économistes égyptiens, il
se situerait plutôt au-dessus de
20 % – et la hausse du chômage, qui
dépasse de très loin les 12 % admis
par l’administration. Les recettes
du canal de Suez ayant également
pâti des événements de janvier, la
croissance du produit intérieur brut
(PIB) en volume devrait en
conséquence avoisiner 1,5 % en 2011,
contre un peu plus de 5 % en 2010.
Au cours des trois derniers mois,
le coût de la vie a connu une hausse
brutale, attribuée à la spéculation
et à la volonté de faire payer – au
sens littéral – au peuple une
révolution ayant fait vaciller sur
ses bases hautement sécuritaires
l’édifice politico-administratif de
corruption et de prédation qui
constitue la seule vérité du régime.
Les mouvements sociaux et les
revendications syndicales d’un
salaire mensuel minimum de
1 200 livres (autour de 150 euros)
dans la fonction publique ont eu
pour effet d’amener le Conseil
militaire suprême à interdire les
grèves. Le gouvernement a proposé
que le salaire minimal soit porté à
700 livres (moins de 90 euros) pour
atteindre 1 200 livres sur une
période de cinq années. Il convient
de préciser que le secteur privé
n’est pas du tout concerné par un
quelconque salaire minimum : dans la
plupart des cas, les patrons
égyptiens fonctionnent de manière
informelle sans déclarations ni
contrôles. Un autre indicateur de la
nature du régime est la fiscalité :
pour l’essentiel, la pression
fiscale est supportée par les
populations les plus pauvres, par le
biais des taxes sur les produits de
large consommation. L’impôt sur le
revenu, qui concerne les mieux
lotis, avait été ramené par
l’administration Moubarak de 40 % à
20 % et vient d’être porté à 25 %,
une hausse jugée dérisoire par un
syndicaliste égyptien qui confie
avec un sourire complice : « 5 % de
plus… Serait-ce le prix de la
révolution ? »
« Les pauvres d’abord,
fils de chien ! »
Les inégalités, une
redistribution extrêmement injuste
et des choix économiques opérés au
détriment du plus grand nombre ont
considérablement contribué à
l’écœurement d’une population
considérée comme un fardeau par le
régime. Les Égyptiens sont
légitimement très fiers de ce qu’ils
ont déjà réussi à obtenir. La chute
du clan Moubarak n’a pas été une
partie facile, son coût humain a été
substantiel, mais ils ont redressé
la tête et effacé des décennies
d’humiliation. Cette fierté,
partagée par tous, femmes et hommes
à travers le monde qui luttent pour
la dignité, les libertés et de
meilleures conditions d’existence,
est exprimée dans un langage très
imagé par quelques amis égyptiens
réunis dans un petit restaurant
populaire près de la mosquée
El-Hussein.
Un journaliste du site Web
progressiste Al-Badil et un
syndicaliste discutent à bâtons
rompus autour d’un pigeon farci,
plat emblématique et spécialité du
restaurant Ferhat. Ce qui fait grand
bruit et anime la discussion est
l’article d’un jeune (23 ans)
blogueur d’Al-Badil, Mohamed Abou
El-Gheit, intitulé : « Les pauvres
d’abord, fils de chien ! » Publié le
17 juin (http://elbadil.net/) et
disponible sur sa page facebook ce
papier, illustré de photos
émouvantes de jeunes martyrs de la
révolution, est un véhément rappel
aux réalités. L’auteur y exprime
avec force et conviction l’opinion
de nombreux jeunes Égyptiens saturés
par les discours idéologiques et les
interminables controverses sur la
laïcité et la religion qui dominent
les débats publics. Il s’insurge
contre la représentation médiatique
d’une révolution qui aurait été le
fait de jeunes issus des classes
moyennes et revendique un traitement
plus objectif pour tous ceux issus
des milieux les plus défavorisés qui
se sont sacrifiés pour la liberté et
la justice.
