Opinion
La Turquie et la
diplomatie du gaz
Mounadil
al Djazaïri
Jeudi 11 avril 2013
Un autre article bien intéressant de
Semih Idiz qui compare les
développements en cours au Proche Orient
au Grand Jeu qui désignait la
compétition géostratégique entre la
Russie tsariste et le Royaume Uni pour
le contrôle de l’Asie occidentale et de
ses ressources minières.
Selon Semih Idiz, c’est en effet
un nouveau Grand jeu qui se déroule en
ce moment au Proche Orient et dont
l’objet justement est le contrôle des
ressources gazières sous-marines, ce
contrôle portant moins sur l’extraction
de la ressource proprement dite que sur
son acheminement vers les pays
consommateurs.
Et il se trouve que d’importants
gisements de gaz ont été découverts dans
la région, dans la zone maritime de la
Palestine usurpée par l’entité sioniste
et à Chypre que l’auteur de l’article
désigne comme la Chypre grecque
(pourtant le droit international ne
reconnaît qu’un seul Etat chypriote).
Toujours selon Semih Idiz, c’est
l’exploitation de ces ressources qui a
dicté le récent rapprochement
spectaculaire entre le gouvernement turc
et le régime sioniste, ce dernier ayant
présenté ses excuses pour l’assassinat
de 9 ressortissants turcs (dont un
turco-américain) qui étaient à bord du
navire humanitaire Mavi Marmara.
Les autorités d’Ankara pensent
que la Turquie peut jouer un rôle de
puissance dominante dans la région grâce
aux performances de l’économie turque et
à l’emplacement stratégique du pays,
lieu de transit obligé ou presque des
ressources en hydrocarbures du Levant et
du Caucase destinées aux marchés
européens.
Pour qu’Ankara puisse rafler la
mise, il importe cependant de résoudre
les conflits en cours. C’est en partie
le sens de la démarche de Recep Tayyip
Erdogan à l’égard des séparatistes du
Parti des Travailleurs du Kurdistan
(PKK), d’un règlement de la question
chypriote et du rabibochage avec
l’entité sioniste.
On aurait tort d’être trop
optimiste sur le règlement du dossier
kurde. En effet, même si on parvenait à
concevoir l’idée d’un PKK qui aurait
renoncé, même provisoirement, à ses
objectifs nationaux, le résultat en
serait l’accroissement de l’influence
turque dans le Kurdistan irakien ou un
renforcement de l’autonomie de cette
province vis-à-vis des autorités de
Bagdad. Le résultat en serait alors une
crise interne majeure en Irak et une
montée des tensions entre Bagdad et
Ankara.
Sur la question chypriote,
l’auteur de l’article semble avoir
oublié que l’île est en partie occupée
par l’armée turque en dehors de toute
légalité internationale. C’est donc bien
au gouvernement turc de lâcher du lest
pour se conformer au droit, et pas au
gouvernement de Chypre.
C’est là une question de
souveraineté nationale sur laquelle
aucun chef d’Etat chypriote ne pourra
transiger au nom d’avantages économiques
sous peine d’être écarté du pouvoir par
la voie des urnes ou par la rue.
Ce que je viens d’observer pour
Chypre vaut aussi pour la Palestine et
l’entité sioniste. D’aucuns tablent en
effet sur un abandon par les
palestiniens du recouvrement de leurs
droits nationaux. C’est le cas du régime
sioniste bien sûr, d’un certain nombre
de puissances occidentales mais aussi
d’Etats musulmans comme le Qatar, la
Jordanie ou l’Arabie saoudite. Les
palestiniens seraient alors amenés à
accepter de vivre dans des bantoustans,
peut-être même l’unique bantoustan de
Gaza tandis que le patrimoine islamique
de Jérusalem serait administré au titre
de sainte relique par la Jordanie et les
pétromonarchies. Pour finir, les
Palestiniens seraient appelés à
s’établir dans d’autres pays arabes, une
suggestion faite depuis longtemps par
les sionistes.
Pour l’instant, aveuglé par le
flot de dollars, le Hamas semble marcher
dans cette combine et ne
manque aucune occasion de faire
savoir à ses tuteurs aristocratiques
qu’il est leur serviteur dévoué.
Mais comme dans le cas de Chypre,
et comme dans toutes les situations
coloniales, les Palestiniens ne
renonceront jamais à leurs droits
nationaux d’autant qu’ils sont face à un
Etat sioniste qui est fondamentalement
anormal et dont seul un naïf peut penser
qu’il se comportera un jour normalement.
Le ‘Grand jeu’ au Levant
par Semih Idiz, Al-Monitor Turkey
Pulse 5 avril 2013 traduit de l’anglais
par Djazaïri
Avec des réserves gazières estimées à
des milliards de mètres cubes, la
Méditerranée orientale, appelée aussi
«Bassin du Levant », se transforme lieu
d’une version contemporaine du « Grand
Jeu » du 19ème siècle, qui peut aussi
bien agir comme catalyseur pour la paix
que contribuer à de nouvelles tensions
dans une région déjà en proie à des
conflits.
