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Opinion

Réflexions sur les concepts de civilisation et de décadence
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 31 octobre 2010

On sait que les Etats-Unis ont décidé de renforcer leur chapeautage militaire de l'Europe , donc la tutelle politique masquée par le glaive qu'ils exercent sur le Vieux Monde depuis 1945. Mme Merkel a accueilli avec "enthousiasme" ce renforcement de la férule de l'étranger sur son pays et sur l'Union européenne. Comment traiter du thème de la décadence des civilisations si vingt-sept nations démocratiques dont la population s'élève à un demi milliard de citoyens et de citoyennes acceptent passivement de placer à leur tête une classe politique tellement ignorante qu'elle ne semble pas porter un regard d'adulte sur l'histoire et la politique?

Mais l'ignorance est la compagne de la stupidité. Du coup, la vraie question est celle de peser le degré de maturité des peuples démocratiques d'un continent fondé sur les principes de 1789. Car la grande majorité des Français de 1940 désapprouvaient la politique de Laval, tandis que les majorités populaires d'aujourd'hui approuvent massivement l'extension guerrière continue de Washington sur le territoire de leur pays depuis 1949. Il existe plus de cinq cents garnisons américaines en Europe et elles s'étendent d'année en année, notamment en Italie.

Si un suffrage universel informé par l'éducation nationale avait le devoir d'armer l'opinion citoyenne d'un regard éclairé sur la scène internationale, aucun gouvernement démocratique ne serait autorisé à valider la progression militaire de l'OTAN sur les terres de la nation, parce que la masse des citoyens aurait appris sur les bancs de l'école qu'un gouvernement issu de l'instruction obligatoire n'est pas légitimé à placer la nation sous le sceptre d'un maître étranger en temps de paix.

Les enfants qui ont été laissé dans l'ignorance et qui siègent maintenant sur les bancs des parlements européens n'ont pas appris qu'ils ne sont pas davantage qualifiés pour aliéner la souveraineté nationale que la chambre des députés de la IIIe République d'abolir le régime démocratique et de remettre les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain. Mais en vertu du principe selon lequel nul n'est censé ignorer la loi, il est charitable de rappeler aux représentants des peuples qu'ils sont passibles de la Haute cour de justice et qu'ils ne pourront rejeter la responsabilité de leur illettrisme politique sur leurs instituteurs.

Dans ce contexte, la notion de décadence doit être traitée dans la perspective d'un approfondissement anthropologique de la question, donc à la lumière d'une réflexion sur l'évolution de l'encéphale de l'humanité. L'unité d'une méditation généalogique et psychanalytique de ce type se trouvera fatalement masquée au premier abord par le cours sinueux que prendra nécessairement un sujet appelé à se ramifier sur des territoires nombreux et diversifiés. C'est pourquoi je propose au lecteur un mode d'emploi destiné à le préserver du danger de courir sur des chemins de traverse.

1 - Les civilisations commencent par les armes et la pierre ; elles ne courent vers les sciences, les Lettres , les arts et la pensée philosophique que dans un second temps.

2 - La réflexion anthropologique sur la politique répond à une ambition tardive de la raison, celle de capturer la notion de décadence et de la situer dans un champ de vision panoptique de l'histoire tumultueuse de l'encéphale du simianthrope.

3 - L'étude du déclin d'une civilisation polymorphe porte principalement sur les relations de plus en plus tendues qu'une humanité cérébralisée entretient avec les mythologies religieuses des ancêtres et avec les fondements mythiques que le sacré voudrait imposer à l'éthique devenue rationnelle des modernes.

4 - Quand la réflexion sur la morale s'est révélée consubstantielle à la connaissance de l'évolution de l'encéphale du singe parlant, une interprétation anthropologique des progrès de la civilisation permet de tenter de conjurer leur chute.

