Opinion
L'échec des
médiations internationales
fait craindre le pire en Egypte
Mohamed
Tahar Bensaada
Vendredi 9 août 2013
En imputant l’échec de ces
médiations diplomatiques aux Frères
Musulmans, le pouvoir militaire
cherche-t-il à préparer l’opinion
publique aux mesures qu’il compte
prendre pour briser la résistance
pacifique des millions de personnes qui
manifestent depuis plus d’un mois contre
le coup d’Etat et pour le rétablissement
de la légitimité constitutionnelle ?
En annonçant de manière spectaculaire
l’échec des médiations internationales
qui ont tenté ces derniers jours de
débloquer la dangereuse situation née du
coup d’Etat militaire du 3 juillet, la
présidence intérimaire égyptienne, qui
n’est que la façade civile de la junte
militaire qui dirige de fait le pays,
a-t-elle voulu forcer la main à ses
partenaires diplomatiques pour les
amener à accepter sa politique du fait
accompli ? En imputant l’échec de ces
médiations diplomatiques aux Frères
Musulmans, le pouvoir militaire
cherche-t-il à préparer l’opinion
publique aux mesures qu’il compte
prendre pour briser la résistance
pacifique des millions de personnes qui
manifestent depuis plus d’un mois contre
le coup d’Etat et pour le rétablissement
de la légitimité constitutionnelle ?
Dans une première réaction à ce
communiqué inquiétant, Michael Mann,
porte-parole de la commissaire
européenne aux affaires étrangères,
Catherine Ashton, ne s’y est pas trompé
lorsqu’il a exprimé l’inquiétude de
l’Europe quant aux conséquences qui
pourraient découler de l’échec annoncé
des médiations diplomatiques. En effet,
l’annonce par le pouvoir égyptien de
l’échec des médiations diplomatiques
cache un plan des plus scélérats décidé
bien avant l’arrivée des délégations
étrangères et qui consiste à provoquer
un bras de fer violent avec les
manifestants pour justifier la
répression et peut-être la mise hors-la
loi des Frères Musulmans.
Confirmant les craintes de nombreux
observateurs, le pouvoir vient de donner
un ultimatum aux organisateurs des
sit-in des places Al Adawiya et Al Nahda
en vue de se disperser rapidement sans
quoi il serait obligé de recourir à la
force pour y parvenir. Les menaces
brandies par un des hommes forts du
nouveau pouvoir, le ministre de
l’intérieur et général de police Mohamed
Ibrahim, sont accompagnées d’une
campagne médiatique hystérique d’une
rare violence qui appelle ouvertement au
meurtre des islamistes et ce, au mépris
des règles déontologiques les plus
élémentaires.
La fuite en
avant du pouvoir militaire
A la grave imprévoyance politique de
leur geste, les auteurs du coup d’Etat
militaire, qui ne s’attendaient sans
doute pas à une protestation
populaire de cette ampleur, vont-ils
ajouter un aventurisme aux conséquences
incalculables en se lançant dans une
opération répressive de grande ampleur
qui risque de déboucher sur un
bain de sang avec toutes les
caractéristiques d’un crime contre
l’humanité passible de poursuites
pénales devant des juridictions
internationales ?
En cherchant à faire endosser à ses
adversaires islamistes la responsabilité
des conséquences qui pourraient résulter
de la dispersion par la force des sit-in
populaires, le pouvoir égyptien tente de
répondre par avance aux critiques et
condamnations qui ne manqueraient pas de
suivre un éventuel carnage. Mais il y a
des faits tangibles qui ne sauraient
passer inaperçus aux yeux des
observateurs attentifs. Comment
expliquer la fin de non-recevoir opposée
par le pouvoir militaire aux
différents médiateurs égyptiens qui ont
proposé des initiatives de sortie de
crise avec comme point commun le souci
de sauver la légitimité
constitutionnelle tout en prenant acte
de la difficulté d’un retour pur et
simple à la situation antérieure au 30
juin ?
Durant les deux dernières semaines,
outre l’initiative du chef de
gouvernement destitué Hicham Qandil, au
moins trois initiatives ont vu le jour
émanant de personnalités civiles et
politiques. Elles s’accordent toutes sur
deux principes fondamentaux : 1. Le
retour à l’ordre constitutionnel, 2.