L’événement capital à cet égard est
s’est produit le 30 mars, une date
historique qui a vu le gaz naturel du
champ de Tamar au large d’Israël,
s’écouler vers le territoire israélien,
donnant ainsi le coup d’envoi à un
processus qui va non seulement rendre
l’Etat juif largement indépendant en
matière d’énergie mais en faire un
fournisseur important pour les marchés
européens.
Le champ gazier de Tamar, découvert
seulement en 2009, recèlerait 250
milliards de mètres cube de gaz et est
le plus petit des deux champs gaziers
sous-marins d’Israël, le plus gros étant
Léviathan dont les réserves sont
estimées à 425 milliards de mètres cube
mais qui n’a pas encore été développé.
Les deux principaux partenaires dans
l’exploitation du champ gazier,
l’entreprise texane Noble Energy et la
société israélienne Delek Energy,
seraient en train d’essayer d’obtenir le
feu vert du gouvernement israélien pour
exporter la plus grande partie du gaz,
étant donné que la demande en Israël est
insuffisante rentabiliser le
développement de Léviathan.
Et c’est à ce stade que la Turquie, qui
est déjà un espace de transit
énergétique important pour le pétrole de
la Caspienne et d’Irak, et qui a
consolidé sa position grâce à des
accords pétroliers récents avec le
Gouvernement Régional du Kurdistan dans
le nord de l’Irak, entre dans le «Jeu »
en tant qu’acteur essentiel. La Turquie
est un pays qu’Israël ne peut évidemment
ignorer dans sa démarche visant à
trouver la route la plus rentable pour
exporter son gaz.
Avec une économie dont la croissance
est parmi les plus rapides du monde, la
Turquie a des besoins énergétiques en
augmentation et représente donc un
client stable pour le gaz israélien. Il
n’est donc pas surprenant d’entendre
dans les milieux diplomatiques des
sous-entendus sur le rôle qu’a aussi
joué «le facteur énergétique» dans les
excuses récemment présentées par Israël
pour son raid meurtrier de 2010 contre
le Mavi Marmara, un navire humanitaire
turc
Le fait que les excuses israéliennes
interviennent au moment où on s’y
attendait le moins offre un nouvel
exemple de la manière dont des intérêts
communs vitaux peuvent aider à surmonter
des différences. Ce qui est proposé
aujourd’hui, c’est la réalisation d’un
gazoduc sous-marin reliant la côte
turque à Israël qui sera connecté à
l’infrastructure existante en Turquie.
Le groupe Zorlu, un conglomérat turc
qui a des investissements significatifs
en Israël, ferait du lobbying auprès des
deux gouvernements pour ce contrat. Le
ministre turc de l’énergie, Taner Yildiz,
a suggéré dans des propos récemment
tenus dans les médias turcs, que cette
idée ne laisse pas Ankara indifférent.
Indiquant que cette route est en fait la
seule faisable pour Israël, Yildiz a
néanmoins ajouté que le projet ne pourra
être réalisé qu’après un rapprochement
complet avec Israël.
Israël avait d’abord envisagé de
transporter son gaz vers l’Europe via la
partie grecque de Chypre et la Grèce. Le
piteux état des relations
israélo-turques et le fait que Noble
Energy est engagée dans des activités de
forage et d’exploration au large des
côtes chypriotes semblait aussi orienter
les choses dans cette direction.
Des analystes, faisant écho aux
réserves de Yildiz, considèrent
cependant que la route par la Grèce et
Chypre serait la plus coûteuse sur le
long terme. Ils ajoutent que le marasme
économique dans ces deux pays est aussi
un facteur de découragement. On ne sera
donc pas surpris si l’effort de
rapprochement turco-israélien a rendu
nerveux le gouvernement chypriote grec
car il pourrait signifier concrètement
sa sortie de l’équation.
Des propos comme ceux du spécialiste
de l’industrie pétrolière Jen Alic de
«Oilprice.com» viennent ajouter aux
préoccupations chypriotes grecques. Alic
a signalé dans un article récent que le
gouvernement chypriote grec peut bien
penser être assis sur des réserves de
600 milliards de mètres cubes de gaz
mais, ajoutait-il, «Ce ne sont pas des
réserves prouvées et leur viabilité
commerciale pourrait attendre des
années.»
Selon Alic, “Dans le scénario le plus
favorable, la production pourrait
commencer dans cinq ans. Les
exportations seraient plus lointaines
encore, certains spécialistes évoquant
2020 comme année de départ. La question
de savoir si les chypriotes grecs
peuvent se permettre d’attendre aussi
longtemps reste ouverte.
Manifestement préoccupés par les
excuses d’Israël à la Turquie, Ioannis
Kasoulides, le chef de la diplomatie
chypriote grecque, et George Lakkotrypis,
ministre chypriote de l’énergie et du
commerce doivent se rendre la semaine
prochaine en Israël tandis que le
président chypriote grec, Nicos
Anastasiades est également attendu en
Israël à la fin du mois.
