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Opinion
La chaîne Iqraʼ,
miroir des mutations profondes de l'islam en Arabie Saoudite
Nabil Ennasri

Jeudi 29 juillet 2010 Depuis quelques mois, les
débats qui ont lieu dans les studios de la chaîne religieuse
Iqra’ laissent apparaître des fractures au sein de l’islam
saoudien. C’est notamment le cas d’un talk show très prisé, Al
Bayyina, présenté par l’un des présentateurs les plus en vue de
la chaîne, et qui figure parmi ses programmes les plus suivis.
Le dernier en date portait sur la question de la mixité dans le
royaume saoudien, sujet pour le moins sensible dans un pays qui,
en la matière, sépare strictement les espaces, conformément à la
doctrine du wahhabisme. Pourtant, les termes de ce débat ont mis
en lumière des clivages de plus en plus évidents au sein de
l’islam saoudien, où les divergences doctrinales et les
crispations avec le pouvoir se font de plus en plus âpres.
Preuve d’un débat sous haute tension, le
présentateur, après avoir tiré les leçons des talk show
précédents, a délibérément cadré l’émission pour éviter tout
débordement. Muni d’un chronomètre, il a dès le départ prévenu
les intervenants que chacun disposerait d’un temps de parole
strictement égalitaire. Le débat s’enclencha dans une atmosphère
un peu lourde, l’animateur évoquant les milliers de commentaires
et remarques qui lui proviennent des quatre coins du globe, à
chaque émission traitant de cette thématique. Car il faut
rappeler que la chaîne Iqra’ est certainement le canal le plus
influent sur le marché florissant des chaînes thématiques
religieuses. Financée par les autorités saoudiennes, elle est
diffusée dans quasiment tout le monde musulman et bénéficie
d’une audience non négligeable auprès des communautés musulmanes
d’Occident. Tous les grands ‘oulémas de la “Oumma“ s’y
pressent : du Cheikh Youssouf Al Qardawi en passant par les
‘oulémas “médiatiques“ comme les saoudiens ‘Aïd Al Qarni,
Salmane Al ‘Awda ou Mohamed El ‘Arifi, jusqu’au charismatique
Mohammed Hassan, ou encore le Docteur AbdAllah Mosleh, dont les
venues en France rassemblent à chaque fois des centaines de
personnes, comme ce fut le cas à Marseille il y a quelques mois.
Trois invités se sont donc confrontés lors de
cette joute télévisuelle, qui portait sur la mixité (al ikhtilat)
en islam. En direct des studios, on trouvait à côté du
présentateur, le Cheikh Ahmed Ben Qassem Al Ghamidi. Celui-ci
n’est autre que le directeur de la fameuse « Hay’at al amr bil
ma’rouf wa nahy ‘ani al mounkar » (Commission pour la promotion
de la vertu et la prévention du vice) de la ville de la Mecque.
En d’autres termes, c’est le chef des fameux Mouttawa’, la
police religieuse, dont l’un des objectifs est de veiller à ce
que les commerces ferment pendant les heures de prière et dont
plusieurs médias occidentaux ont relaté, sur un ton parfois
narquois, leurs activités pendant la dernière coupe du monde de
football.
Il était face à deux ‘oulémas qui se trouvaient en duplex :
Mohammed An- Nujaimi, membre du « Majma’ Fuqaha’ As Shari’a »
(Le Comité des juristes de la Shari’a) et Ahmed Al Hamdan du
ministère des affaires religieuses saoudien. La discussion
s’engagea et très vite deux visions de la mixité s’opposèrent :
les uns réfutant catégoriquement la possibilité de voir
s’établir une forme de mixité continue au sein du royaume,
tandis que l’autre prônait l’idée qu’une mixité des genres
pouvait s’opérer dans certains espaces comme les lieux publics
ou le milieu professionnel. Le plus étonnant fut que,
contrairement à ce que l’on aurait pu croire, c’est le chef de
la police religieuse qui défendait avec ardeur l’idée qu’une
certaine mixité pouvait exister dans le royaume et que l’islam
ne s’opposait en rien à ce genre de comportement et de pratique.
Cette controverse entre ‘oulémas, au demeurant
passionnante, témoigne d’un certain craquement de plus en plus
perceptible au sein de l’islam saoudien, dont la chaîne Iqra’ se
fait de plus en plus l’écho. Cette émission intervient
d’ailleurs dans la continuité d’autres programmes de la même
nature. Il y a quelques semaines, ce même programme débattait du
mariage des jeunes filles dans le royaume, faisant apparaître là
aussi deux visions divergentes.
L’objectif était identique : confronter les points de vue dans
le but de provoquer le débat mais surtout, à notre sens, faire
bouger les lignes et les mentalités pour donner du royaume une
image plus reluisante.
Pour bien saisir la portée de ces clivages, le
contexte général d’une Arabie Saoudite en pleine mutation est à
prendre en considération. A la faveur d’une politique
d’ouverture et de modernisation voulue par certains cercles du
pouvoir saoudien, dont le roi AbdAllah est le fer de lance, les
lignes bougent dans le royaume, ce qui ne manque pas d’attiser
certaines tensions. Il y a quelques mois, le roi AbdAllah
inaugurait ainsi la première université mixte du royaume à
Djeddah,
la King Abdullah University of Science and Technology (KAUST).
