Que penser de la récente confusion entre le Kant de l'histoire
réelle, donc secrète de la philosophie - celle qui ne s'enseigne
pas dans nos écoles - et le Kant que l'ironiste et agrégé de
philosophie du Canard enchaîné, Frédéric Pagès,
s'est amusé à faire naître de l'encrier de Jean-Baptiste
Botul, métaphysicien imaginaire et illustre conférencier "au
lendemain de la seconde guerre mondiale", dont on se
souvient, ajoute l'auteur du paradigme, qu'il fut applaudi à
tout rompre par des légions serrées de "néokantiens du
Paraguay"?
A
mon avis, deux questions cruciales se posent depuis lors à la
conscience philosophique mondiale. La première est de préciser,
comme il est rappelé dans le préambule ci-dessus, les relations
que "Botul" entretient avec le botulisme, cette maladie
souvent mortelle et qui frappe exclusivement les consommateurs
de conserves avariées dans le cas primo, où le diagnostic
serait tardif, secundo, si l'on a renoncé à administrer
rapidement un antidote efficace aux malades, tertio, si
l'on a négligé de les soumettre dès les premiers malaises à des
soins respiratoires intensifs. Comment la philosophie actuelle
se trouve-t-elle mise en conserve? Quels sont les modes de
distribution de ce produit si M. Béhachel en a fait la
découverte dès son plus jeune âge parmi les hiérarques de la rue
d'Ulm? Car il a expressément déclaré que son adolescence s'était
nourrie des trois marques les plus célèbres du botulisme
français, celles qu'un évangélisateur patenté de l'histoire
universelle avait lancées sur le marché, un certain Louis
Althusser, auquel nous devons trois produits, l'"antinaturalisme",
l'"antihistoricisme" et l'"antiorganicisme". Mais
comment se peut-il qu'un tel maître en botulisme ait pu
enseigner une histoire botulique de la philosophie à des
générations d'agrégés au pays de Descartes et illustrer à
plaisir les péchés capitaux de cette discipline au sein du plus
illustre institut d'enseignement français du "Connais-toi"
socratique, l'Ecole Normale supérieure?
La
seconde question, aussi cruciale que la première, se rattache
néanmoins étroitement à la première en ce qu'il s'agit de
mesurer le niveau de profondeur auquel descend le bathyscaphe
qu'on appelle l'école française de la raison pour que M.
Béhachel ait été marqué pour la vie d'un sceau aussi peu
républicain, au point que, quarante ans plus tard, il soutient
encore mordicus que "le prétendu sage de Königsberg
serait un philosophe sans vie et sans corps" et pour que
M. Frédéric Pagès ait pu, avant tout le monde, approfondir le
diagnostic du botulisme français dans son essai L'idiot de
la Sorbonne?
Qu'en est-il donc du botulisme démocratique dont souffrent les
mandarins de la pensée française post-cartésienne? On sait qu'il
s'agit d'une toxine extrêmement puissante, le clostridium
botulium. Les dictionnaires médicaux nous apprennent qu'il
ne se multiplie qu'en l'absence d'oxygène. Ils nous disent
également que cette anaérobie résulte le plus souvent des
conditions de stérilisation et de conservation des fruits et des
légumes. Les produits acides, disent les spécialistes de cette
pathologie, ne se prêtent pas à la prolifération de la bactérie,
mais la maladie peut se propager par inhalation dans les
laboratoires ou par inoculation.
Comment se fait-il que le botulisme
philosophique mondial réponde en tous points à ce modèle? Ce
parallélisme peut-il aider les chercheurs à observer les
mécanismes internationaux qui rendent la bactérie contagieuse?
Puisque, depuis Platon, les philosophes se veulent des
Hippocrate de l'encéphale de notre planète, une épidémiologie
succincte de la maladie me paraît de nature à inaugurer une
enquête salutaire sur la nature des conserves cérébrales dont
use notre espèce.