5 - Dans ces conditions, pourquoi une civilisation aussi technicienne et lettrée que celle de Byzance s'est-elle subitement effondrée sous les coups d'un mythe du salut? Parce que l'éthique politique est tellement la colonne vertébrale de l'histoire que c'est l'immoralité de la classe dirigeante de cette civilisation raffinée qui l'a conduite à la ruine. De même, il faut attribuer à l'immoralité de la république romaine finissante, puis des Tibère, des Claude, des Néron, des Caligula, des Othon, des Vitellius l'effondrement de l'empire des Césars.

6 - Quels sont les liens que l'éthique politique entretient avec les sciences, les Lettres et les arts d'un côté et avec les guerriers de l'autre ? Ici encore, seule une réflexion interprétative de l'évolution de la boîte osseuse de notre espèce peut nous fournir la clé anthropologique du problème, parce que la pensée normative est toujours parallèle aux progrès de l'intelligence et des savoirs. S'interroger sur l'itinéraire qui a guidé parallèlement la raison et les règles de conduite des cités, c'est rappeler que l'histoire des neurones du sacré est entièrement à réécrire.

7 - Il faut attendre que la raison critique ait suffisamment progressé dans la connaissance anthropologique de l'animalité cérébrale des idoles, puis de l'animalité de la politique des trois dieux uniques d'aujourd'hui pour que les notions de civilisation et de décadence se placent dans le cadre d'une réflexion sur l'avenir de l'intelligence de notre espèce. Alors seulement l'histoire du monde pourra reprendre son cours ascensionnel, parce que les progrès du "Connais-toi" accompagneront de nouveau la marche des sciences et des techniques - processus vital et que la chute de Byzance, puis de Rome avait précisément brisé.

Ce bref canevas permettra au lecteur de s'y retrouver dans les lacis apparents d'une démarche qu'il fallait jalonner de quelques avertisseurs.


1 - Comment franchir le pont entre l'action et la pensée ?
2 - Comment se colleter avec l'encéphale de Jupiter ?
3 - Le monde, la foi et le politique
4 - L'exemple romain
5 - Les premières fissures de la politique du ciel
6 - Les dieux et la politique
7 - La psychophysiologie des dieux
8 - Dégrossir l'idole
9 - La postérité commune de Darwin et de Freud
10 - Un exemple

1 - Comment franchir le pont entre l'action et la pensée ?

Toutes les grandes civilisations ont scellé des alliances durables ou transitoires entre les prouesses de leurs armes et les exploits de leurs écrivains, de leurs artistes et de leurs philosophes. Certes, les performances des mécaniciens, des bâtisseurs et des guerriers précédent ceux de l'écriture et de la pensée. Aussi, de grands peuples sont-ils longtemps demeurés étrangers au regard de haut que la raison tente de porter sur le genre humain. L'Egypte a produit des géomètres, des astronomes, des architectes, des physiciens, des chimistes et des sculpteurs, mais la littérature et le théâtre sont restés inconnus à son génie, parce qu'il aurait fallu intercaler un public lettré entre la cour et les fellahs. Quant à la Macédoine, elle a côtoyé Athènes sans débarquer ni dans une logique universelle, ni dans les rigoureux enchaînements de concepts inaugurés par la dialectique démonstrative de Platon: si Alexandre avait trouvé un Aristote à la cour de son père, la face du monde en aurait été changée.

