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Analyses
Juifs en terre d'Islam et musulmans en
terre d'Israël
Nabil Ennasri

Mardi 12 janvier 2010 L’intitulé de cet
article peut paraître ambitieux et sa rédaction fut
effectivement difficile. Comment, en l’espace de quelques
lignes, dresser un portrait à la fois succinct et clair, de la
situation que connurent les juifs en terre d’Islam et de celle
que connaissent actuellement les musulmans en terre d’Israël ?
Et cet objectif, déjà bien ardu, se trouve alourdi par une
actualité toujours plus violente au Proche-Orient, qui rend les
réflexions autour de cette thématique souvent empreintes de
préjugés et donc peu propices au débat serein.
Pour autant, dans un contexte où les
relations intercommunautaires se crispent, l’étude de la
situation des minorités en terre d’Islam et en Israël devient
urgente et indispensable à une saine compréhension du conflit.
Nous avons donc décidé de proposer au lecteur un certain nombre
de réflexions et d’éléments historiques lui permettant d’avoir
une idée aussi limpide que précise, de ce sujet à l’importance
capitale. Pour ce faire, et dans un souci de concision, nous
nous attacherons à deux moments de l’histoire musulmane, la
période andalouse et l’empire ottoman, avant de revenir sur la
situation de la minorité arabe en Israël.
Al-Andalus ou l’époque de la saine coexistence
Les plus sérieux historiens sont formels :
la période d’Al-Andalus (Espagne et Portugal musulmans de 711 au
XIIIe siècle, puis de 1237 à 1492 pour le royaume de Grenade)
fut en grande partie une époque de paix et de grande tolérance
qui permit aux trois religions monothéistes de vivre ensemble
dans un climat de saine cohabitation. A l’heure où l’Europe
sombrait dans les ténèbres, Al-Andalus devenait un centre de
rayonnement culturel, intellectuel et artistique de renommée
mondiale.
Les musulmans qui la conquirent se sont
attachés à y aménager un climat de tolérance, notamment à
l’égard de la minorité juive jadis persécutée. Car parmi ceux
qui ont le plus profité de la victoire de Tariq Ibn Ziyed en
juillet 711, il y a certainement les juifs de la Péninsule
ibérique. En effet, ces derniers vivaient, à l’époque wisigothe,
sous un régime d’exception, Ervige (roi wisigoth de 680 à 687)
se proposait même d’extirper “la peste judaïque“ de son
royaume…
On peut alors saisir aisément avec quelle
logique les musulmans furent accueillis en libérateurs[2].
L’épanouissement des juifs de la Péninsule commence précisément
avec cette rupture historique. Dès lors, leur nombre s’accroît
rapidement par immigration de familles entières venues d’un peu
partout, notamment d’Afrique du Nord et d’Asie. Ces foyers dont
les membres s’adonnent principalement au grand commerce, à
l’artisanat et à la médecine, prospèrent très vite et vivent en
paix avec les autres religions du Livre. Ainsi, « les juifs
d’Al-Andalus, qui participaient pleinement de la cgoogulture
arabo-islamique, vécurent pendant le califat ommeyade et la
période des royaumes des Taifas un véritable « siècle d’or »
intellectuel et culturel, qui représente quelques-unes des pages
les plus brillantes du judaïsme médiéval »,[3]
relève Mercedes Garcia-Arenal. De la sorte, les juifs
bénéficièrent sous l’administration musulmane d’une liberté de
culte et de pensée jusque-là non égalée. Car, « contrairement
à de nombreux juifs européens et américains par la suite, les
juifs andalous n’eurent pas à sacrifier leur orthodoxie pour
s’engager dans la vie politique et culturelle de leur époque.
Les juifs d’Al-Andalus purent perpétuer, et même enrichir leur
héritage judaïque et hébraïque, sans cesser de prendre
pleinement part aux événements culturels et intellectuels. »[4]
Bénéficiant de libertés et de droits dans
de nombreux domaines de la vie, la minorité juive joua même un
rôle important dans la sphère politique. Dans ce dernier
domaine, ils eurent rapidement un grand poids, élément qui leur
permit de s’organiser en communauté et devenir même majoritaires
dans quelques grandes villes. Dans la métropole grenadine,
la population juive était si importante au Xe siècle qu’un
chroniqueur arabe avait pu dénommer la ville « la Grenade des
Juifs ». Enfin, Cordoue était depuis longtemps un centre
d’études talmudiques, et à l’ombre des souverains musulmans, les
juifs vivront selon leurs propres lois et auront leur propre
jurisprudence[5].