Le blogueur Abou El-Gheit
rappelle le courage et la
détermination des jeunes des
quartiers « informels » qui ont
affronté les très brutales forces
antiémeutes et fait reculer les
blindés de la police à coups de
cocktails Molotov. Il salue ces
jeunes, pauvres parmi les pauvres,
qui ont protégé les manifestants de
la police et repoussé les
baltadjias, voyous au service
du régime : « Ces jeunes ne sont pas
sortis pour réclamer une
Constitution – avant ou après les
élections – ni des élections. Ils ne
sont pas sortis pour un État laïc ou
religieux… Ils sont sortis pour des
raisons ayant trait à leur vie
quotidienne : les prix des produits
alimentaires, des vêtements, du
logement. Ils sont sortis contre le
policier qui arrête le minibus du
frère pour lui extorquer 50 livres,
contre l’officier qui l’a arrêté et
torturé pendant des jours, pour la
sœur qu’ils n’arrivent pas à marier,
pour l’oncle qui a perdu son travail
parce que l’usine a été privatisée,
et pour la tante morte d’un cancer
parce qu’on ne lui a pas trouvé de
lit dans l’hôpital public… »
Pour tous les exclus qui ont
constitué le gros des troupes lors
des manifestations, les débats
autour de la Constitution et des
élections ne sont que vains
bavardages. « Ce qui n’a pas l’air
d’être le souci des partis en
conflit. Le résultat en est qu’une
grande partie des gens insulte la
révolution et les révolutionnaires
et les politiciens suite à la hausse
des prix ces derniers jours… Nous
n’avons entendu personne parmi les
élites s’élever contre la hausse des
prix. Ceux qui ont bruyamment
protesté après l’agression d’une
activiste ne sont pas venus au
secours des habitants de la ville
d’Al-Salam qui ont vécu cinq jours à
la belle étoile pour protester
contre leur sort, et dont l’un a été
renversé par une voiture et un autre
s’est noyé. Ces gens n’avaient qu’à
rester dans leurs trous jusqu’à ce
que soient réglées nos controverses
politiques bien plus importantes que
leurs sottises ! »
La conclusion de l’article est
impitoyable : « Dans les années
1990, [en Turquie], Erdogan
participait à une conférence
d’organisations islamiques. Plutôt
que de proclamer son intention
d’appliquer la charia, il avait
déclaré qu’il s’attacherait à régler
le problème des égouts d’Istanbul,
ce qui avait provoqué la colère de
l’assistance. […] Nous n’avons
malheureusement pas aujourd’hui
d’Erdogan égyptien, seulement de
vieux élitistes uniformément
ennuyeux, immergés dans des débats
laïc/islamique,
Constitution/élections. À tous
ceux-là, je dis : les pauvres
d’abord, fils de chien ! »
La transition et le
contexte régional
Un rappel aux réalités salutaire
qui remet quelques pendules à
l’heure dans une situation où
derrière le calme apparent et les
interminables « débats de société »
se dissimulent de réelles
inquiétudes : « La période est
trouble, on ne sait pas distinguer
l’ami de l’ennemi, affirme un vieux
Cairote. On veut nous faire croire
que l’alternative est entre
théocratie et État laïque. Les gens
s’en fichent, ils veulent la vraie
dignité : celle du travail, du
pain et de la justice. » Les
Égyptiens, dont beaucoup semblent
vivre une histoire d’amour avec leur
armée – elle n’a pas tiré sur le
peuple –, ne sont pas tous dupes de
la neutralité affichée des
militaires. Le haut commandement,
très proche des milieux d’affaires
et de la grande bourgeoisie, négocie
avec les Frères musulmans dans le
but de stabiliser la situation
politique au profit de la classe
dominante. L’armée, étroitement liée
aux États-Unis pour son équipement
et l’aide annuelle d’un milliard et
demi de dollars qu’elle reçoit de
Washington, gère une transition
qu’elle souhaite voir déboucher sur
la continuité du système, avec
quelques aménagements et le maintien
en l’état de ses alliances
internationales.
Mais pour nombre de citoyens de
toutes les classes, la dignité, au
premier rang des revendications du
peuple égyptien, ne sera reconquise
que lorsque les relations avec
Israël se fonderont sur l’égalité et
le respect des droits du peuple
palestinien. Pour la majorité des
Égyptiens, la soumission de Hosni
Moubarak aux États-Unis et à Israël
était une atteinte à l’honneur
national. De ce fait, la solidarité
avec les Palestiniens et l’hostilité
à l’égard d’Israël s’expriment avec
force. L’impressionnant déploiement
de forces chargées de la protection
de l’ambassade israélienne au Caire
est une illustration éloquente de la
perception des rapports avec Israël.
L’ouverture du terminal de Rafah
avec la ville martyre de Gaza, le 28
mai dernier, est le moins que
pouvaient faire les nouvelles
autorités égyptiennes, soumises à
une pression très vive. Pour la
majorité des Égyptiens, la
solidarité avec les palestiniens est
une exigence absolue et la
normalisation avec un voisin
spoliateur et arrogant n’est pas à
l’ordre du jour. Depuis mai 2008,
l’Égypte fournit du gaz à des prix
subventionnés à Israël en vertu d’un
contrat à long terme. Le comble est
que, pour pouvoir fournir les
quantités contractuelles, Le Caire
importe du gaz du Qatar aux prix
mondiaux. Si le peuple égyptien perd
beaucoup dans le contrat, ce n’était
pas le cas semble-t-il du clan
Moubarak, qui aurait reçu
d’importants dessous de table pour
« faciliter » la transaction.
Ce contrat scandaleux n’est pas
le seul du genre. Beaucoup
souhaitent l’abrogation de l’accord
textile signé en décembre 2004 avec
Israël, sous la supervision des
États-Unis. Cet accord dispose que
la production de produits textiles
de sept zones industrielles
qualifiées (ZIQ), notamment dans les
régions du Caire, d’Alexandrie et du
Canal de Suez, pourrait être
exportée vers le marché américain
sans quota ni droits de douane.
