Mais l'ignorance
est la compagne de la stupidité. Du coup, la vraie question est
celle de peser le degré de maturité des peuples démocratiques
d'un continent fondé sur les principes de 1789. Car la grande
majorité des Français de 1940 désapprouvaient la politique de
Laval, tandis que les majorités populaires d'aujourd'hui
approuvent massivement l'extension guerrière continue de
Washington sur le territoire de leur pays depuis 1949. Il existe
plus de cinq cents garnisons américaines en Europe et elles
s'étendent d'année en année, notamment en Italie.
Si un suffrage
universel informé par l'éducation nationale avait le devoir
d'armer l'opinion citoyenne d'un regard éclairé sur la scène
internationale, aucun gouvernement démocratique ne serait
autorisé à valider la progression militaire de l'OTAN sur les
terres de la nation, parce que la masse des citoyens aurait
appris sur les bancs de l'école qu'un gouvernement issu de
l'instruction obligatoire n'est pas légitimé à placer la nation
sous le sceptre d'un maître étranger en temps de paix.
Les enfants qui
ont été laissé dans l'ignorance et qui siègent maintenant sur
les bancs des parlements européens n'ont pas appris qu'ils ne
sont pas davantage qualifiés pour aliéner la souveraineté
nationale que la chambre des députés de la IIIe République
d'abolir le régime démocratique et de remettre les pleins
pouvoirs au Maréchal Pétain. Mais en vertu du principe selon
lequel nul n'est censé ignorer la loi, il est charitable de
rappeler aux représentants des peuples qu'ils sont passibles de
la Haute cour de justice et qu'ils ne pourront rejeter la
responsabilité de leur illettrisme politique sur leurs
instituteurs.
Dans ce contexte,
la notion de décadence doit être traitée dans la perspective
d'un approfondissement anthropologique de la question, donc à la
lumière d'une réflexion sur l'évolution de l'encéphale de
l'humanité. L'unité d'une méditation généalogique et
psychanalytique de ce type se trouvera fatalement masquée au
premier abord par le cours sinueux que prendra nécessairement un
sujet appelé à se ramifier sur des territoires nombreux et
diversifiés. C'est pourquoi je propose au lecteur un mode
d'emploi destiné à le préserver du danger de courir sur des
chemins de traverse.
1 - Les
civilisations commencent par les armes et la pierre ; elles ne
courent vers les sciences, les Lettres , les arts et la pensée
philosophique que dans un second temps.
2 - La réflexion
anthropologique sur la politique répond à une ambition tardive
de la raison, celle de capturer la notion de décadence et de la
situer dans un champ de vision panoptique de l'histoire
tumultueuse de l'encéphale du simianthrope.
3 - L'étude du
déclin d'une civilisation polymorphe porte principalement sur
les relations de plus en plus tendues qu'une humanité
cérébralisée entretient avec les mythologies religieuses des
ancêtres et avec les fondements mythiques que le sacré voudrait
imposer à l'éthique devenue rationnelle des modernes.
4 - Quand la
réflexion sur la morale s'est révélée consubstantielle à la
connaissance de l'évolution de l'encéphale du singe parlant, une
interprétation anthropologique des progrès de la civilisation
permet de tenter de conjurer leur chute.
5 - Dans ces
conditions, pourquoi une civilisation aussi technicienne et
lettrée que celle de Byzance s'est-elle subitement effondrée
sous les coups d'un mythe du salut? Parce que l'éthique
politique est tellement la colonne vertébrale de l'histoire que
c'est l'immoralité de la classe dirigeante de cette civilisation
raffinée qui l'a conduite à la ruine. De même, il faut attribuer
à l'immoralité de la république romaine finissante, puis des
Tibère, des Claude, des Néron, des Caligula, des Othon, des
Vitellius l'effondrement de l'empire des Césars.
6 - Quels sont les
liens que l'éthique politique entretient avec les sciences, les
Lettres et les arts d'un côté et avec les guerriers de l'autre ?
Ici encore, seule une réflexion interprétative de l'évolution de
la boîte osseuse de notre espèce peut nous fournir la clé
anthropologique du problème, parce que la pensée normative est
toujours parallèle aux progrès de l'intelligence et des savoirs.
S'interroger sur l'itinéraire qui a guidé parallèlement la
raison et les règles de conduite des cités, c'est rappeler que
l'histoire des neurones du sacré est entièrement à réécrire.