Dans son discours inaugural, le roi avait jugé bon de souligner
que cet établissement devait devenir "une maison du savoir et un
lieu de tolérance". Dotée d’équipements technologiques de pointe
d’une valeur de 1,5 milliard de dollars, l’université devenait
ainsi le premier établissement public saoudien mixte. Autre
signe de cette volonté d’ouverture, le roi AbdAllah pousse
discrètement sa propre fille, la princesse Adelah bint Abdallah,
à faire du lobbying auprès des médias internationaux,
particulièrement en Occident. Le but, plus ou moins affiché
selon les circonstances, est d’améliorer l’image de la
monarchie, tout en desserrant l’étau des pressions occidentales,
notamment américaines.
C’est ainsi que Le Figaro a récemment donné la parole à la fille
du roi, qui s’exprimait ainsi pour la première fois dans un
organe de presse occidental. Celle-ci appelle de ses vœux des
changements profonds dans le pays, particulièrement sur le sujet
sensible de la place de la femme au sein de la société
saoudienne.
C’est l’ensemble des leviers mis à sa
disposition que le roi AbdAllah souhaite actionner, afin
de mener à bien son entreprise de modernisation, au fur et à
mesure. Dans l’œil du cyclone depuis les attentats du 11
septembre, qui révélèrent au monde entier que presque tous les
pirates de l’air étaient de nationalité saoudienne, le roi se
sent obligé d’œuvrer pour redorer le blason du pays. Dans
ce contexte, c’est l’enseignement religieux et le discours
ultraconservateur, principale cible des critiques occidentales,
qui semblent vivre aujourd’hui à l’heure de la réforme imposée
d’en haut. Cette nouvelle situation n’est pas sans faire naître
crispations et frictions avec le milieu très influent des
‘oulémas salafis, représentant la tendance majoritaire dans le
royaume.
Ce n’est donc pas un hasard si les autorités
mettent désormais en avant les oulémas qui adoptent une lecture
plus “modérée“ des Textes de l’islam. Preuve de cette évolution,
le roi a lancé l’an dernier une série de réformes ambitieuses,
dont celle qui portait sur le Conseil des Grands ‘Oulémas (Hay’at
Kibar Al ‘Oulémas) regroupant les savants les plus éminents du
pays. Jusqu’ici, tous appartenaient à l’école de jurisprudence
hanbalite, et l’une des modifications portait justement sur le
fait d’y intégrer des ‘oulémas des trois autres écoles reconnues
de l’islam sunnite (malikite, hanafite et chafi’ite). On donnera
donc davantage la parole à des figures qui développent un islam
jugé plus “acceptable“.
L’émission sur la mixité, qui sera rediffusée à
plusieurs reprises, fut à cet égard symptomatique. Alors que la
Commission pour la promotion de la vertu et la prévention du
vice est souvent décriée pour sa dureté et son intransigeance,
c’est son chef qui se fit l’avocat de la mixité, devant les
autres intervenants visiblement tenants d’une ligne salafie plus
dure, arguant que celle-ci était permise en islam et qu’elle
pouvait se pratiquer dans le royaume. Au travers de ce discours
relativement libéral, nul doute qu’une volonté se dessine dans
les cercles dirigeants de Riyad, en vue de donner un nouveau
visage des Mouttawa’, véritables piliers du régime, mais dont
l’image souffre d’un déficit chronique à l’extérieur comme à
l’intérieur du royaume.
Aussi mineurs que puissent paraître les débats
que nous venons d’évoquer aux yeux d’un observateur non averti
de la scène saoudienne, il n’en demeure pas moins vrai qu’ils
reflètent de réelles avancées dans le débat public du royaume.
Mais il faut aussi savoir apprécier les choses à leur juste
mesure. Le roi semble avancer à petits pas, car les autorités
ont pleinement conscience qu’il ne faut pas trop brusquer le
cours des choses. Ainsi, on est loin encore de réformes plus
ambitieuses, comme le fait d’autoriser les femmes à conduire.
Ceci dit, les progrès sont palpables et parmi les réformes
notables de l’an dernier, une femme accédait pour la première
fois au rang de ministre dans le gouvernement saoudien.
Le rôle du pouvoir saoudien dans l’élaboration
d’une ligne islamique plus bienveillante semble donc de plus en
plus clair. Il se livre aujourd’hui un véritable bras de fer
souterrain entre les autorités politiques et une partie des
‘oulémas, qui voient d’un mauvais œil le virage amorcé par le
roi. On ne mesure pas encore la portée de ce désamour inédit,
aux conséquences imprévisibles, d’autant plus que le corps des
‘oulémas officiels a toujours soutenu la politique de la
dynastie Al Saoud. Il mériterait pourtant la plus grande
attention, car l’islam saoudien bénéficie d’une aura
considérable dans le monde musulman, et les clivages qui le
traversent auront des retombées certaines dans l’ensemble de
l’islam mondial.
Article publié par le site
www.oumma.com le 28
juillet 2010.
Notes:
Parmi les différents écrits et films qui ont tire à boulets
rouges sur la monarchie saoudienne et son islam puritain, on
peut citer le livre de Craig Unger
House of Bush, House of Saud,
le film-documentaire de Michael Moore lauréat de la Palme
d’Or au festival de Cannes de 2004,
Fahrenheit 911,
l’ouvrage de Stéphane marchand,
Arabie saoudite, la menace,
le livre de Laurent Murawiec,
La Guerre d’après etc.
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