2 - Le problème de l'histoire de la raison
On
ne saurait préciser le diagnostic du botulisme sans commencer
par observer que la Critique de la raison pure se
situe à un moment précis de l'histoire de la philosophie
pédagogique et qu'à ce titre, l'intérêt universel et durable de
cet ouvrage ne court pas davantage de risques de contamination
par l'environnement bactériologique de l'époque de sa parution
que le Gorgias ou le Théétète de
Platon. Il s'agit donc d'expliquer pourquoi l'enseignement
scolaire de la philosophie exige de nos professeurs de lycée,
non seulement une connaissance raisonnée de toute l'histoire de
la philosophie de Pythagore à nos jours, mais, de surcroît, une
réflexion de fond sur le sens de l'expression: "connaissance
raisonnée". Car Aristote invoque sa "connaissance
raisonnée" de l'histoire de la philosophie afin de se situer
lui-même dans la postérité de Platon, Descartes invoque sa "connaissance
raisonnée" du passé de la philosophie afin de donner un coup
de balai rageur dans le fatras des traditions prétendument
philosophiques de ses prédécesseurs, Kant invoque sa "connaissance
raisonnée" du passé de la raison humaine afin de donner un
fondement inné et universel à la logique d'Aristote, Hegel
résume l'histoire chaotique de la philosophie afin de tracer un
chemin sûr de l' "espri " sur notre astéroïde et Marx se livre à
une généalogie de la déraison spiritualiste afin que sa propre
histoire raisonnée de la pensée de ses prédécesseurs illustre un
conflit inconscient et gigantal entre la classe des
propriétaires et celle des pauvres.
Pour tenter de préciser la question proprement philosophique que
Kant s'est posée et dans quelle histoire raisonnée de la pensée
mondiale il a rédigé sa célèbre Critique de la raison pure,
il faut donc que les professeurs de philosophie que nous mettons
au service de la formation et du devenir de l'encéphale de nos
enfants dans nos lycées aient reçu une formation de géants au
sein de notre éducation nationale en perdition, afin que ces
Titans de la raison de demain puissent répondre aux élèves qui
leur demanderont avec insistance quel est le sens de l'histoire
entière de la philosophie afin qu'il devienne un jour possible
de placer Kant à sa véritable place dans un parcours réfléchi de
l'intelligence humaine. Sinon, nous en serions réduits à
informer nos futurs bacheliers de ce que Kant était "un
fou furieux de la pensée, un enragé du concept dont toute la
Critique de la raison pure pourrait se lire comme le récit d'un
drame intime, une auto biographie secrète et cryptée"?
(Béhachel)
3 - Les
neurones du principe de causalité
Mais voici que le Kant mis en conserve par Botul arrache ses
bandelettes et bondit hors du sépulcre de l'histoire scolaire de
la philosophie pour nous apostropher en ces termes : "Le statut
anthropologique de la causalité expliquante aurait-il changé
depuis la parution de ma Kritik der reinen Vernunft
en 1781? Autrement dit, conjugueriez-vous le verbe comprendre
tout autrement que de mon temps?"
Imaginons un professeur de philosophie de la République des
droits que l'homme de génie se verrait autorisé à exercer dans
une institution publique et qui aurait refusé tout net de
consommer les conserves althussériennes sus-dites de l'"antinaturalisme",
de l'"antihistoricisme" et de l'"antiorganicisme"
de M. Louis Althusser et qui répondrait en ces termes à des
lycéens suspendus à ses lèvres:
-
Pour comprendre la plateforme historique sur laquelle la
Critique de la raison pure a construit l'intelligibilité
kantienne du monde, vous devrez apprendre l'allemand, parce
qu'on ne comprend pas vraiment un grand philosophe si l'on n'a
pas conquis un contact viscéral avec sa pensée par la médiation
de sa langue. En allemand Vernunft veut dire la raison,
mais l'adjectif vernünftig signifie raisonnable au
sens où l'on demande aux enfants de se montrer bien sages, ce
qui signifie que le raisonnable ressortit au bon sens. Or, le
bon sens, que nous appelons le sens rassis, renvoie en allemand
au substantif Verstand, l'entendement, dont
l'intercesseur n'est autre que le verbe verstehen,
comprendre.
Puis notre pédagogue expliquera en classe que Kant se trouvait
placé devant l'équation suivante: le philosophe anglais David
Hume avait démontré avec succès que le prétendu "lien de
causalité" censé relier deux évènements consécutifs n'est ni
observable, ni capturable au sein de la nature et que, par
conséquent, la prétendue annonciation dont ce vocable serait le
messager n'est qu'une sécrétion de notre cerveau pragmatiste.
Car c'est à l'instar de tous les autres animaux qu'à force de
voir tel événement succéder rituellement à tel autre, nous nous
sommes fabriqué une "corde de sable", comme disaient les
Romains, afin de les ficeler mentalement l'un à l'autre dans
l'imagination reptilienne à laquelle notre conque sommitale se
trouve ligotée pieds et poings liés . Mais si le " lien de
causalité " est funambulesque chez le renard et chez l'homme,
comme Montaigne l'avait déjà remarqué, puisqu'il ne se cache
nulle part dans la nature naturante, il faudra nécessairement
aller le dénicher parmi nos neurones de cordeliers.