7 - Il faut
attendre que la raison critique ait suffisamment progressé dans
la connaissance anthropologique de l'animalité cérébrale des
idoles, puis de l'animalité de la politique des trois dieux
uniques d'aujourd'hui pour que les notions de civilisation et de
décadence se placent dans le cadre d'une réflexion sur l'avenir
de l'intelligence de notre espèce. Alors seulement l'histoire du
monde pourra reprendre son cours ascensionnel, parce que les
progrès du "Connais-toi" accompagneront de nouveau la marche des
sciences et des techniques - processus vital et que la chute de
Byzance, puis de Rome avait précisément brisé.
Ce bref canevas
permettra au lecteur de s'y retrouver dans les lacis apparents
d'une démarche qu'il fallait jalonner de quelques avertisseurs.
Toutes les
grandes civilisations ont scellé des alliances durables ou
transitoires entre les prouesses de leurs armes et les exploits
de leurs écrivains, de leurs artistes et de leurs philosophes.
Certes, les performances des mécaniciens, des bâtisseurs et des
guerriers précédent ceux de l'écriture et de la pensée. Aussi,
de grands peuples sont-ils longtemps demeurés étrangers au
regard de haut que la raison tente de porter sur le genre
humain. L'Egypte a produit des géomètres, des astronomes, des
architectes, des physiciens, des chimistes et des sculpteurs,
mais la littérature et le théâtre sont restés inconnus à son
génie, parce qu'il aurait fallu intercaler un public lettré
entre la cour et les fellahs. Quant à la Macédoine, elle a
côtoyé Athènes sans débarquer ni dans une logique universelle,
ni dans les rigoureux enchaînements de concepts inaugurés par la
dialectique démonstrative de Platon: si Alexandre avait trouvé
un Aristote à la cour de son père, la face du monde en aurait
été changée.
Le basculement
des civilisations du glaive dans celles des métamorphoses de la
conversation en littérature et des savoirs pratiques en
raisonnements reliés entre eux par les chaînes de la logique se
révèle artificiel ou fortuit: on suit à la trace la patiente
initiation des guerriers et des juristes romains au vocabulaire
de l'éloquence raisonnée et de la métaphysique des Grecs. Mais
le pacte multi millénaire que le tranchant des épées conclut
avec les récoltes de la réflexion pure ont connu une
interruption mémorable avec la ruine brutale de la civilisation
byzantine, dont les mathématiques et les inventions mécaniques
étaient prodigieuses pour l'époque. Comment cet édifice a-t-il
pu s'écrouler subitement sur lui-même, comment le sceptre de la
théologie chrétienne a-t-il pu s'emparer en quelques années du
monopole d'une réfutation délirante de tant de victoires de la
raison des Grecs, comment les intelligences qui paraissaient les
mieux aguerries ont-elles pu se laisser guider par les soucis
tout subjectifs d'une orthodoxie convulsive? Plus de pensée
affûtée, plus d'essor sacrilège de la raison critique, plus
d'imagination libérée du joug des rêves sacrés, plus de
philosophie iconoclaste, plus d'école des blasphèmes. La cloche
des profanations avait cessé de sonner; et pourtant le clergé
nouveau n'était ni indigne, ni ignare. Que lui est-il donc
arrivé? Pourquoi le courage des grands solitaires - le génie est
érémitique par définition - s'est-il trouvé pris en étau entre
la peur et l'extase? Il y a fallu des circonstances politiques
qui ont disqualifié l'individualisme.
2 - Comment se
colleter avec l'encéphale de Jupiter ?
Du seul fait que
les croyances sacrées se fondent sur la soumission à des dieux,
elles poussent sur le terreau du mépris des intelligences
solitaires. Alors, les vicaires de la parole d'une divinité
collective ont envahi la place; et tout grand esprit s'est vu
contraint de se mettre au service de l'idole. La foi interdit
aux croyants de subordonner l'encéphale de Jupiter à celui de
ses théoriciens. Le dieu est censé mieux savoir, il passe pour
plus intelligent que son inventeur. Aussi la tyrannie que les
mythes sacrés exercent sur les esprits d'élection peut-elle
s'épanouir dans la cour d'école des querelles sur la nature et
les visées d'un souverain fantastique du cosmos. L'enterrement
de l'hellénisme pensant dans un enclos étroit révèle que si les
premières civilisations reposent sur le tranchant des glaives et
sur les bâtisseurs de murailles, les victoires des sciences et
des techniques se trouvent ensuite englouties dans le sillage
sanglant d'une divinité dont tout le monde salue les exploits de
sa boîte osseuse.
