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Le problème du calendrier
islamique et la solution Kepler (partie ½)
Nidhal Guessoum
Mercredi
12 septembre 2007
Lorsqu’une société développe une culture
et postule à devenir une civilisation, un des facteurs les plus
importants qu’elle doit gérer est le temps. Elle adopte alors,
ou encore mieux, elle établit un calendrier qui lui permet de
planifier ses activités aussi longtemps à l’avance que
possible.
Dès ses débuts, la société musulmane a
suivi cette règle générale. Le Coran a attiré l’attention
des fidèles sur les phénomènes naturels et cosmiques qui lui
permettent – en tous temps – de déterminer (« calculer »)
ses mois et ses années : « Ils
t’interrogent sur les nouvelles lunes (ou phases) - dis :
elles servent aux gens pour compter le temps et pour le Hajj [pèlerinage]… »
(2 :189) (C’est-à-dire les activités temporelles
et/ou religieuses) ; « C’est Lui qui a fait du
soleil une clarté et de la lune une lumière, et Il en a déterminé
les phases afin que vous déterminiez le nombre des années et le
calcul (du temps). » (10 : 5)
Le Prophète Mohamed, constatant le
manque de science et de connaissance astronomique chez les
Arabes/Musulmans, a alors proposé une méthode simple de détermination
du début des mois sacrés : « Entamez le
Ramadan lorsque vous aurez observé le nouveau (fin) croissant, et
célébrez l’Aid el-Fitr (entamez le mois de Chawwal) lorsque
vous aurez observé le nouveau croissant un mois plus tard, et si
le temps est couvert complétez 30 jours pour le mois ».
Le Prophète explique clairement sa logique dans un autre hadith :
« Nous somme une nation qui ne maîtrise pas la science
(l’écriture et le calcul), le mois pour nous est ceci ou ceci
(et avec ses doigts il montra 30 puis 29) ».
Malheureusement, et c’est là tout le
problème, la logique de cette proclamation et les critères
d’instauration de cette méthode de détermination visuelle, ont
été occultés depuis, surtout par les courant musulmans littéralistes
et fondamentalistes (retour aux « fondements »), tant
et si bien que les astronomes et hommes de sciences musulmans
n’ont pas été encouragés à développer une quelconque autre
méthode pour l’établissement d’un calendrier islamique.
A l’exception donc de quelques rares
fouqahas (savants religieux), les musulmans se sont obstinés à
exiger l’observation visuelle du nouveau croissant avant la
proclamation du nouveau mois, du moins pour les mois sacrés de
Ramadan, Chawwal, Dhul-Hijja et Muharram, et parfois pour
d’autres aussi tels Chaaban et Dhul-Qiida. Cette situation à créer
deux problèmes encore plus grands :
1) Il est impossible de planifier quoi
que ce soit à l’avance, puisqu’on ne peut savoir par exemple,
si le 4 Chawwal (jour de travail après 3 jours de fêtes) sera un
lundi, un dimanche, ou un mardi.
2) On n’est jamais à l’abri
d’observation erronée : le mois doit-il être déclaré à
chaque fois qu’une « observation » est affirmée ?
Pour illustrer cet état de fait, mentionnons l’existence d’
un travail pionnier en la matière effectué dans les années
quatre-vingt-dix (avec le Dr. Karim Meziane et publié en Arabe,
en Anglais et en Français (dans la revue La Recherche),
dans lequel nous avions démontré par l’analyse des données
historiques et astronomiques, que depuis 1962, dans un pays comme
l’Algérie (une centaine de mois) que les cas d’erreurs
variaient, selon les critères imposés, entre 50 % et 80 %.
Nous avions aussi rappelé que le
croissant qui devenait toujours plus facile à observer
lorsqu’on se dirigeait vers l’ouest, les pays musulmans
orientaux devaient enregistrer des taux d’erreurs encore plus
grands. En effet, Mohammad Odeh a démontré dans une analyse
similaire, que sur les cinquante années précédentes, les taux
d’erreurs en Jordanie avoisinaient les 90 % !
Enfin, chacun sait– pour ne pas dire
souffre – de la confusion qui caractérise désormais chaque début
de mois Ramadan et chaque célébration de Aïd, lorsque l’Arabie
Saoudite annonce que des fidèles ont témoigné avoir observé le
nouveau croissant (et donc que le mois doit commencer le jour
suivant) alors que tous les astronomes (musulmans ou
non-musulmans, Saoudiens ou autres) s’accordent à rejeter de
telles observations considérées comme erronées.