Le basculement des civilisations du glaive dans celles des métamorphoses de la conversation en littérature et des savoirs pratiques en raisonnements reliés entre eux par les chaînes de la logique se révèle artificiel ou fortuit: on suit à la trace la patiente initiation des guerriers et des juristes romains au vocabulaire de l'éloquence raisonnée et de la métaphysique des Grecs. Mais le pacte multi millénaire que le tranchant des épées conclut avec les récoltes de la réflexion pure ont connu une interruption mémorable avec la ruine brutale de la civilisation byzantine, dont les mathématiques et les inventions mécaniques étaient prodigieuses pour l'époque. Comment cet édifice a-t-il pu s'écrouler subitement sur lui-même, comment le sceptre de la théologie chrétienne a-t-il pu s'emparer en quelques années du monopole d'une réfutation délirante de tant de victoires de la raison des Grecs, comment les intelligences qui paraissaient les mieux aguerries ont-elles pu se laisser guider par les soucis tout subjectifs d'une orthodoxie convulsive? Plus de pensée affûtée, plus d'essor sacrilège de la raison critique, plus d'imagination libérée du joug des rêves sacrés, plus de philosophie iconoclaste, plus d'école des blasphèmes. La cloche des profanations avait cessé de sonner; et pourtant le clergé nouveau n'était ni indigne, ni ignare. Que lui est-il donc arrivé? Pourquoi le courage des grands solitaires - le génie est érémitique par définition - s'est-il trouvé pris en étau entre la peur et l'extase? Il y a fallu des circonstances politiques qui ont disqualifié l'individualisme.

2 - Comment se colleter avec l'encéphale de Jupiter ?

Du seul fait que les croyances sacrées se fondent sur la soumission à des dieux, elles poussent sur le terreau du mépris des intelligences solitaires. Alors, les vicaires de la parole d'une divinité collective ont envahi la place; et tout grand esprit s'est vu contraint de se mettre au service de l'idole. La foi interdit aux croyants de subordonner l'encéphale de Jupiter à celui de ses théoriciens. Le dieu est censé mieux savoir, il passe pour plus intelligent que son inventeur. Aussi la tyrannie que les mythes sacrés exercent sur les esprits d'élection peut-elle s'épanouir dans la cour d'école des querelles sur la nature et les visées d'un souverain fantastique du cosmos. L'enterrement de l'hellénisme pensant dans un enclos étroit révèle que si les premières civilisations reposent sur le tranchant des glaives et sur les bâtisseurs de murailles, les victoires des sciences et des techniques se trouvent ensuite englouties dans le sillage sanglant d'une divinité dont tout le monde salue les exploits de sa boîte osseuse.

Comment se fait-il que ce genre de triomphe de la folie et de la candeur conjointes prenne l'allure répétitive des rites et des liturgies? C'est que la raison est l'ennemie du désir et le désir a la peau dure. Au milieu du siècle dernier encore, les trois quarts de l'intelligentsia désirante mondiale n'ont-ils pas proclamé qu'un substitut planétaire du salut religieux était devenu "indépassable"? La délivrance imminente et planifiée du genre humain n'a-t-elle pas été de nouveau annoncée? Ce sauvetage n'était-il pas appelé à se produire à la suite de l'irruption soudaine et irrésistible d'un deus ex machina sartrien? Un "processus historique" invincible n'avait-il pas été programmé par un clergé de logiciens de l'eschatologie et de la sotériologie marxistes ? Comment se fait-il qu'une logique aussi impavide que celle de l'auteur du Capital soit devenue le four à pain d'une mystique de l'espérance, donc d'une sotériologie, sinon parce que l'esprit de géométrie préfigure les planifications prophétiques et eschatologique du destin?

3 - Le monde, la foi et le politique

Qu'en est-il de la nature d'un agenouillement universel et instantané de l'humanité devant une rédemption rigoureusement programmée? Ce délire stupéfie une anthropologie critique peu encline à se laisser entraîner dans les solennités liturgiques qui accompagnent les funérailles de la raison adulte. Cette question devient plus pressante encore quand la souveraineté soudaine des sciences et des techniques éteint les feux des méditants et des contemplatifs. La ruine de l'ingénierie géante des civilisations seulement ingénieuses ferait-elle, de leur refuge précipité dans l'apologie d'une rédemption béatifiante une simple étape de leur descente inexorable au tombeau? La débilitation foudroyante des cerveaux et des âmes épuisés par les victoires du fer sur les champs de bataille servirait-elle de relais anémié, puis de boomerang au déclenchement des décadences byzantines?