Condition préalable : ces produits
devront être constitués d’au moins
11,7 % de composants israéliens…
L’exploitation des ressources d’eau
souterraines du Sinaï est bloquée
par Israël, qui ne s’interdit
pourtant pas de pomper abondamment
la même nappe de son côté de la
frontière.
Le ressentiment à l’endroit
d’Israël n’est donc pas seulement
politique et les Égyptiens vivent
très mal ce rapport inégal consenti
par Sadate et généralisé par
Moubarak. Les Israéliens ont donc
bien raison de regretter Moubarak,
qui était, selon la formule d’un
diplomate de Tel-Aviv, « un allié
d’une valeur inestimable ».
Les Égyptiens observent également
avec inquiétude les développements
de la situation en Libye, même si ce
pays voisin paraît bien lointain vu
du Caire. Si le consensus est
rapidement trouvé autour de la
dénonciation de Mouammar Kadhafi,
les avis divergent sur les
bombardements de l’OTAN. À droite,
sans le dire trop haut, l’affaire
est entendue : tous les moyens sont
bons pour renverser le dictateur. À
gauche, de manière bien plus
inattendue, des cadres soutiennent
l’intervention occidentale et
acceptent avec une réticence marquée
les critiques sur la guerre
« humanitaire » de l’organisation
atlantique.
Selon un avocat égyptien, le
soutien à l’intervention occidentale
est largement dû à l’influence des
médias satellitaires arabes, qui
avaient positivement couvert les
manifestations de janvier. Al-Jazira
a ainsi gagné la sympathie de tous
les Égyptiens et le soutien actif de
la chaîne à l’ingérence en Libye a
été immédiatement intériorisé par
une opinion qui exècre le « Guide »
de la Jamahiriya. Une certaine
inquiétude est néanmoins
perceptible, car la déstabilisation
de la Libye pourrait avoir des
conséquences en Égypte, où circulent
des rumeurs sur l’introduction
d’armes en provenance de Cyrénaïque.
Réformes ou
approfondissement de la crise : le
risque d’une issue « paskistanaise »
Le calme relatif qui règne en
Égypte en juin 2011 ne doit pas
faire illusion. Les insupportables
inégalités socioéconomiques,
l’absence de perspectives pour une
jeunesse avide de changement,
l’humiliation permanente et la
soumission à l’ordre américain sont
le carburant de futures explosions
sociales. Le mal-être est alimenté
par l’injustice et la brutalité d’un
système où coexistent deux
populations distinctes. Sur les
rives du Nil, le fossé qui sépare
les nantis et les pauvres est un
abîme.
Combler ce fossé au moyen d’un
surcroît de religion constitue aux
yeux de ceux qui tirent avantage du
système un palliatif commode.
Soutenus par les Saoudiens et les
Américains, les militaires qui
contrôlent le pouvoir sont
visiblement tentés par une approche
« paskistanaise » : ils
continueraient ainsi à tenir les
commandes tout en confiant la
gestion de la société aux partis
religieux. Il reste à savoir si ce
« deal » fonctionnera dans un pays
caractérisé par une profonde
religiosité, mais dont la jeunesse a
montré un degré élevé de maturité
politique. Et qui, tous le
soulignent, ne s’est pas révoltée
sur la base de slogans religieux,
mais bien sûr des revendications
politiques et sociales. Il est admis
par tous que les Égyptiens ont brisé
le tabou de la peur et ont osé
contester un ordre établi sur la
corruption et la répression. Un
retour aux vieilles méthodes
répressives pourrait donc se révéler
très coûteux.
Après la phase très active de
janvier 2011, l’Égypte est entrée
dans l’œil du cyclone. La réserve
légendaire de patience des Égyptiens
paraît épuisée. Ils ne veulent pas
que leur révolution soit détournée
par les milliardaires qui forment
l’ossature invisible du système de
pouvoir. Pour de nombreux militants,
une authentique restructuration de
la scène politique et la mise en
œuvre de réformes économiques
constituent l’unique voie pour une
issue apaisée à une crise profonde
et complexe. L’ampleur des
déséquilibres socio-économiques est
telle que si des mesures
significatives ne sont pas
rapidement mises en œuvre d’autres
déflagrations paraissent
inévitables. En Égypte, pour
paraphraser Gramsci, le « vieux qui
se meurt » dispose, en raison
notamment des intérêts
géostratégiques américains, des
ressources pour se perpétuer à
travers une alliance nouvelle entre
militaires et Frères musulmans. La
nouveauté est bien l’émergence d’une
société politique qui refuse la
soumission et revendique la justice
et les libertés. Il reste à cette
société à trouver le plus tôt
possible ses modalités
d’organisation.