Quant à l’autre problème, le
premier mentionné ci-haut, à savoir l’impossibilité pour la
société de planifier ses activités et pour les individus
d’organiser leur temps, leurs déplacements, leurs vacances et
autres, personne ne semble s’en soucier. Pourtant, les répercussions
économiques, pour ne citer que celles-ci sont énormes : en
2005, les agences saoudiennes de Hajj ont estimé leurs pertes à
40 millions de Riyals (8,25 millions d’euros) du fait du
changement de la date du Hajj par le Haut Conseil de Justice,
suite à un témoignage d’« observation », par
rapport à la date (correcte) annoncée précédemment par le
service spécialisé du centre de recherche KACST de Riyadh (voir Al-Sharq
al-Awsat, numéro 9546 du 16/01/2005).
Nous reviendrons sur cette question
relative à l’établissement du calendrier et à la
planification des activités de la société musulmane.
Conscients de la gravité de la
situation, les musulmans (surtout parmi les scientifiques) ont
tenté de résoudre le problème. L’essentiel des efforts
s’est toutefois concentré sur une fausse direction, ainsi que
nous allons le démontrer brièvement. Nous expliquerons pourquoi
ces efforts sont fondamentalement erronés et donc voués à l’échec.
Enfin, nous indiquerons ce que nous considérons comme la solution
la plus correcte au problème, solution que nous expliciterons
dans la seconde partie de cet article.
Mentionnons d’abord l’existence de
l’ ICOP (International
Crescent Observations Project), un réseau en ligne de
personnes marquant un grand intérêt ou ayant une activité
(observations, calculs) en relation avec la visibilité du
croissant lunaire. Ce projet a été créé en 1998 par Mohammad
Odeh à partir de la Jordanie. Ce réseau rassemble aujourd’hui
plus de 300 membres présents sur 50 pays. Chaque mois, ces
membres envoient des rapports d’observations (le plus souvent négatifs)
au coordinateur (M. Odeh) qui publie en ligne les résultats
les plus importants, particulièrement s’il y a une observation
qui affirme avoir battu un record particulier (croissant le plus
fin, le plus jeune, le plus rapide à se coucher, etc…).
En 2006, Mohammad Odeh a utilisé les
données des 8 dernières années d’observations (737 cas différents)
afin de fixer un nouveau critère « géométrique » de
visibilité du croissant : dans quels cas de géométrie observateur-soleil-lune,
le croissant sera facilement observable, difficile ou
impossible à voir.
En Décembre 2006, l’ICOP a organisé
à Abu Dhabi une conférence internationale sur les questions
d’astronomie en rapport avec la vie des musulmans. Cette conférence
a consacré l’essentiel de son temps à palabrer sur les différentes
solutions présentées par les uns et les autres face au problème
de la détermination des mois musulmans et de l’établissement
d’un calendrier islamique.
La conférence a réuni la plupart des
spécialistes en la matière en abordant le problème, ainsi que
les différentes solutions proposées. Au terme de ces débats,
les participants ont approuvé une douzaine de résolutions
importantes. J’ai eu l’honneur de diriger le comité
scientifique, de présider une des sessions et de présenter un
papier.
Dans la présentation que j’ai
effectuée (le second jour), j’ai d’abord passé en revue les
différentes solutions au problème telles qu’elles avaient été
avancées par les spécialistes durant le premier jour. Il est
instructif de voir comment le problème est généralement perçu
et quelles solutions sont préconisées :
· Insistance sur l’observation
(surtout à l’œil nu), avec l’exigence de satisfaction de
certains critères, par exemple que la séparation lune-soleil
soit de plus de 6,5 degrés environ.
· Utilisation possible de télescopes
dédiés à la « tâche », afin de « s’assurer »
que le croissant est bien au-dessus de l’horizon au moment de
l’observation par les témoins.
· Si le croissant n’est
visible ni à l’œil nu, ni au télescope, analyse d’une photo
et calcul des rapports de luminosité/bruit-de-fond dans les
gammes de couleur Rouge, Bleu, Vert.
· Installation à l’échelle
de la planète d’un réseau de télescopes et GPS et transfert
« en temps réel » des résultats d’observation par
webcams, SMS, et emails, en utilisant des logiciels d’analyses
des données en « open source ».
· Observations à bord
d’avions volant à 15 000 m d’altitude (pour éviter la poussière)
le long de « la ligne de date lunaire » et
communication « en temps réel » avec les services
religieux présents au sol (cette idée est poursuivie depuis
déjà plusieurs années).
· Observations par satellite :
il y a en effet un projet en Egypte, approuvé par l’Organisation
de la Conférence des Pays Islamiques pour le lancement d’un
satellite complètement dédié à l’observation du croissant
lunaire.
Pour frapper les esprits afin de leur faire
prendre conscience que cette ligne de recherche en vue de trouver
une solution au problème n’était en rien correcte, j’ai
rappelé aux participants (des astronomes pour la plupart) un cas
de figure similaire et célèbre dans l’histoire de
l’astronomie : le problème des orbites de planètes.