Comment se fait-il que ce genre de triomphe de la folie et de la
candeur conjointes prenne l'allure répétitive des rites et des
liturgies? C'est que la raison est l'ennemie du désir et le
désir a la peau dure. Au milieu du siècle dernier encore, les
trois quarts de l'intelligentsia désirante mondiale n'ont-ils
pas proclamé qu'un substitut planétaire du salut religieux était
devenu "indépassable"? La délivrance imminente et planifiée du
genre humain n'a-t-elle pas été de nouveau annoncée? Ce
sauvetage n'était-il pas appelé à se produire à la suite de
l'irruption soudaine et irrésistible d'un deus ex machina
sartrien? Un "processus historique" invincible n'avait-il pas
été programmé par un clergé de logiciens de l'eschatologie et de
la sotériologie marxistes ? Comment se fait-il qu'une logique
aussi impavide que celle de l'auteur du Capital
soit devenue le four à pain d'une mystique de l'espérance, donc
d'une sotériologie, sinon parce que l'esprit de géométrie
préfigure les planifications prophétiques et eschatologique du
destin?
3 - Le monde, la
foi et le politique
Qu'en est-il de
la nature d'un agenouillement universel et instantané de
l'humanité devant une rédemption rigoureusement programmée? Ce
délire stupéfie une anthropologie critique peu encline à se
laisser entraîner dans les solennités liturgiques qui
accompagnent les funérailles de la raison adulte. Cette question
devient plus pressante encore quand la souveraineté soudaine des
sciences et des techniques éteint les feux des méditants et des
contemplatifs. La ruine de l'ingénierie géante des civilisations
seulement ingénieuses ferait-elle, de leur refuge précipité dans
l'apologie d'une rédemption béatifiante une simple étape de leur
descente inexorable au tombeau? La débilitation foudroyante des
cerveaux et des âmes épuisés par les victoires du fer sur les
champs de bataille servirait-elle de relais anémié, puis de
boomerang au déclenchement des décadences byzantines?
Dans ce cas, il
deviendrait heuristique de se demander en tout premier lieu ce
qui a bien pu se passer au sein de la civilisation occidentale
pour qu'un essor technologique et scientifique prématuré ait
conduit des mécaniciens bien trempés et des calculateurs
minutieux à l'enfermement de l'humanité dans un rêve d'enfant -
celui de transporter le simianthrope dans l'Eden d'une
délivrance précédée de vingt siècles de sautillements désespérés
sur la terre et que symbolisera le "dernier homme" de Nietzsche.
4 - L'exemple
romain
A
l'appui de ce "syllogisme de l'amertume", comme dirait E.M.
Cioran, est-il une civilisation de la persévérance plus
titanesque dans le génie de la pierre et du fer que la romaine?
Sous Claude, un aqueduc tour à tour aérien et souterrain de plus
de soixante kilomètres, commencé sous Caligula, apporte l'eau de
trois lacs lointains aux centaines de fontaines de la ville. Vu
l'outillage de l'époque, ce treizième travail d'Hercule ne
serait égalé de nos jours que par une tuyauterie géante qui
conduirait le Rhône de Genève à Paris. Le génie romain a couvert
l'empire de routes de granit et d'amphithéâtres titanesques.
Quand un empereur refusait qu'on construisît des temples massifs
en son honneur, il se voyait accuser de mépriser la cité : "Les
mortels les plus illustres aspirèrent toujours aux plus hautes
récompenses (…) Le mépris de la gloire n'est que le mépris de la
vertu. " (Tacite, Annales, L. IV, chap.38)
Mais pourquoi les premiers contempteurs des grandeurs mécaniques
s'étaient-ils déjà insinués dans le secret des consciences ?