4 - Les
interrogations d'un lycéen
Puis, notre pédagogue trans-botulique conduira les lycéens à se
demander quel est, dans les arcanes de nos encéphales de
danseurs de corde le statut anthropologique du concept
artificiel et pseudo explicatif de causalité qui ficelle
tout verbalement la compréhensibilité du monde à nos neurones
cérébraux, autrement dit, quel est, depuis les temps les plus
reculés, le statut de la raison sonorisée, donc de
l'intelligence dite démonstrative dont se réclame une espèce
vocalisée. Car, du temps de Kant, la langue allemande commençait
seulement de se franciser à outrance, mais l'auteur de la
Critique de la raison pure recourait déjà cent cinquante
fois environ et dans ce seul ouvrage à l'adjectif
intelligibel.
Ecoutons notre
hérétique:
-
Il vous faudra apprendre le grec, dira-t-il, sinon vous n'aurez
pas de relation respirante avec Platon non plus, de sorte que
vous ignorerez que critique renvoie au verbe grec
kritein, qui signifie juger et que la
Critique de la raison pure est une analyse relativement
fouillée des jugements tenus pour vrais depuis Euclide, donc un
examen des fondements anthropologiques inconscients qui élèvent
les causes au rang d'intercesseurs de la "vérité intelligible"
, donc d'instruments de la médiation vocale dont nous nous
enorgueillissons principalement.
Alors, tel le jeune Abélard face à son professeur, neuf siècles
auparavant, le maître en scolastique Guillaume de Champeaux, un
lycéen hérétique se lèvera dans la classe et demandera à son
professeur de scolastique républicaine ce que la démocratie
mondiale entend par le terme d' "histoire raisonnée"
appliquée à la sophistique philosophique de la Liberté, de
l'Egalité et de la Fraternité dès lors qu'aucun lien
intelligible n'apparaît entre les phénomènes, faute que la
causalité soit une tricoteuse crédible du tissu de la
connaissance rationnelle.
-
Monsieur, dira ce vaillant jouteur, je ne suis satisfait ni de
la problématique, ni de la plateforme dont vous nous présentez
le pilotage effronté et qui sont censées cerner dans son
historicité spécifique la question proprement philosophique
posée par l'anthropologie critique d'Emmanuel Kant. Car enfin,
Monsieur, si la causalité dite explicative est une construction
cérébrale et si elle a poussé comme un champignon malade dans
l'encéphale fantomal des descendants du chimpanzé, qu'en
sera-t-il du statut actuel de la raison humaine, qu'en sera-t-il
de la nature de la compréhensibilité scientifique au siècle
d'une relativité générale qui nous a invités aux noces du temps
avec la matière, qu'en sera-t-il de la solidité de la notion
d'intelligibilité dans les entrailles de notre univers à trois
dimensions, qu'en sera-t-il de la validité des conquêtes de
notre intelligence un siècle et demi après la parution de l'Evolution
des espèces de Darwin? Comment pouvez-vous soutenir que
l'Essai sur l'entendement humain de David Hume
fournirait son cadre à la véritable histoire de la question? Car
enfin, Monsieur, si la nature déroule sous nos yeux une
succession d'évènements inexplicables, mais dont la constance
nous les rend profitables à tous coups et si la raison à l'usage
des aveugles nous fait croire que nous comprenons notre pâtée du
seul fait qu'elle nous est régulièrement servie, qu'allons-nous
devenir parmi les autres animaux privés, comme nous, des
recettes du ciel et dont nous ne nous distinguerons que par
notre plus grande habileté à exploiter les filons infaillibles
de la matière?
Puis, courant sur sa lancée, notre lycéen rappellera à son
professeur que si Kant n'était pas assez sot pour tenter de
mettre la main sur des causes en chair et en os, il apportait
néanmoins des démonstrations qu'il qualifiait d'évidentes, donc
de rationnelles, à l'exemple de Descartes et de Pascal et qu'il
légitimait donc notre "entendement naturel". Pourquoi
s'imaginait-il expliquer et comprendre les phénomènes auxquels
l'univers sert de théâtre? Comment pouvait-il affirmer à la fois
que la causalité serait seulement une catégorie innée et
fallacieuse de notre encéphale et que cette miraculée
engendrerait spontanément des signifiants qu'elle proclamerait
valides au sein des sciences expérimentales de l'époque et
notamment le plus locuteur d'entre eux, l'intelligible? Ecoutons
notre profanateur :
- Expliquez-nous,
Monsieur, comment Kant comprenait ses propres preuves, comment
il démontrait que la causalité innée rencontrerait la vérité
rationnelle dont la matière serait grosse s'il ignorait encore
que les atomes et les heures ont convolé en justes noces en
1904, un siècle exactement après sa mort.