Dans ce cas, il deviendrait heuristique de se demander en tout premier lieu ce qui a bien pu se passer au sein de la civilisation occidentale pour qu'un essor technologique et scientifique prématuré ait conduit des mécaniciens bien trempés et des calculateurs minutieux à l'enfermement de l'humanité dans un rêve d'enfant - celui de transporter le simianthrope dans l'Eden d'une délivrance précédée de vingt siècles de sautillements désespérés sur la terre et que symbolisera le "dernier homme" de Nietzsche.

4 - L'exemple romain

A l'appui de ce "syllogisme de l'amertume", comme dirait E.M. Cioran, est-il une civilisation de la persévérance plus titanesque dans le génie de la pierre et du fer que la romaine? Sous Claude, un aqueduc tour à tour aérien et souterrain de plus de soixante kilomètres, commencé sous Caligula, apporte l'eau de trois lacs lointains aux centaines de fontaines de la ville. Vu l'outillage de l'époque, ce treizième travail d'Hercule ne serait égalé de nos jours que par une tuyauterie géante qui conduirait le Rhône de Genève à Paris. Le génie romain a couvert l'empire de routes de granit et d'amphithéâtres titanesques. Quand un empereur refusait qu'on construisît des temples massifs en son honneur, il se voyait accuser de mépriser la cité : "Les mortels les plus illustres aspirèrent toujours aux plus hautes récompenses (…) Le mépris de la gloire n'est que le mépris de la vertu. " (Tacite, Annales, L. IV, chap.38)

Mais pourquoi les premiers contempteurs des grandeurs mécaniques s'étaient-ils déjà insinués dans le secret des consciences ? Agrippine, la veuve colérique, mais vaillante de Germanicus, l'illustre vengeur des légions massacrées de Varus, vient se plaindre à Tibère des pièges que lui tend Séjean, l'âme damnée de l'empire, qui s'apprête, dit-elle, à ruiner son crédit par une accusation infondée de crime de lèse-majesté à l'encontre de ses amies Pulchra et Sosia. Elle trouve l'empereur occupé à offrir un sacrifice à Auguste, leur "père à tous": "On ne devrait pas, s'écrie-t-elle, immoler des victimes au divin Auguste quand on persécute ses descendants. L'âme de ce dieu n'est pas entrée dans le marbre inanimé, mais en elle-même. La seule effigie céleste est née de son sang." (Annales, L. IV, chap.52)

5 - Les premières fissures de la politique du ciel

On comprend que la chute des âmes d'acier dans le sordide ait donné tout son poids au mépris des chrétiens pour la mollesse des gloires putréfactrices. Pendant des siècles, des centaines de milliers d'hommes et de femmes chercheront auprès d'un roi spartiate du cosmos une vie plus digne d'être vécue à leurs yeux que dans la pourriture d'un empire agonisant. Le christianisme s'est coulé dans le lit du stoïcisme et le stoïcisme n'est que la suite logique du socratisme. Qu'on lise la mort de Sénèque, de Thraséa et d'autres héros de la spiritualité et du courage philosophiques et l'on comprendra que l'éthique est l'âme et le cerveau des civilisations vivantes.

C'est pourquoi, au IIIe siècle encore, saint Ambroise croira que le nouveau Jupiter protégerait l'empire non seulement de la honte des turpitudes romaines, mais avec bien plus de succès militaires que les dieux mourants de l'Olympe. A la suite du sac de Rome en 410, saint Augustin consacrera vingt ans de sueurs et de larmes au labeur cosmologique de démontrer à l'Eglise et à la masse des chrétiens raidis dans leur piété de stoïciens que le naufrage d'une civilisation sous les coups des barbares répondait aux volontés d'un dieu aux desseins intelligents, mais impénétrables et aux brutalités seulement passagères. La Cité de Dieu est le premier traité systématique de légitimation divine des catastrophes culturelles, la première justification théologique des décadences et la première sanctification de la sottise politique au cœur du mythe des Titans du salut et de la grâce. Depuis lors, la piété jette sur sa propre cécité le manteau d'une rédemption herculéenne. Avec Allah, un culte de la fatalité enfermera à son tour les dérobades de la raison dans la châsse de l'obéissance dévote et de la fainéantise militaire.