Agrippine, la veuve colérique, mais vaillante de Germanicus,
l'illustre vengeur des légions massacrées de Varus, vient se
plaindre à Tibère des pièges que lui tend Séjean, l'âme damnée
de l'empire, qui s'apprête, dit-elle, à ruiner son crédit par
une accusation infondée de crime de lèse-majesté à l'encontre de
ses amies Pulchra et Sosia. Elle trouve l'empereur occupé à
offrir un sacrifice à Auguste, leur "père à tous": "On
ne devrait pas, s'écrie-t-elle, immoler des victimes au divin
Auguste quand on persécute ses descendants. L'âme de ce dieu
n'est pas entrée dans le marbre inanimé, mais en elle-même. La
seule effigie céleste est née de son sang." (Annales,
L. IV, chap.52)
5 - Les
premières fissures de la politique du ciel
On comprend que la chute des âmes d'acier dans le sordide ait
donné tout son poids au mépris des chrétiens pour la mollesse
des gloires putréfactrices. Pendant des siècles, des centaines
de milliers d'hommes et de femmes chercheront auprès d'un roi
spartiate du cosmos une vie plus digne d'être vécue à leurs yeux
que dans la pourriture d'un empire agonisant. Le christianisme
s'est coulé dans le lit du stoïcisme et le stoïcisme n'est que
la suite logique du socratisme. Qu'on lise la mort de Sénèque,
de Thraséa et d'autres héros de la spiritualité et du courage
philosophiques et l'on comprendra que l'éthique est l'âme et le
cerveau des civilisations vivantes.
C'est pourquoi, au IIIe siècle encore, saint Ambroise croira que
le nouveau Jupiter protégerait l'empire non seulement de la
honte des turpitudes romaines, mais avec bien plus de succès
militaires que les dieux mourants de l'Olympe. A la suite du sac
de Rome en 410, saint Augustin consacrera vingt ans de sueurs et
de larmes au labeur cosmologique de démontrer à l'Eglise et à la
masse des chrétiens raidis dans leur piété de stoïciens que le
naufrage d'une civilisation sous les coups des barbares
répondait aux volontés d'un dieu aux desseins intelligents, mais
impénétrables et aux brutalités seulement passagères. La
Cité de Dieu est le premier traité systématique de
légitimation divine des catastrophes culturelles, la première
justification théologique des décadences et la première
sanctification de la sottise politique au cœur du mythe des
Titans du salut et de la grâce. Depuis lors, la piété jette sur
sa propre cécité le manteau d'une rédemption herculéenne. Avec
Allah, un culte de la fatalité enfermera à son tour les
dérobades de la raison dans la châsse de l'obéissance dévote et
de la fainéantise militaire.
Aussi l'ascension ad astra de la religion chrétienne
n'est-elle pas due seulement à la vanité dont toutes les
entreprises terrestres se trouveront frappées: il s'y ajoutera
un complexe de culpabilité gigantesque et une nostalgie
douloureuse des consciences romaines abatardies. Cette gangrène
rongera de l'intérieur tout le premier siècle de notre ère,
tellement les lettrés voyaient dans le naufrage continu de la
morale rationnelle, tant publique que privée, la cause première
et la plus criante de l'effondrement lent et inexorable de la
République. Mais l'invocation d'une prétendue programmation
céleste du déclin du peuple des Quirites sous la houlette du
Dieu nouveau des chrétiens servait déjà d'alibi et de
faux-fuyant aux intelligences, tellement la cruauté du vrai
diagnostic crevait par trop les yeux pour ne pas faire reculer
d'effroi tout le monde et provoquer une fuite éperdue des
responsabilitéd dans un alibi religieux monumental.
6 - Les dieux et la
politique
Certes, pendant plus de dix-sept siècles, la religion de la
croix assortira son mépris pour les sciences, les lettres et les
arts d'une pédagogie de la dévotion farouchement fondée à la
fois sur la sacralisation de l'ascèse des stoïciens et sur la
proclamation compensatoire de la suprématie de la théologie sur
la philosophie. La sanctification naïve d'un pouvoir central des
Etats et des nations désormais surveillés et gérés d'en-haut par
le nouveau Jupiter forgera un rituel de la piété dont le sacre
des rois de France illustrera l'argumentation candide et
généreuse. On associera l'installation évangélique des
successeurs de Jésus-Christ sur le trône de la Gaule à l'énoncé
de la profession de foi la plus solennelle . Les formules
liturgiques liaient l'exercice d'un pouvoir temporel
sanctificateur aux devoirs universels de la morale et de la
charité évangéliques: "Que le roi châtie les orgueilleux,
qu'il serve de modèle aux riches et aux puissants, que sa bonté
pour les humbles et sa charité pour les pauvres le montrent
juste à l'égard de tous ses sujets et qu'il œuvre à la paix
entre les nations."