L’ouverture d’un processus de transition
démocratique constitutionnel sans le
président Morsi. Comme on peut le
constater, les deux principes ont le
mérite de satisfaire les revendications
contradictoires des deux parties en
conflit. Les initiatives en question qui
ont été tour à tour proposées dans des
versions légèrement différentes par des
personnalités civiles, religieuses et
politiques, concilient les deux
principes en apparence contradictoires
par une mesure provisoire intelligente.
Le président Morsi revient le temps
d’annoncer sa démission qui sera suivie
de mesures politiques apaisantes.
Dans la première initiative, qui fut
l’œuvre d’un groupe de penseurs
respectés comprenant notamment Mohamed
Selim Al Aoua, Tarek Al Bichri, Mohamed
Amara et Fahmi Houeidi, la démission du
président Morsi sera accompagnée de la
délégation de ses pouvoirs
constitutionnels à un premier ministre
consensuel auquel reviendra la mission
de lancer le processus de transition
constitutionnel lequel comprendra des
élections législatives et
présidentielles anticipées et ce, en
vertu des articles 141 et 142 de la
Constitution de 2012. Des théologiens
proches de la mouvance salafiste, avec à
leur tête le célèbre prédicateur
Mohammed Hassan, ont également proposé
leurs bons offices sans qu’on sache les
détails de leur plan. De son côté, le
leader du parti de l’Egypte forte,
Abdelmouneim Abdelfettouh, qui s’est
classé quatrième avec plus de 4 millions
de voix au premier tour de l’élection
présidentielle de juin 2012 et qui a
participé au processus ayant amené à la
destitution du président Morsi, a rendu
publique une initiative politique qui
propose le retour à la constitution de
2012 ainsi que le retour provisoire du
président Morsi, le temps d’appeler à
une élection présidentielle anticipée.
Premières
fissures dans le camp putschiste
L’initiative de Abdelmouneim
Abdelfettouh mérite d’être
particulièrement citée dans la mesure où
elle émane d’une personnalité politique
qui fut jusqu’à un passé proche un
dirigeant de l’aile modérée des Frères
Musulmans avant d’en être exclu et qui a
malheureusement participé aux
tractations qui ont conduit au coup
d’Etat mais que les dérapages sanglants
du nouveau pouvoir militaire ont fini
par convaincre que loin de constituer un
« redressement » dans le cours de la
révolution, l’éviction du président
Morsi a permis aux représentants de
l’ancien régime de Moubarak de revenir
progressivement au-devant de la scène.
C’est donc en toute logique qu’il a pris
ses distances avec le nouveau pouvoir
issu du coup d’Etat, après avoir dénoncé
la répression qui a fauché plusieurs
dizaines de manifestants pacifiques, et
a commencé à réclamer le retour à la
constitution de 2012, la libération des
prisonniers politiques et la démission
du ministre de l’intérieur et de tous
les responsables de la sûreté de l’Etat
qui ont été réintégrés dans leurs postes
depuis le coup d’Etat.
La volte-face de Abdelmouneim
Abdelfettouh a sans doute affecté
sérieusement le camp du nouveau pouvoir
militaire qui voit ainsi s’éloigner un
de ses soutiens politiques les plus
crédibles. Mais il est loin d’être
le seul. Par opportunisme ou par
conscience, la direction du parti
salafiste Al Nour a également pris ses
distances avec ses alliés militaires et
laïcs. Il lui était difficile de faire
autrement quand on sait qu’une partie
importante de ses bases a rejoint la
résistance pacifique au coup d’Etat.
De leur côté, les responsables du
mouvement du 6 avril et de Tamarrod,
tout en continuant à soutenir ce qu’ils
appellent pompeusement la « révolution »
du 30 juin, n’hésitent plus à dénoncer
la répression et à montrer leur
inquiétude devant la multiplication des
signes d’un retour au régime Moubarak.
Enfin, un des piliers politiques et
diplomatiques du nouveau pouvoir
militaire, Mohamed Al Baradei, n’a pas
hésité à exprimer publiquement son rejet
de la décision du chef du gouvernement
de mandater le ministère de l’intérieur
pour disperser par la force les sit-in
populaires de la même manière qu’il a
condamné les massacres qui ont fait des
dizaines de victimes devant le cercle de
la Garde républicaine et la place
Adawiya. Ces prises de position lui ont
valu une campagne hostile et virulente
dans les médias publics et privés.