Tout le monde sait qu’avant Copernic
tous les astronomes (à part un cas isolé) affirmaient que que la
Terre était le centre de révolution de toutes les « planètes »
(y compris le soleil et la lune). Tout le monde sait aussi et
surtout depuis les grecs (le modèle de Ptolémée), que les
orbites devaient être circulaires… ni plus ni moins, car tout
simplement les anciens l’avaient décrété ainsi ! Et
lorsque les données d’observations ne collaient pas aux orbites
circulaires, les solutions stipulées consistaient à rajouter de
petits cercles (épicycles) sur les grands cercles (déférents).
Et quand cela ne réglait pas complètement le problème, on
rajoutait d’autres cercles (voir schéma) ! On se retrouve
ainsi parfois, avec des modèles de plusieurs dizaines de
cercles… Tout cela parce qu’on ne parvient pas à se défaire
de l’idée d’orbites circulaires autour de la Terre.
Puis vint Kepler, au début du 17ème
siècle. Après des années de travail en vue de résoudre le
problème, il comprit pourquoi la solution avait échappé à tous
pendant si longtemps : il fallait remplacer toutes ces
solutions compliquées d’épicycles imbriqués et de cercles
excentrés par une orbite elliptique simple et unique !
Le problème de la détermination des
mois musulmans et de l’établissement d’un calendrier musulman
en est encore au stade pre-Keplerien : on s’obstine à
exiger l’observation du croissant durant « la nuit du
doute » (l’équivalent du cercle), en lui rajoutant des
« solutions » afin que le système fonctionne :
à savoir les télescopes, les analyses d’images, les
observations par avion et par satellite, etc. Alors que la
solution « à la Kepler » existe bel et bien !
La solution « Kepler »
consiste tout simplement à prendre conscience que l’astronomie
d’aujourd’hui est non seulement capable de déterminer la
position de la lune à chaque seconde, mais aussi la probabilité
de son observation par l’œil humain dans une région donnée du
globe, et cela bien à l’avance.
Afin de comprendre cette idée
cruciale, il suffit de saisir l’analogie suivante. Lorsque le
muezzin appelle à la prière du Maghreb, disons à 17h 30mn, il
ne se rend pas à l’extérieur pour s’assurer que le soleil se
situe bien en-dessous de l’horizon. Il se contente en fait de
consulter son calendrier ou même son logiciel des temps de prières.
Il a tout simplement bien pris conscience que les calculs de ces
horaires étaient fiables.
Ces mêmes calculs astronomiques, basés
en effet sur les mêmes équations en plus d’autres, peuvent
aujourd’hui nous donner la position et la taille du croissant
ainsi que sa probabilité d’observation en un lieu donné. Si je
me base sur ces calculs, je peux savoir longtemps à l’avance,
quand le croissant d’un certain mois sera visible, par conséquent
, quand le mois devra commencer. Je pourrai alors établir un
calendrier et planifier ma vie religieuse aussi bien que civile,
vies qui sont à l’évidence bien imbriquées.
Il n’est pas acceptable d’avoir un
système de gestion du temps (des mois et des années) où chaque
jour ( il suffit de le vérifier aujourd’hui même) les journaux
du monde islamique (parfois d’un même pays) portent 2 dates hégiriennes
différentes, parce l’un des journaux a suivi le calendrier
« civil » établi et distribué à l’avance, et
l’autre a « ajusté » ses dates après les « observations »
annoncées par le Conseil Religieux du pays. Ainsi que je le
signifie toujours à mes étudiants : imaginez que vous
annoncez à vos amis occidentaux que « chez nous »
pour savoir si le mois d’août (le huitième, celui qui
correspond à Chaaban) aura 29 ou 30 jours, il convient
d’attendre le dernier soir.
Vous ne pouvez donc leur donner un
rendez-vous, par exemple, le 4 septembre/ramadan (le 9ème
mois), car vous ignorez si la date sera un dimanche ou un lundi.
Vous ne pourrez pas également effectuer de réservation
d’avion, car vous ignorez si celle-ci coïncidera avec un jour
de travail ou pas.
Cette aberration doit cesser au plus
vite, si le monde musulman souhaite vraiment redevenir une
civilisation, dans le sens entier du terme, alors
qu’aujourd’hui la solution est pratiquement entre nos mains.
Dans la seconde partie de cet article,
j’exposerai les efforts qui ont été consentis en vue
d’aboutir à un calendrier islamique, ainsi qu’une l’
analyse des principes et des critères sur lesquels il a été basé.
J’évoquerai également la solution que j’ai proposée à la
conférence d’Abu Dhabi en décembre 2006, solution qui est à
mon sens et en toute humilité, la plus prometteuse.
Nidhal Guessoum, astrophysicien, a travaillé au Goddard
Space Flight Center de la Nasa. Auteur avec Jamal Mimouni du livre
« Histoire du Cosmos » édité en langue arabe, est
actuellement professeur à l’Université Américaine de Sharjah
(Emirats Arabes Unis).
Nidhal
Guessoum. Le problème du calendrier islamique et la solution
Kepler (partie 2/2)
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