Les Romains ne demandaient pas encore aux dieux leur soutien
inébranlable à la consolidation des devoirs moraux de l'Etat
profane, mais seulement de leur accorder des faveurs chiffrables
en échange de leur observance méticuleuse des rites cultuels. Il
fallait que l'Olympe fût un débiteur nanti pour qu'on pût lui
demander de nous aider à remporter des succès sur le terrain.
Nous avons oublié la débâcle de l'éthique politique à laquelle
cette théologie de grippe-sous et de porte-sabres a conduit
l'empire. Tacite: "Je me rends bien compte qu'il doit
paraître fabuleux (fabulosum) (…) qu'un consul désigné se
soit uni maritalement avec la femme de l'empereur et cela à un
jour fixé, en présence de témoins conviés à signer le contrat
conjugal, comme s'il s'agissait de fonder une famille, fabuleux
que cette femme eût écouté les paroles rituelles des haruspices,
se soit couverte du voile nuptial, sacrifié aux dieux, pris
place à table entourée de convives, fabuleux qu'elle se fût
livrée aux baisers, aux enlacements et enfin à la coucherie
matrimoniale. Mais je n'ai rien rédigé en vue de provoquer la
stupéfaction (miraculosa), je n'ai fait que rapporter ce
que des vieillards m'ont raconté ou que j'ai lu dans les écrits
de l'époque." Tacite, Annales, L. XI, chap.
27.
Suétone ajoute un trait saisissant à ce tableau: "Ce qui
dépasse l'imagination, c'est qu'on fit signer à Claude le
contrat de mariage de sa femme avec Silius, son amant, en lui
faisant croire qu'il s'agissait d'un jeu pour détourner quelque
mauvais présage." En ce temps-là, les dieux n'étaient encore
que des acteurs de la politique et des stratèges à consulter,
non des gardiens idylliques de la morale privée.
7 - La psychophysiologie des dieux
L'anthropologie
critique se demande pourquoi les civilisations pourrissantes
perdent la robustesse de leurs élévations au point que la ruine
des sciences et des techniques, puis la liquéfaction des
Lettres, des arts et de la pensée philosophique place sous les
mitres et les crosses la désespérance des empires trompés par
les triomphes passagers du temporel. C'est que la chute de Rome
a provoqué un déplacement de l'essor intellectuel et de la
musculature morale du monde antique en direction d'une quête
entièrement nouvelle et pathétique: on allait décrypter les
secrets psychologiques et politiques du nouvel empereur du ciel
et de la terre, qui venait de réaliser l' exploit inouï
d'arracher les rênes de l'univers des mains fatiguées de tous
ses rivaux de l'Olympe. Cette interrogation angoissée, mais
jugée exaltante, s'est poursuivie depuis Tibère jusqu'aux
théologiens du Moyen Age. Sénèque se posera déjà les mêmes
questions que Pascal et les jansénistes de Port Royal concernant
la nature et les conditions rationnelles, mais irrationnelles
d'apparence, des grâces prévisibles et imprévisibles dont un
souverain omniscient et omnipotent de l'univers disposait à
profusion.
"Oui,
écrit le futur martyr de Néron, je rends grâces à une nature
dont je pénètre les plus secrets mystères. Mais je ne me
contente pas de m'enquérir des éléments qui composent l'univers,
je me demande en outre quel en est l'architecte ou le
conservateur." Puis venait un enchaînement d'énigmes
théologiques qui ont longtemps fait croire que Sénèque était
chrétien, ce qu'Erasme n'a pu réfuter qu'avec de grandes
difficultés. On voulait savoir "ce que c'est que Dieu. Est-il
absorbé dans la contemplation de lui-même? Abaisse-t-il parfois
son regard sur nous? Crée-t-il tous les jours ou n'a-t-il créé
qu'une fois? Fait-il partie du monde au point de se confondre à
sa création? Peut-il promulguer de nouveaux décrets afin de
modifier les lois du monde? Ne serait-ce pas perdre de sa
majesté et s'avouer faillible au point d'avoir à retoucher son
œuvre? Car celui qui ne saurait aimer que la perfection doit se
montrer fidèle à ses amours ; non point qu'il se rendrait moins
libre et moins puissant pour si peu, car il est lui-même la
nécessité. Si l'accès à ces mystères m' était interdit,
aurait-il valu la peine de naître?" (Sénèque,
Questions naturelles, L. 1, Préface)
Comment la traque d'un démiurge aussi souverain que parfait
favoriserait-il la construction des aqueducs ou l'organisation
des jeux de gladiateurs dont Cicéron félicitait encore si
vivement son ami Atticus? Mais comment ne pas installer dans les
nues un contrepoids crédible des dieux de Néron? Chaque fois que
le monstre avait perpétré un crime, on remerciait les dieux de
l'avoir protégé d'un terrible danger - il devait à leur
protection d'avoir assassiné à temps son frère Britannicus, sa
mère Agrippine, sa femme Octavie.