Aussi l'ascension ad astra de la religion chrétienne n'est-elle pas due seulement à la vanité dont toutes les entreprises terrestres se trouveront frappées: il s'y ajoutera un complexe de culpabilité gigantesque et une nostalgie douloureuse des consciences romaines abatardies. Cette gangrène rongera de l'intérieur tout le premier siècle de notre ère, tellement les lettrés voyaient dans le naufrage continu de la morale rationnelle, tant publique que privée, la cause première et la plus criante de l'effondrement lent et inexorable de la République. Mais l'invocation d'une prétendue programmation céleste du déclin du peuple des Quirites sous la houlette du Dieu nouveau des chrétiens servait déjà d'alibi et de faux-fuyant aux intelligences, tellement la cruauté du vrai diagnostic crevait par trop les yeux pour ne pas faire reculer d'effroi tout le monde et provoquer une fuite éperdue des responsabilitéd dans un alibi religieux monumental.

6 - Les dieux et la politique

Certes, pendant plus de dix-sept siècles, la religion de la croix assortira son mépris pour les sciences, les lettres et les arts d'une pédagogie de la dévotion farouchement fondée à la fois sur la sacralisation de l'ascèse des stoïciens et sur la proclamation compensatoire de la suprématie de la théologie sur la philosophie. La sanctification naïve d'un pouvoir central des Etats et des nations désormais surveillés et gérés d'en-haut par le nouveau Jupiter forgera un rituel de la piété dont le sacre des rois de France illustrera l'argumentation candide et généreuse. On associera l'installation évangélique des successeurs de Jésus-Christ sur le trône de la Gaule à l'énoncé de la profession de foi la plus solennelle . Les formules liturgiques liaient l'exercice d'un pouvoir temporel sanctificateur aux devoirs universels de la morale et de la charité évangéliques: "Que le roi châtie les orgueilleux, qu'il serve de modèle aux riches et aux puissants, que sa bonté pour les humbles et sa charité pour les pauvres le montrent juste à l'égard de tous ses sujets et qu'il œuvre à la paix entre les nations."

Les Romains ne demandaient pas encore aux dieux leur soutien inébranlable à la consolidation des devoirs moraux de l'Etat profane, mais seulement de leur accorder des faveurs chiffrables en échange de leur observance méticuleuse des rites cultuels. Il fallait que l'Olympe fût un débiteur nanti pour qu'on pût lui demander de nous aider à remporter des succès sur le terrain. Nous avons oublié la débâcle de l'éthique politique à laquelle cette théologie de grippe-sous et de porte-sabres a conduit l'empire. Tacite: "Je me rends bien compte qu'il doit paraître fabuleux (fabulosum) (…) qu'un consul désigné se soit uni maritalement avec la femme de l'empereur et cela à un jour fixé, en présence de témoins conviés à signer le contrat conjugal, comme s'il s'agissait de fonder une famille, fabuleux que cette femme eût écouté les paroles rituelles des haruspices, se soit couverte du voile nuptial, sacrifié aux dieux, pris place à table entourée de convives, fabuleux qu'elle se fût livrée aux baisers, aux enlacements et enfin à la coucherie matrimoniale. Mais je n'ai rien rédigé en vue de provoquer la stupéfaction (miraculosa), je n'ai fait que rapporter ce que des vieillards m'ont raconté ou que j'ai lu dans les écrits de l'époque." Tacite, Annales, L. XI, chap. 27.