Les inquiétudes des chypriotes grecs
transparaissent aussi dans un entretien
accordé le 3 avril par Kasoulides à l’Associated
Press et dans lequel il a observé que
les excuses d’Israël à la Turquie «ne
signifient pas qu’Israël est obligé de
suivre ce que dicte la Turquie dans
cette région.» Mais il est évident que
ce sont les nécessités et les intérêts
économiques qui dictent les choix
présentement.
Il y a ceux qui, comme Tim Ash, le
chef économiste du Standard Bank Group
pour les marchés émergents, qui disent
qu’il devrait en aller de même pour
Chypre. Ash pense que leur débâcle
économique donne aux chypriotes grecs
une occasion de relancer les discussions
pour un règlement du problème de Chypre
et d’ouvrir la porte à une coopération
économique avec la Turquie.
Un tel règlement ouvrirait évidemment
au gaz chypriote la route turque que le
ministre de l’énergie Yildiz considère
comme étant la seule route viable vers
l’Europe pour ce gaz. Mais le
gouvernement chypriote grec ne semble
pas l’entendre de cette oreille.
Kasoulides a indiqué dans son entretoen
avec AP que leurs réserves sous-marines
étaient suffisamment importantes pour
l’installation d’une usine de traitement
sur l’île qui exporterait en Europe
qu’Israël décide ou non d’être
partenaire.
Il a aussi minimisé les propositions
d’un transit du gaz chypriote par la
Turquie, affirmant que cette modalité
serait «trop limitative» dans la mesure
où le gaz naturel liquéfié «peut être
vendu à l’est et à l’ouest, au nord et
au sud.» Une source au ministère turc
des affaires étrangères, s’exprimant
sous condition d’anonymat, a déclaré à
Al-Monitor que de tels propos ne font
que refléter l’entêtement des chypriotes
grecs devant la réalité.
Le gouvernement chypriote grec se
trouve cependant devant un problème de
taille avec la Turquie. Ankara insiste
pour dire que les chypriotes turcs ont
une part égale des réserves sous-marines
de gaz et a fait savoir sa détermination
à ce que la partie grecque de Chypre
n’ait pas le monopole de la souveraineté
sur elles. Pour le prouver, Ankara vient
d’exclure le géant pétrolier italien ENI
de tous les projets en Turquie à cause
de sa coopération sur ces réserves de
gaz avec le gouvernement chypriote grec.
Le fait est qu’Ankara peut donner de
fortes migraines au gouvernement
chypriote grec à un moment où il n’en a
vraiment pas besoin, compte tenu de
l’importance croissante de la Turquie
comme plaque tournante de la circulation
de l’énergie que les grandes compagnies
ne peuvent pas se permettre d’ignorer.
On espère chez les diplomates que le
gouvernement chypriote grec va finir par
se rendre compte des avantages d’un
règlement de la question chypriote et de
la coopération avec la Turquie dans le
domaine de l’énergie.
D’un autre côté, un rapprochement
turco-israélien ne veut pas dire tout va
aller comme sur les roulettes pour les
deux pays sils décident de réaliser leur
projet commun de gazoduc. Haaretz a
récemment cité des sources dans
l’industrie qui disent qu’un tel gazoduc
devrait passer par les zones
d’exclusivité économique du Liban et de
la Syrie avant d’arriver en Turquie, ce
qui risque de s’avérer problématique.
L’avenir de la Syrie est cependant en
jeu en ce moment. Dans le même temps, le
Liban est aussi en train de rechercher
les immenses réserves sous-marines dont
il suppose l’existence dans sa propre
zone économique de la Méditerranée
orientale. Si elles sont prouvées, ces
réserves devront être exploitées dans le
cadre d’une coopération internationale.
Une Turquie qui aura scellé ses
relations avec Israël au moyen d’un
gazoduc stratégique aura toutes les
raisons d’utiliser son influence sur le
Liban pour le convaincre de rejoindre le
réseau de coopération du bassin du
Levant dans son propre intérêt pour son
développement économique et pour la
stabilité de la région.
Dans le contexte actuel, cette
perspective peut paraître lointaine,
mais il est évident que la région est
aujourd’hui au seuil d’évolutions
considérables. Il semble donc de
l’intérêt bien compris des pays de la
région de bien jouer leurs cartes dans
ce nouveau «Grand Jeu» qui se déroule à
une époque où il est clair que l’énergie
peut être une cause de conflit tout
comme elle peut être un catalyseur pour
ma paix et la coopération.
.
Il y a aussi, bien sûr, un angle iranien
et un angle russe dans le Grand Jeu du
bassin du Levant, sans parler des
développements dans l’Irak du nord dont
certains penseront qu’ils ont été
négligés ici. Mais ils seront l’objet
d’un autre article.
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