La votation en faveur de l'interdiction des minarets en Suisse
préfigure des années difficiles pour les communautés musulmanes
d'Occident. Les conséquences de ce référendum dépassent
largement les frontières de la confédération helvétique et
l'Europe commence à se poser des questions quant à l'avenir de
la présence des musulmans sur son territoire. Sans vouloir
tomber dans un affolement irrationnel, il n'est pas vain de
penser que le séisme suisse sera suivi de répliques brutales.
L'onde de choc provoqué par le référendum du dimanche 29
novembre 2009 vient de faire entrer l'Europe dans une période
d'incertitudes, de crispations et de graves tensions dans la
manière d'appréhender la question de l'islam. Plusieurs raisons
convergent qui font craindre que l'avenir de la deuxième
religion européenne n'est pas reluisant tout comme l'est le
devenir du vivre-ensemble et de la paix sociale.
Il y a d'abord les faits qui
sont déjà suffisamment graves pour tirer la sonnette d'alarme.
Dans un pays où la communauté musulmane pratiquante est
quasiment l'une des plus faibles d'Europe (selon les
estimations, il y aurait 400 000 musulmans en Suisse dont
seulement 50 000 pratiquants pour une population de 7,5 millions
d'habitants), et dans un contexte ou l'islam n'a jamais posé
problème, il y a de quoi s'interroger sur le résultat de cette
consultation populaire. Les raisons du rejet massif n'est sans
doute pas à chercher dans le problème que poserait les 4
minarets existants sur le sol helvétique mais bien plus dans la
peur, les amalgames et cette forme de racisme diffus qui semble
gangrener une grande partie de l'Europe et qui vient de sévir
dangereusement de l'autre côté des Alpes. En cela, le cas suisse
est un cas d'école qui inquiète car rien ne semblait prédire
cette malheureuse - et éclatante - victoire de l'intolérance. Le
pire, c'est que si cette même consultation devait avoir lieu
dans d'autres pays européens, il est quasiment sûr que le
résultat serait similaire. C'est inquiétant et il nous faut
prendre la mesure du bouleversement tectonique qui vient de
frapper le continent européen.
Car le vote suisse a agit comme
un détonateur. Partout, la parole s'est libérée et on a rarement
vu autant de commentaires et de prises de position enflammées
depuis ce "Dimanche noir". L'effervescence sur internet est à
son comble et les sites de plusieurs journaux européens, tout
comme le site identitenationale.fr, ont été saturés de messages.
Du Der Spiegel à El Mundo, en passant par les sites de la presse
française, le message est presque unanime : l'hostilité à la
religion musulmane progresse. Le vote suisse a ainsi permis au
refoulé de se manifester et c'est peu dire que certaines prises
de position relèvent du scandale. En France, c'est le président
de la République qui a allumé la mèche en proclamant « que les
gens, en Suisse comme en France, ne veulent pas que leur pays
change, qu'il soit dénaturé. Ils veulent garder leur identité ».
D'autres élus de la majorité n'ont pas tardé à lui emboîté le
pas et même à déraper davantage. Du porte parole de l'UMP,
Frédéric Lefebvre, en passant par Xavier Bertrand et jusqu'à
Christine Boutin, les propos à l'emporte-pièce se sont succédés,
la palme revenant à André Valentin, maire UMP de la commune de Gussainville, qui n'a pas hésité à affirmer : "Il est temps
qu'on réagisse, on va se faire bouffer". "Par qui ?" lui demande
un journaliste. "Y en a déjà 10 millions", "10 millions que l'on
paye à rien foutre"[1]... On connaissait la lepénisation des
esprits, voilà maintenant arrivé le temps de la xénophobie des
propos.
Les partis populistes ne s'y
sont pas trompés et n'ont plus qu'à se frotter les mains devant
cette excitation collective. Leur sombre démarche est finalement
prometteuse puisqu'ils viennent de réaliser la prouesse de
placer l'incompatibilité de l'islam avec les valeurs européennes
au cœur du débat public européen. Oskar Freysinger, un des
principaux artisans de l'interdiction des minarets en Suisse, le
constate fièrement en déclarant que le vote du dimanche 29
novembre ouvrait de « nouvelles perspectives » autour de
« l'islam qui va devenir l'un des sujets numéro un pour
l'Occident dans les cinquantes prochaines années ».