Suétone ajoute un trait saisissant à ce tableau: "Ce qui dépasse l'imagination, c'est qu'on fit signer à Claude le contrat de mariage de sa femme avec Silius, son amant, en lui faisant croire qu'il s'agissait d'un jeu pour détourner quelque mauvais présage." En ce temps-là, les dieux n'étaient encore que des acteurs de la politique et des stratèges à consulter, non des gardiens idylliques de la morale privée.

7 - La psychophysiologie des dieux

L'anthropologie critique se demande pourquoi les civilisations pourrissantes perdent la robustesse de leurs élévations au point que la ruine des sciences et des techniques, puis la liquéfaction des Lettres, des arts et de la pensée philosophique place sous les mitres et les crosses la désespérance des empires trompés par les triomphes passagers du temporel. C'est que la chute de Rome a provoqué un déplacement de l'essor intellectuel et de la musculature morale du monde antique en direction d'une quête entièrement nouvelle et pathétique: on allait décrypter les secrets psychologiques et politiques du nouvel empereur du ciel et de la terre, qui venait de réaliser l' exploit inouï d'arracher les rênes de l'univers des mains fatiguées de tous ses rivaux de l'Olympe. Cette interrogation angoissée, mais jugée exaltante, s'est poursuivie depuis Tibère jusqu'aux théologiens du Moyen Age. Sénèque se posera déjà les mêmes questions que Pascal et les jansénistes de Port Royal concernant la nature et les conditions rationnelles, mais irrationnelles d'apparence, des grâces prévisibles et imprévisibles dont un souverain omniscient et omnipotent de l'univers disposait à profusion.

"Oui, écrit le futur martyr de Néron, je rends grâces à une nature dont je pénètre les plus secrets mystères. Mais je ne me contente pas de m'enquérir des éléments qui composent l'univers, je me demande en outre quel en est l'architecte ou le conservateur." Puis venait un enchaînement d'énigmes théologiques qui ont longtemps fait croire que Sénèque était chrétien, ce qu'Erasme n'a pu réfuter qu'avec de grandes difficultés. On voulait savoir "ce que c'est que Dieu. Est-il absorbé dans la contemplation de lui-même? Abaisse-t-il parfois son regard sur nous? Crée-t-il tous les jours ou n'a-t-il créé qu'une fois? Fait-il partie du monde au point de se confondre à sa création? Peut-il promulguer de nouveaux décrets afin de modifier les lois du monde? Ne serait-ce pas perdre de sa majesté et s'avouer faillible au point d'avoir à retoucher son œuvre? Car celui qui ne saurait aimer que la perfection doit se montrer fidèle à ses amours ; non point qu'il se rendrait moins libre et moins puissant pour si peu, car il est lui-même la nécessité. Si l'accès à ces mystères m' était interdit, aurait-il valu la peine de naître?" (Sénèque, Questions naturelles, L. 1, Préface)

Comment la traque d'un démiurge aussi souverain que parfait favoriserait-il la construction des aqueducs ou l'organisation des jeux de gladiateurs dont Cicéron félicitait encore si vivement son ami Atticus? Mais comment ne pas installer dans les nues un contrepoids crédible des dieux de Néron? Chaque fois que le monstre avait perpétré un crime, on remerciait les dieux de l'avoir protégé d'un terrible danger - il devait à leur protection d'avoir assassiné à temps son frère Britannicus, sa mère Agrippine, sa femme Octavie.