8 - Dégrossir l'idole
On sait que la passion de découvrir les intentions
bienveillantes ou redoutables de l'immensité, de l'éternité et
du vide à l'égard de l'encéphale effaré de l'humanité - donc de
percer les derniers secrets des civilisations - s'est ensuite
consacrée à passer au crible les promesses fallacieuses d'une
délivrance aussi sainte que définitive d'une espèce tour à tour
ascensionnelle et dépressive. Assurément, c'était aux
métamorphoses récentes du ciel et de ses grâces qu'il fallait
attribuer une manne de prodiges béatifiques. On sait également
que la Renaissance ne doutera pas le moins du monde de la
véracité des récits fabuleux censés avoir été dictés par un
créateur du cosmos à ses quatre évangélistes préférés. Mais
pourquoi avait-il commis l'imprudence de laisser son Eglise
faire le tri des calames crédibles? L'exégèse renacentiste ne
faisait jamais, disait-elle, que délivrer plus sûrement
qu'autrefois le joyau universel des écrits divins de la gangue
dans laquelle des copistes ignorants l'avaient enchâssé.
Depuis des siècles, ce mode de traque de la vérité religieuse
était d'usage courant non seulement au sein du polythéisme des
philologues , mais au cœur d'une connaissance des textes sacrés
qu'on qualifiait maintenant de "rationnelle". Si les astrologues
s'étaient partiellement trompés dans leurs raisonnements
impeccables concernant la durée exacte du séjour de Tibère à
Capri, ce n'était nullement la faute de la science des relations
des astres avec nos squelettes, mais exclusivement la leur. Pour
Tacite lui-même "l'avenir de chacun est fixé dès la première
heure de son existence et si les évènements démentent
quelquefois les prédictions, cela tient à l'imposture du devin
qui a annoncé ce qu'il a feint de savoir; et c'est pour cela
qu'on a discrédité un art dont la validité a été démontrée dans
les temps anciens, comme dans notre siècle par des preuves
éclatantes." (Tacite, Annales, L. IV, chap.
22)
La conviction de
ce que les voies du destin sont connaissables a passé des
astrologues aux théologiens chrétiens. Aussi a-t-il fallu
attendre les XVIIe et XVIIIe siècles pour commencer de mettre en
accusation la morale et la politique d'un Dieu demeuré fruste et
barbare en coulisse. Mais on n'osait encore accuser de
sauvagerie le génocidaire du Déluge - aujourd'hui encore la
férocité de ses tortures infernales alimente la sainteté de sa
justice.
On voit qu'une civilisation ne se montre cérébralement vivante
qu'aussi longtemps qu'elle demeure en guerre sur deux champs de
bataille parallèles, celui de l'intelligence critique d'une
humanité résolument prospective et celui de la raison non moins
décapante des prophètes, dont on attribuera la provenance à une
divinité en évolution dans le cosmos. Ces deux guerres, aussi
iconoclastes l'une que l'autre, sont tenues pour conjointes
quand la foi s'attache un instant à désaveugler la divinité.
Aussi l'idole n'est-elle jamais qu'une pierre de touche
révélatrice du degré de vaillance cérébrale du simianthrope et
de ses porte-voix attitrés. Les décadences surviennent à l'heure
entre chien et loup où les boîtes osseuses supérieures se
découragent de porter un regard de pédagogues et de profanateurs
tant sur elles-mêmes que sur les dieux ou le Dieu que les
ancêtres ont sécrétés. Mais pourquoi l'homme se donne-t-il la
réplique par l'intermédiaire de médiateurs imaginaires de son
encéphale? Pourquoi notre espèce s'assoupit-elle dans l'oubli
fécond et maladroit de ce compagnonnage? Peut-être n'est-ce pas
le contenu scientifique des têtes qui donne leur élan aux
civilisations, mais le souffle et l'élan des interlocuteurs du
"ciel" et de l'intelligence humaine étroitement emmêlés.
