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Opinion
C'est Ben Ali qui
faisait le lit de Ben Laden
Nabil Ennasri et Vincent
Geisser

Jeudi 3 février 2011
Nous vous
communiquons aujourd'hui la Tribune que publie le journal Le
Monde signée par Vincent Geisser et moi-même.
Nous
soutenons l'idée que l'Occident devrait changer de regard
vis-à-vis des partis "islamistes" et que ces derniers sont
incontournables pour l'établissement d'un véritable pacte
démocratiques dans les pays arabes. En outre, il est à rappeler
que ces mouvements rejettent tous la violence et qu'ils n'ont
rien à voir avec le terrorisme ou l'islamisme radical.
Par son
courage, le peuple tunisien vient de tordre le coup à une
théorie en vogue dans certains milieux politiques européens et
nord-américains qui voient dans le monde arabe un espace
réfractaire à l'émancipation démocratique. Ces derniers
prétendent que seuls les islamistes sont susceptibles de
renverser les régimes arabes "modérés" et qu'il convient, pour
contenir ce péril, de soutenir les autocrates, quitte à fermer
les yeux sur leurs dérives policières et mafieuses.
La Tunisie
est donc sur la voie d'une libération, mais la route est encore
longue. L'une des premières difficultés du nouveau régime
tunisien sera d'amorcer une réelle entente nationale avec toutes
les composantes de la société, seule condition pour instaurer
les bases d'un pacte démocratique. C'est là que le bât blesse.
En Tunisie, comme ailleurs dans le monde arabe, les forces
d'opposition d'inspiration islamique ont toutes une influence,
souvent importante, en tout cas non négligeable. Bien que le
parti islamiste de Rached Ghannouchi, Ennahda ("renaissance"),
ait été affaibli par vingt années de répression et d'exil, il
conserve tout de même une certaine audience dans le pays. Les
passages des leaders islamistes tunisiens sur la chaîne
satellitaire Al-Jazira suscitent un fort écho chez les
téléspectateurs tunisiens.
Or, dans la
perspective d'un éventuel retour des islamistes dans le jeu
politique tunisien, l'on entend à nouveau des voix occidentales
agiter le chiffon vert, déplorant le fait que le processus de
démocratisation en Tunisie risque davantage de profiter aux
islamistes qu'aux démocrates. En somme, les tenants de cette
vision catastrophiste semblent presque regretter le départ du
dictateur Ben Ali qui, lui au moins, savait tenir son peuple
d'une main de fer, en l'empêchant de basculer du côté de l'"axe
du mal".
Ce discours
réducteur qui met tous les mouvements dits "islamistes" dans le
même sac fait florès. Rached Ghannouchi serait ainsi le
représentant tunisien d'Oussama Ben Laden. Mais force est de
constater que ce propos fait fi de la réalité. Beaucoup ont
soutenu l'idée que, finalement, des régimes aussi despotiques
que celui de Ben Ali étaient préférables aux "barbus". Triste
constat que de voir des leaders d'opinion recycler la rhétorique
bien huilée des dictateurs arabes qui, pour se maintenir en
place malgré leurs multiples abus, aiment à se dresser en
ultimes rempart et protecteur des intérêts d'un Occident... Il
faut pourtant être aveugle pour ne pas s'apercevoir que c'est
cette politique cynique, qui étouffe les populations et pousse à
la radicalisation, que le peuple tunisien vient de faire voler
en éclats. En cela, Ben Ali était bien le complice objectif de
Ben Laden : le verrouillage sécuritaire de la société tunisienne
a contribué à fabriquer des terroristes potentiels.
Mais qui
sont les islamistes tunisiens ? Le parti Ennahda, en exil depuis
plus de vingt ans, à l'instar des autres partis d'opposition non
reconnus par le pouvoir benaliste, a appelé à l'instauration
d'un régime démocratique respectueux des libertés publiques. Il
a même admis que le code du statut personnel de 1956, qui a
aboli la polygamie et la répudiation et a instauré le mariage
civil (fait unique dans le monde arabe), était un acquis décisif
que l'on ne devait pas mettre en question. Sur ce plan, les
islamistes tunisiens n'ont rien à voir avec le fondamentalisme
d'Etat saoudien.
Comme l'ont
montré les travaux d'Eric Gobe, rédacteur en chef de L'Année
du Maghreb, le modèle des islamistes tunisiens est l'AKP
turc, à savoir, le pragmatisme politique, le libéralisme
économique teinté de social, la sécularisation de l'Etat et une
diplomatie équilibrée entre Occident et Orient. Sans verser dans
une vision idyllique des islamistes, reconnaissons que Rached
Ghannouchi rêve davantage d'être un "Erdogan tunisien" qu'un
"Ben Laden maghrébin". Et il nous faut rappeler que,
contrairement aux idées reçues, ces partis, en canalisant
l'exaspération d'une large partie de la rue arabe, contribuent à
couper l'herbe sous le pied aux thèses de l'islamisme radical et
du terrorisme.
L'exemple tunisien est une source
d'inspiration pour tous les citoyens arabes épris de liberté. A
l'heure d'Al-Jazira et de Facebook, les peuples se réveillent et
ont soif de justice, de démocratie et de dignité. Ils savent que
le changement est à leur portée, et l'exemple tunisien a
fracassé cette barrière psychologique qui les poussait à se
résigner à vivre sous des régimes de terreur. Ils ont aussi
besoin du soutien des démocraties occidentales. Or, celui-ci
suppose que l'opinion européenne opère un changement de regard
vis-à-vis des islamistes, qui sont loin de constituer une
famille politique homogène. Sauf à vouloir perpétuer des régimes
corrompus et sanguinaires, l'Europe ne pourra se passer d'une
remise en question de certitudes héritées du passé qui
paraissent plus que jamais obsolètes.
Nabil Ennasri, doctorant et Vincent Geisser, sociologue et chercheur au
CNRS
Article paru dans l'édition du Monde le 1er février 2011
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