8 - Dégrossir l'idole

On sait que la passion de découvrir les intentions bienveillantes ou redoutables de l'immensité, de l'éternité et du vide à l'égard de l'encéphale effaré de l'humanité - donc de percer les derniers secrets des civilisations - s'est ensuite consacrée à passer au crible les promesses fallacieuses d'une délivrance aussi sainte que définitive d'une espèce tour à tour ascensionnelle et dépressive. Assurément, c'était aux métamorphoses récentes du ciel et de ses grâces qu'il fallait attribuer une manne de prodiges béatifiques. On sait également que la Renaissance ne doutera pas le moins du monde de la véracité des récits fabuleux censés avoir été dictés par un créateur du cosmos à ses quatre évangélistes préférés. Mais pourquoi avait-il commis l'imprudence de laisser son Eglise faire le tri des calames crédibles? L'exégèse renacentiste ne faisait jamais, disait-elle, que délivrer plus sûrement qu'autrefois le joyau universel des écrits divins de la gangue dans laquelle des copistes ignorants l'avaient enchâssé.

Depuis des siècles, ce mode de traque de la vérité religieuse était d'usage courant non seulement au sein du polythéisme des philologues , mais au cœur d'une connaissance des textes sacrés qu'on qualifiait maintenant de "rationnelle". Si les astrologues s'étaient partiellement trompés dans leurs raisonnements impeccables concernant la durée exacte du séjour de Tibère à Capri, ce n'était nullement la faute de la science des relations des astres avec nos squelettes, mais exclusivement la leur. Pour Tacite lui-même "l'avenir de chacun est fixé dès la première heure de son existence et si les évènements démentent quelquefois les prédictions, cela tient à l'imposture du devin qui a annoncé ce qu'il a feint de savoir; et c'est pour cela qu'on a discrédité un art dont la validité a été démontrée dans les temps anciens, comme dans notre siècle par des preuves éclatantes." (Tacite, Annales, L. IV, chap. 22)

La conviction de ce que les voies du destin sont connaissables a passé des astrologues aux théologiens chrétiens. Aussi a-t-il fallu attendre les XVIIe et XVIIIe siècles pour commencer de mettre en accusation la morale et la politique d'un Dieu demeuré fruste et barbare en coulisse. Mais on n'osait encore accuser de sauvagerie le génocidaire du Déluge - aujourd'hui encore la férocité de ses tortures infernales alimente la sainteté de sa justice.

On voit qu'une civilisation ne se montre cérébralement vivante qu'aussi longtemps qu'elle demeure en guerre sur deux champs de bataille parallèles, celui de l'intelligence critique d'une humanité résolument prospective et celui de la raison non moins décapante des prophètes, dont on attribuera la provenance à une divinité en évolution dans le cosmos. Ces deux guerres, aussi iconoclastes l'une que l'autre, sont tenues pour conjointes quand la foi s'attache un instant à désaveugler la divinité. Aussi l'idole n'est-elle jamais qu'une pierre de touche révélatrice du degré de vaillance cérébrale du simianthrope et de ses porte-voix attitrés. Les décadences surviennent à l'heure entre chien et loup où les boîtes osseuses supérieures se découragent de porter un regard de pédagogues et de profanateurs tant sur elles-mêmes que sur les dieux ou le Dieu que les ancêtres ont sécrétés. Mais pourquoi l'homme se donne-t-il la réplique par l'intermédiaire de médiateurs imaginaires de son encéphale? Pourquoi notre espèce s'assoupit-elle dans l'oubli fécond et maladroit de ce compagnonnage? Peut-être n'est-ce pas le contenu scientifique des têtes qui donne leur élan aux civilisations, mais le souffle et l'élan des interlocuteurs du "ciel" et de l'intelligence humaine étroitement emmêlés.

9 - La postérité commune de Darwin et de Freud

Pour tenter de l'apprendre, demandons-nous quel ressort s'est brisé au cœur de la civilisation mondiale à partir du XXe siècle. Car le XIXe siècle a découvert l'évolutionnisme et le XXe siècle a commencé d'explorer quelques secrets de la conscience faussement lucide. Qu'en est-il des ténèbres de l'inconscient dans lequel le simianthrope cache ses effarouchements religieux? Comment se fait-il que deux découvertes plus gigantesques, semblait-il, que celle de l'héliocentrisme n'aient pas débarqué sur la place publique avec davantage de fracas que les querelles sur la grâce au XVIe siècle?