9 - La postérité
commune de Darwin et de Freud
Pour tenter de l'apprendre, demandons-nous quel ressort s'est
brisé au cœur de la civilisation mondiale à partir du XXe
siècle. Car le XIXe siècle a découvert l'évolutionnisme et le
XXe siècle a commencé d'explorer quelques secrets de la
conscience faussement lucide. Qu'en est-il des ténèbres de
l'inconscient dans lequel le simianthrope cache ses
effarouchements religieux? Comment se fait-il que deux
découvertes plus gigantesques, semblait-il, que celle de
l'héliocentrisme n'aient pas débarqué sur la place publique avec
davantage de fracas que les querelles sur la grâce au XVIe
siècle?
Certes, Darwin a déclenché un séisme dans les souterrains d'une
théologie qui s'attachera pendant près de deux siècles encore à
soutenir un géocentrisme sacralisé par son inscription dans
l'astrologie, dans les saintes Ecritures du judaïsme et au cœur
des astronomies primitives. Quant à la psychanalyse, on peut
remarquer qu'elle a fait son chemin avec moins de tapage que
l'évolutionnisme, mais qu'elle a ruiné la psychologie
rudimentaire que le Moyen Age avait fait culminer dans un
classement pétrifié des "facultés". Et pourtant, ni l'une, ni
l'autre de ces sciences n'a provoqué une révolution radicale et
universelle au sein de la pseudo-connaissance de lui-même que le
simianthrope avait cru conquérir depuis la plus haute antiquité.
Certes, la réflexion sur l'ascendance animale de notre espèce a
ensuite progressivement glissé vers quelques analyses
superficielles de la structure politique qui régit les
comportements collectifs des hordes de chimpanzés; mais les
résultats de ces premières recherches, quoique déjà frappants,
n'ont pas été vulgarisés, sans doute parce qu'ils demeuraient
trop élémentaires pour provoquer une mutation des aises de
l'intelligentsia mondiale.
10 - Un exemple
Un seul exemple: chez les chimpanzés, à chaque naissance le chef
de la horde vient saluer la mère et admirer le nouveau-né.
L'atmosphère est joyeuse. Il est évident que s'il n'existait pas
de conscience festive du groupe, donc d'identité propre au corps
collectif, cette espèce ne se serait pas objectivée à ses
propres yeux au point de se percevoir au spectacle d'évènements
visibles sur un écran mental, celui du social. Aussi s'agit-il
d'intégrer le nouveau-né dans le groupe, ce qui passe par
l'éveil du môme à un regard sur sa mère et de celle-ci sur son
rejeton. L'accouchée s'y attache pendant plusieurs jours au
point de refuser toute tentative prématurée et faussement
euphorique d'un contact affectif illusoire et unilatéral du mâle
dominant avec sa progéniture encore étrangère à tout sentiment
d'appartenance à la collectivité.
Si la mère, puis le chef, puis la tribu tout entière deviennent
des personnages réels dans l'encéphale encore brumeux du
chimpanzé au biberon, on comprend que la montagne, la forêt, les
rivières, sortiront du néant à leur tour et deviendront des
acteurs reconnaissables au sein de la communauté sitôt que
l'encéphale simiohumain des premiers millénaires se sera
suffisamment développé pour que l'identité sociale du groupe se
cherche des interlocuteurs grossis et extérieurs. Mais il aura
fallu attendre Lévy-Bruhl, mort en 1939, pour étudier la
mentalité dite "projective" de nos congénères quadrumanes. Et
pourtant, une anthropologie fécondée par la connaissance des
animaux hyper socialisés que nous sommes devenus ne débarquera
dans la psychanalyse, puis dans la sociologie et dans la science
historique qu'avec Fromm, décédé en 1980, comme si le phénomène
psycho-cérébral originel de la personnification du monde
extérieur n'était pas demeuré vivant au sein de toute la
civilisation antique, puis chrétienne et enfin pseudo
scientifique d'aujourd'hui, qui projette encore le mythe d'une
rationalité en soi de la matière dans le tissu constant, donc
prévisible, donc exploitable des coutumes imperturbables du
cosmos: on croit encore que les redites aveugles de l'inerte
rendent l'univers rationnel en soi, donc "parlant".
Comment le singe cérébralisé construit-il le verbe comprendre
sur le rentable?
La semaine
prochaine, j'essaierai de raconter notre évolution cérébrale,
afin de tenter d'articuler la notion de décadence avec
l'histoire de l'encéphale de notre espèce.
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