En proie à un désenchantement
idéologique, taraudée par des questions identitaires, mise à mal
par une mondialisation qui bouscule les frontières, menacée dans
son existence par une démographie qui n'assure même pas, dans
nombre de ses pays, le renouvellement des générations, l'Europe
va mal. Ce désarroi se voit renforcé par une crise économique
violente qui, outre ses effets ravageurs sur le champ social,
consacre son déclin sur la scène internationale. L'irruption de
l'islam dans ce contexte finit d'accréditer l'idée que le vieux
continent est fatalement voué à disparaître et que sans une
réaction énergique des "européens de souche", cette fin n'est
plus qu'une question de temps. En période de crise et de
résurgence identitaire, ce discours simpliste est attractif,
notamment en période électorale. De l'UDC en Suisse à Nicolas
Sarkozy en France comme ailleurs sur le continent la formule
fait mouche : on préfère lancer des polémiques sur l'identité
nationale, la burqa ou les "mariages gris" plutôt que de régler
les problèmes de fond tels le chômage, le logement ou les
discriminations
Cette évolution est dangereuse.
Car derrière l'islamisme ou l'intégrisme qu'on prétend combattre
c'est en réalité la présence de plus en plus visible des
musulmans qui pose problème et qui devient insupportable.
L'Europe se voit touchée dans ce qu'elle a de plus cher et de
plus profond : son histoire, son identité, son héritage, son
patrimoine que l'arrivée massive des musulmans ces trente
dernières années remet en question. Dans des sociétés très
largement sécularisées, façonnées par la culture chrétienne mais
où les églises se vident, il y a comme un malaise à voir se
multiplier les lieux de culte musulman, symbole d'un islam
conquérant et allogène. Toute la question des prochaines
décennies est de savoir si ce malaise se résorbera
progressivement ou si cette situation débouchera sur une
confrontation que d'aucuns prédisent comme inéluctable.
A cet égard, la responsabilité
des acteurs publics est fondamentale et ces derniers portent une
lourde responsabilité dans le climat délétère qui s'installe
aujourd'hui. La parole sereine, modérée et apaisante qu'on
souhaiterait voir sortir de la bouche des hommes politiques, des
leaders d'opinion ou des journalistes a laissé la place à un
discours simpliste aux relents racistes. En panne de projet
social alternatif, ces derniers ont préféré surfer sur les
thématiques chères à l'extrême-droite qui dominent désormais le
débat public. Des Pays-Bas à l'Italie en passant par la
Belgique, l'Autriche ou la France, le constat est le même : les
débats sont biaisés et les manipulations grossières alternent
avec les récupérations bassement électoralistes.
Ce n'est pas de cette manière
que les choses avanceront dans le bon sens. Nous sommes
aujourd'hui à la croisée des chemins et soit l'Europe s'assume
et admet de voir l'islam comme faisant partie intégrante de son
identité, soit on s'oriente vers une exacerbation des tensions
avec pour résultat à moyen terme de potentielles explosions aux
effets dévastateurs. Dans son dernier ouvrage, l'universitaire
Tariq Ramadan relève qu'il ne faudra pas moins de deux
générations avant de voir les choses s'améliorer. Le problème
c'est qu'avant de voir cet apaisement s'accomplir, on risque de
passer par une période de fortes turbulences.
Pour prévenir ces possibles
dérapages, les musulmans d'Occident ont également leur rôle à
jouer. Il leur appartient de normaliser leur présence, d'assumer
totalement leur identité européenne, de ne pas se perdre dans
des débats futiles et de proposer un véritable projet qui puisse
donner du sens à leur présence. Leur responsabilité dans la
situation actuelle n'est pas à minimiser et si l'on veut
construire un avenir meilleur pour les futures générations, il
nous appartient de sortir de la marginalité et de prendre à bras
le corps les défis du XXIe siècle dont nous sommes trop souvent
absents.
Le lourd climat qui vient de
s'abattre sur l'Europe n'est pas à sous-estimer. Après la
destruction du Mur de Berlin dont on vient à peine de célébrer
la commémoration, un autre Mur, plus insidieux et peut-être plus
dangereux émerge dans les consciences. Celui de
l'incompréhension, de la peur et de la méfiance réciproque.
Comme l'a courageusement rappelé Daniel Cohn-Bendit récemment,
il faut tout faire pour s'y opposer. En gardant en mémoire que
la tentation fascisante a toujours commencé par l'exclusion de
"l'Autre". Avec les résultats que l'on connait.
Les Suisses auraient-ils voté tout haut
ce que les Français pensent tout bas ?,
Le Monde, 2 décembre 2009