Ces rebondissements imprévus et ces
fissures dans le camp anti-Morsi ne
peuvent laisser indifférents le noyau
dur des auteurs du coup d’Etat et c’est
ce qui explique peut-être leur nervosité
et l’impression qu’ils veulent mettre
leurs partenaires diplomatiques
occidentaux devant le fait accompli en
prétextant après coup qu’ils n’avaient
pas le choix de la méthode pour amener
leurs coriaces adversaires à la raison.
Premiers
signes d’une déconvenue diplomatique
Ces développements internes sont
d’autant plus inquiétants qu’ils ont été
de fait confortés par les missions
diplomatiques qui se sont succédé au
Caire depuis deux semaines en vue de
faciliter l’ouverture d’une négociation
politique. Derrière la langue de bois
diplomatique des émissaires envoyés au
Caire par leurs gouvernements
respectifs, il n’est pas difficile de
déceler la déception et l’amertume.
Même si officiellement, il ne faut pas
s’attendre à autre chose qu’à des
déclarations regrettant le manque de
bonne volonté des parties concernées
sans autre précision, il est difficile
de ne pas reconnaître que c’est
l’intransigeance du pouvoir militaire
qui a empêché toute avancée dans le sens
d’un compromis politique comme l’a
laissé entendre le ministre néerlandais
des affaires étrangères, Frans
Timmermans. Le fait qu’il n’ait même pas
accédé à la demande de ses partenaires
diplomatiques qui l’appellent à libérer
le président Morsi, ses collaborateurs
ainsi que les dirigeants islamistes
arrêtés depuis le coup d’Etat ne peut
qu’irriter les responsables occidentaux
qui semblaient pourtant acquis au fait
accompli des militaires.
Mais la goutte d’eau qui a fait
déverser le vase est sans doute
l’intervention franche et directe du
sénateur américain John McCain qui a
osé, au Caire, désigner par son nom le
coup d’Etat du 3 juillet et à l’adresse
des journalistes égyptiens qui font
semblant de ne pas comprendre, il s’est
permis une petite leçon de choses :
« les gens qui sont actuellement au
pouvoir n’ont pas été élus et ceux qui
ont été élus sont en prison ». Difficile
après cela de définir plus clairement ce
qu’est un coup d’Etat. Certes, McCain a
bien précisé que le passé appartient à
l’histoire et que le plus important est
d’avancer vers un règlement politique de
la crise mais c’était assez pour irriter
le pouvoir militaire qui a réagi par la
bouche du porte-parole de la présidence
intérimaire en dénonçant ce qu’il a
appelé « un dépassement des usages
diplomatiques » et « une ingérence
inadmissible dans les affaires
intérieures de l’Egypte ».
Le recours à ce genre de discours
pseudo-nationaliste à usage interne est
complètement anachronique quand on sait
que les généraux putschistes ont averti
les dirigeants israéliens de leur coup
trois jours à l’avance et leur ont
promis toute leur coopération dans la
sécurisation du Sinaï, l’étranglement de
la bande de Gaza et la mise au pas du
Hamas sans parler de la
coordination avec les régimes saoudien,
émirati et jordanien qui sont connus
pour leur rôle contre-révolutionnaire de
premier plan dans la région.
Les atermoiements de l’Administration
Obama ont coûté cher à l’Egypte et à la
région dans la mesure où les généraux
putschistes ont cru y voir une sorte de
laisser-faire. Les derniers
développements laissent espérer un petit
changement. Dans un communiqué commun
rendu public le jour même où la
présidence égyptienne a proclamé que la
voie diplomatique a échoué et que les
manifestants doivent se disperser, les
chefs des diplomatie américaine et
européenne, John Kerry et Catherine
Ashton ont pris acte de cet échec :« Alors
que d'autres affrontements violents ont
été évités jusqu'à maintenant, nous
sommes toujours préoccupés et nous
inquiétons du fait que le gouvernement
et les dirigeants de l'opposition ne
soient pas parvenus à trouver une issue
pour sortir de l'impasse dangereuse, et
à accepter de mettre en place des
mesures concrètes pour construire la
confiance » mais ils n’ont pas
hésité à situer clairement les
responsabilités en cas de
dérapage : « Le gouvernement
égyptien a une responsabilité
particulière dans. la sécurité et le
bien-être de ses citoyens… Ce n'est pas
le moment de porter des accusations,
mais de prendre des mesures qui peuvent
faciliter le lancement d'un dialogue et
faire avancer la transition.»