Ainsi, plus qu’une amélioration de leur
condition de vie, le statut de dhimmi[6]
(protégés) représentait donc une véritable aubaine pour les
juifs (et également les chrétiens) d’al-Andalus, même si
quelques manquements temporaires à l’égard de la communauté
juive, notamment à Grenade en 1066, viennent nuancer une image
que l’on voudrait parfois peut être trop parfaite. Néanmoins,
les problèmes que les minorités juive et chrétienne
rencontrèrent avec les Almoravides et les Almohades étaient
surtout dus à un contexte de très hautes tensions et de
relations de plus en plus tendues, les deux dynasties berbères
ayant pour seule préoccupation de stopper l’avancée des
chrétiens au nord, lesquels cherchaient des partenaires en terre
musulmane.
1492 marque à la fois la découverte d’un
Nouveau Monde et surtout la chute d’un autre. L’année qui verra
la reddition de Grenade, verra également l’expulsion massive des
juifs d’Espagne suite au décret d’expulsion promulguée par les
Rois catholiques en ce sombre jour du 21 mars 1492. Ces
derniers, avec leurs coreligionnaires pareillement chassés de
l’Italie du Sud, des pays germaniques et de Provence s’exileront
naturellement dans les territoires du Dâr al islam, en
Afrique du Nord et surtout dans l’Empire ottoman. En 1534, les
juifs du Portugal sont également contraints au même départ
forcé. Ils choisirent les mêmes destinations.
L’Empire ottoman ou le refuge
salutaire
À peine arrivés d’une Europe plongée à
nouveau dans l’obscurantisme, les juifs trouvent chez les
musulmans de l’Empire ottoman une terre d’accueil favorable à
leur épanouissement économique, culturel et religieux.
Désormais, chaque ville ottomane comptera un certain nombre de
communautés juives venues d’Occident.[7]
Ceux qui avaient fui auparavant avaient déjà été accueillis dans
un climat de respect au sein de l’État islamique seldjoukide
(1077-1246).
Chez les Ottomans, Mehmet II (1432-1481),
conquérant de Constantinople (devenue Istanbul) capitale
séculaire de l’Empire d’Orient, va assurer de tels avantages
financiers aux juifs que leur ascension sociale sera très rapide
et leur évolution meilleure que celle des autres communautés. Il
accorde par exemple des réductions importantes d’impôts aux
communautés vivant à Galata, Balat, Hasköy et Bahçekapy, leur
permettant par ailleurs l’édification de nombreux nouveaux lieux
de culte.
Ainsi, l’émigration des juifs d’Espagne et
du Portugal (Séfarades), d’Europe du Nord, du Centre et de l’Est
(Ashkénazes) se poursuivra durant toute la période de leur
persécution. Sous Bâyezîd II (1448-1512), ils jouissent d’une
protection toute particulière. Un juif en exil déclarera : « Le
sultan Bâyezîd a suivi la voie de ses ancêtres : il a fait du
bien aux enfants d’Abraham et ne les a pas renvoyés. Dans le cas
contraire, rejetée d’Espagne, la mémoire d’Israël issu de Juda
aurait disparu. Le sultan Bâyezîd, padischah turc, informé des
sévices du roi d’Espagne à l’encontre des Juifs et constatant
que ceux-ci cherchaient un refuge, a ordonné à ses subordonnés
de les accueillir. »[8]
Quand viendra le temps pour l’Europe de
s’enrichir brutalement grâce aux colonies et à la production de
masse, certains négociateurs européens antisémites feront
pression sur les Ottomans pour écarter les juifs du négoce et du
commerce international. Ces derniers résisteront et les juifs
continuent de vivre sans être inquiétés outre mesure. A
l’intérieur du pays, en plus d’un système judiciaire indépendant
et d’une relative liberté de culte, les juifs ont des
représentants assumant des fonctions au niveau de l’État, tandis
que de nombreux médecins juifs au même titre que leurs
homologues musulmans sont à la cour au service des sultans
successifs.
Beaucoup d’écoles, de synagogues et de
cimetières israélites continuent d’être construits grâce
notamment à certains grands rabbins et la culture hébraïque est
par ailleurs très développée dans des villes comme Izmir. La
ville de Salonique, dont la population israélite s’élève à plus
de 60%, devient au XVIe siècle la grande métropole juive de
l’Empire. Enfin, sous Mahmud II (1808-1839), l’égalité entre non
musulmans et musulmans devient une préoccupation officielle de
l’État (service militaire…),[9]
et pendant le grand carnage de la Seconde Guerre, des
associations juives soutiennent depuis Istanbul leurs
coreligionnaires persécutés.
Musulmans en Israël, une minorité
prise pour cible
A l’opposé de la relative tolérance décrite
plus haut, la situation des Arabes israéliens qui vivent au sein
de l’Etat d’Israël depuis sa création, le 15 mai 1948 est tout
autre. Depuis cette date, la minorité arabe
a toujours vécu sous le coup de discriminations, l’Etat juif
reléguant cette communauté dans une citoyenneté de seconde zone.