Certes, Darwin a déclenché un séisme dans les souterrains d'une théologie qui s'attachera pendant près de deux siècles encore à soutenir un géocentrisme sacralisé par son inscription dans l'astrologie, dans les saintes Ecritures du judaïsme et au cœur des astronomies primitives. Quant à la psychanalyse, on peut remarquer qu'elle a fait son chemin avec moins de tapage que l'évolutionnisme, mais qu'elle a ruiné la psychologie rudimentaire que le Moyen Age avait fait culminer dans un classement pétrifié des "facultés". Et pourtant, ni l'une, ni l'autre de ces sciences n'a provoqué une révolution radicale et universelle au sein de la pseudo-connaissance de lui-même que le simianthrope avait cru conquérir depuis la plus haute antiquité. Certes, la réflexion sur l'ascendance animale de notre espèce a ensuite progressivement glissé vers quelques analyses superficielles de la structure politique qui régit les comportements collectifs des hordes de chimpanzés; mais les résultats de ces premières recherches, quoique déjà frappants, n'ont pas été vulgarisés, sans doute parce qu'ils demeuraient trop élémentaires pour provoquer une mutation des aises de l'intelligentsia mondiale.

10 - Un exemple

Un seul exemple: chez les chimpanzés, à chaque naissance le chef de la horde vient saluer la mère et admirer le nouveau-né. L'atmosphère est joyeuse. Il est évident que s'il n'existait pas de conscience festive du groupe, donc d'identité propre au corps collectif, cette espèce ne se serait pas objectivée à ses propres yeux au point de se percevoir au spectacle d'évènements visibles sur un écran mental, celui du social. Aussi s'agit-il d'intégrer le nouveau-né dans le groupe, ce qui passe par l'éveil du môme à un regard sur sa mère et de celle-ci sur son rejeton. L'accouchée s'y attache pendant plusieurs jours au point de refuser toute tentative prématurée et faussement euphorique d'un contact affectif illusoire et unilatéral du mâle dominant avec sa progéniture encore étrangère à tout sentiment d'appartenance à la collectivité.

Si la mère, puis le chef, puis la tribu tout entière deviennent des personnages réels dans l'encéphale encore brumeux du chimpanzé au biberon, on comprend que la montagne, la forêt, les rivières, sortiront du néant à leur tour et deviendront des acteurs reconnaissables au sein de la communauté sitôt que l'encéphale simiohumain des premiers millénaires se sera suffisamment développé pour que l'identité sociale du groupe se cherche des interlocuteurs grossis et extérieurs. Mais il aura fallu attendre Lévy-Bruhl, mort en 1939, pour étudier la mentalité dite "projective" de nos congénères quadrumanes. Et pourtant, une anthropologie fécondée par la connaissance des animaux hyper socialisés que nous sommes devenus ne débarquera dans la psychanalyse, puis dans la sociologie et dans la science historique qu'avec Fromm, décédé en 1980, comme si le phénomène psycho-cérébral originel de la personnification du monde extérieur n'était pas demeuré vivant au sein de toute la civilisation antique, puis chrétienne et enfin pseudo scientifique d'aujourd'hui, qui projette encore le mythe d'une rationalité en soi de la matière dans le tissu constant, donc prévisible, donc exploitable des coutumes imperturbables du cosmos: on croit encore que les redites aveugles de l'inerte rendent l'univers rationnel en soi, donc "parlant".

Comment le singe cérébralisé construit-il le verbe comprendre sur le rentable?

La semaine prochaine, j'essaierai de raconter notre évolution cérébrale, afin de tenter d'articuler la notion de décadence avec l'histoire de l'encéphale de notre espèce.

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Publié le 31 octobre 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez

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Source : Manuel de Diéguez
http://www.dieguez-philosophe.com/


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