Cette mise en garde à peine voilée
peut être comprise comme un
avertissement traçant une ligne rouge
au-delà de laquelle l’allié peut être
lâché. Et c’est ce qui explique sans
doute les signes de nervosité et de
trouble chez les dirigeants égyptiens
qui tentent de jouer leur dernière carte
politique : chercher à mobiliser autour
d’un discours belliciste, qui sied plus
à une milice qu’à un Etat, une partie de
l’opinion publique en jouant sur
la fibre patriotique et en cherchant à
faire passer les Frères Musulmans pour
une sorte de cinquième colonne soutenue
par l’étranger. Mais connaissant
l’importance qu’accordent les Américains
et les Européens au statut de l’Egypte
dans l’architecture géopolitique
régionale et notamment aux Accords de
Camp David, les putschistes peuvent
aussi jouer la carte du chantage pour
essayer de forcer la main à leurs
partenaires occidentaux dont il est
attendu, sinon un franc soutien
difficile à obtenir dans les conditions
actuelles, au moins une certaine
compréhension qui ferait que les
condamnations politiques des prévisibles
dérapages sanglants n’aillent pas
jusqu’à la rupture diplomatique.
Dans un jeu
politico-diplomatique où la marge de
manœuvre de tous les protagonistes se
rétrécit dangereusement, il n’est pas
dit que la politique de chantage à
laquelle recourent les putschistes et
leurs alliés arabes du Golfe soit de
nature à peser plus lourd que les
craintes que commence à inspirer aux
Américains un développement dangereux
dont personne ne peut a priori mesurer
les conséquences sur la stabilité et la
sécurité de la région.
Quelle sera
la réaction de l’armée égyptienne ?
Si les généraux faisant partie du
petit carré putschiste peuvent se
permettre de continuer à rester sourds
aux appels de l’allié américain tant ils
semblent enfermés dans une tour d’ivoire
renforcée par les milliards de dollars
promis par les Saoudiens et les Emiratis
et un matraquage médiatique
étourdissant, il en va autrement des
chefs des forces armées qui n’ignorent
pas qu’outre les dangers qui pèsent sur
la paix civile et la cohésion nationale,
l’armée égyptienne ne supportera pas une
rupture radicale de la coopération
américaine.
Si la efforts diplomatiques échouent
à faire entendre raison aux putschistes
et si ces derniers ne reculent pas
devant la folie qui consiste à lancer
une armée de policiers en uniforme ou en
civil appuyés par des milliers de nervis
et de repris de justice à la solde du
pouvoir contre les manifestants
pacifiques au risque d’un bain de sang,
personne ne pourra prévoir ce qu’il
adviendra de l’Egypte.
En tout état de cause et quel que
soit l’impact des médiations
diplomatiques qui vont continuer dans
les coulisses, le règlement de la crise
dépendra avant tout des acteurs
égyptiens. Le mouvement populaire en
faveur de la légitimité
constitutionnelle restera un élément
déterminant et aucune répression ne
pourra faire revenir l’Egypte aux années
de dictature et de plomb. La
détermination admirable du mouvement
populaire pourrait même accélérer des
décantations au sein du camp adverse et
ne pas laisser indifférente
l’institution militaire.
En effet, l’armée qui s’est laissé
entraîner dans une aventure déshonorante
par une poignée de généraux félons et
une clique de politiciens cupides et
aventuriers soutenus par les appareils
de l’ancien régime et quelques
oligarques mafieux, mais en laquelle les
forces populaires continuent malgré tout
d’espérer, a devant elle une
occasion en or de se racheter,
d’arrêter les mains criminelles qui
cherchent à précipiter l’Egypte dans
l’abime et de permettre enfin aux
différentes composantes du peuple
égyptien de se réconcilier dans le cadre
d’une légitimité constitutionnelle
inclusive et renouvelée par toutes les
parties prenantes dans la révolution du
25 janvier sur la base des enseignements
tirés de cette dure épreuve.
Le courageux peuple égyptien, fort de
sa foi et de sa patience, qui est en
train de donner au monde une formidable
leçon d’endurance et de résistance
pacifique, mérite vraiment des chefs
militaires courageux capables de
répondre présents dans un moment aussi
décisif de l’histoire de l’Egypte.
L’avenir proche nous dira si ces chefs
militaires méritent vraiment ce grand
peuple.
A propos de l'Auteur
http://oumma.com/sites/default/files/default_0.jpeg
Publié le 10 août 2013 avec l'aimable autorisation
d'Oumma.com
Le dossier
Egypte
Les dernières mises à jour
|