Les Arabes d’Israël sont les Palestiniens
qui n’ont pas fait partie de l’exode forcé de 1948-1949 :
160 000 au départ, ils seront 900 000 en 1994 et leur nombre
s’élève aujourd’hui à 1,5 million, soit 20% de la population
israélienne. Regroupés surtout autour de la Galilée et dans le
nord d’Israël, une grande majorité d’entre eux est musulmane
sunnite mais on compte également 15% de chrétiens et 10% de
druzes.
Leur situation a toujours été délicate car ils ont constamment
été victimes de politiques discriminatoires, les gouvernements
successifs de l’Etat hébreu les considérant comme des citoyens à
la loyauté douteuse.
Jusqu’en 1966 cette population vivait sous
l’administration d’un gouvernement militaire qui les astreignait
à de nombreuses restrictions : permis de déplacement,
couvre-feu, assignations à résidence, exclusion du service
militaire obligatoire et développement de la colonisation juive
par le biais de confiscations de terres.
Mise à l’écart, exclue de certains
secteurs professionnels, subissant un taux de chômage quatre
fois supérieur à la moyenne nationale et taraudée par des
questions d’identité dans un pays que la Loi fondamentale
définit comme « Etat juif », la population arabe d’Israël
a progressivement identifié sa lutte à celle de ses semblables
vivants dans les Territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza.
Le sentiment national palestinien s’est alors forgé et a même
été favorisé par la répression de l’armée israélienne.
Ce fut notamment le cas, le 30 mars 1976
lorsque les Palestiniens d’Israël manifestèrent pacifiquement
contre les confiscations de terres opérées par Israël. Une
répression sanglante s’ensuivit, faisant 6 morts et des dizaines
de blessés. Cet événement fondateur pour la conscience
palestinienne des Arabes israéliens est depuis lors commémoré
chaque année en Palestine et à travers le monde.
De plus, la situation de cette population
n’a fait qu’empirer et notamment ces dernières années. L’un des
épisodes les plus traumatisants pour cette minorité fut la
répression féroce dont elle fut victime au début du mois
d’octobre 2000. Choqués par la visite provocatrice du général
Ariel Sharon sur l’esplanade des Mosquées, le 28 septembre 2000,
et scandalisés par les nombreuses victimes palestiniennes
tombées pendant les premiers jours de la Seconde Intifada (en
trois jours, l’armée israélienne abat 30 personnes et fait 500
blessés),
les Arabes israéliens sont alors descendus dans la rue en signe
de solidarité avec leurs frères martyrs.
Une nouvelle fois, le bilan fut très lourd.
En quelques jours, les forces anti-émeute et les unités de choc
de la police israélienne tuèrent alors douze citoyens arabes
israéliens et en blessèrent des dizaines d’autres. Et comme pour
mieux exprimer la défiance des autorités israéliennes à l’égard
de cette population suspecte, aucun responsable de la sécurité
ni aucun policier ne fut inquiété par la justice israélienne sur
cette affaire.
Depuis cette date, près de 30 palestiniens d’Israël ont encore
été tués avec, au final, la même impunité pour les policiers
israéliens.
Aujourd’hui, rarement la situation des
Arabes israéliens n’a été si compromise. Les dernières élections
israéliennes, où les partis arabes israéliens ont été interdits
et qui ont vu la percée du parti xénophobe d’extrême-droite
Israël Beitenou – dont la campagne s’est axée sur l’idée de
« transférer » cette minorité, fait craindre le pire.
Israël va ainsi être dirigé par le gouvernement le plus à droite
qu’il n’ait jamais connu.
Alors que le racisme à leur égard n’a
jamais été aussi grand
et que les accrochages et affrontements se multiplient avec les
militants d’extrême-droite et les forces de sécurité,
l’avenir semble très sombre pour cette population que d’aucuns
n’osent plus désigner comme « citoyens israéliens ». Dans
un registre alarmiste, l’historien israélien Benny Morris voit
même dans cette population « un facteur de risque qui menace
l’existence de l’Etat d’Israël ».
Cette lecture en miroir, même partielle,
des deux situations permet donc de battre en brèche certaines
idées reçues tout en réhabilitant des vérités trop souvent
négligées. Et à l’heure où beaucoup accusent l’islam et les
musulmans de judéophobie voire d’antisémitisme, ce bref rappel
historique peut s’avérer salutaire. Ceux qui invoquent le dogme
de la démocratie israélienne tout en oubliant la force de
l’histoire trouveront là matière à réfléchir…
Les analyses de Nabil Ennasri
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