5 - Un
professeur d'ironie
Voyez combien il est difficile de mettre en conserves la notion
d'Histoire de la philosophie et combien, mine de rien,
Frédéric Pagès voit loin à évoquer le botulisme en philosophie.
Si nous imaginons notre Hercule de lycée, donc notre pur produit
du botulisme épistémologique auquel notre éducation nationale
sert d'usine de fabrication et de conservatoire prestigieux,
imaginons, dis-je, la réponse de ce Titan à son accoucheur
naturel, le Théétète né un demi siècle après la mort de Freud en
1939 et cent dix ans après celle de Darwin en 1882. Car cet
adolescent se demande, lui, ce qu'il en est de l'inconscient qui
pilote la raison du singe dont la boîte osseuse produit des
causes supposées parlantes, donc un cosmos demeuré bavard en
diable sur les chemins éprouvés de la logique d' Aristote, alors
que celle-ci, comme il est rappelé ci-dessus, se trouve bel et
bien anéantie par la relativité générale d'Einstein.
-
Savez-vous, dira notre professeur socratique, que le jeune
Abélard a réfuté l'idée que les scolastiques se faisaient du
concept, savez-vous que cette école rattachait à la volonté
supposée commune de l' alliance sans faille que les idées pures
de Platon auraient conclues avec le Dieu des chrétiens - la
volonté de rendre rationnel le cosmos de la matière -
savez-vous, dis-je, que ce jeune homme intrépide n'a pas tardé à
voler sa place à son professeur de philosophie, qu'il voulait
arracher de force à l'ornière de la scolastique et qu'il a si
bien cloué le bec à son maître que ses élèves l'ont planté là
pour suivre les leçons du vaillant adolescent? Je vais donc
débattre loyalement avec vous du statut officiel du concept dans
la République; et nous allons tenter de réfuter ensemble
l'orthodoxie démocratique, dans le cas où il en existerait une
telle. Puis vos camarades désigneront lequel de nous deux
prendra la place de l'autre.
Puis notre pédagogue d'une France de la raison demandera à ses
jeunes auditeurs de s'interroger avec ardeur sur le sens et la
nature du concept de devenir, qui seul leur permettra,
dira-t-il, d'écrire une histoire raisonnée, donc
signifiante de la philosophie. Dans cet esprit, il exposera
ensuite l'argumentation que Kant avait imaginée afin de paraître
réfuter David Hume sans le contredire sur le fond: si la
causalité, expliquera-t-il posément, est décidément une
catégorie indéracinable de notre pauvre cervelle et si cette
pure forme est liée au fonctionnement inné de nos têtes
profiteuses, il en conclura que la rencontre naturelle et
inévitable des rouages cérébraux natifs de cette espèce avec les
routines et les ressorts providentiellement constants de la
matière enfanterait par miracle dans les entendements
préfabriqués une intelligibilité supposée réelle et éternelle
des phénomènes observés à la loupe et que la raison semi animale
ainsi programmée engendrera aussi providentiellement
qu'auparavant la compréhensibilité théologique la mieux
garantie, celle d'un cosmos dûment branché sur la caution
mémorable du mythe de l'incarnation de la vérité. La raison
divine des ancêtres passera donc pour validée par des
expériences non moins concoctées d'avance par le ciel que
précédemment. C'est que l'Allemagne de l' industrie naissante de
l'époque avait grand besoin de mettre en service une raison
aussi payante que celle d'hier, mais délivrée de la métaphysique
confuse des scolastiques et de toute la hiérarchie ecclésiale
mise en place par une Rome impériale ressuscitée sous le manteau
de la foi .
Alors, notre Abélard en herbe changera de
ton.
- Dis-moi,
Socrate, s'écriera-t-il, existerait-il un Dieu qui validerait
spécialement la raison protestante ou catholique? Existerait-il
deux innéismes, tantôt piqués au vif, tantôt de mèche, dont l'un
piloterait mon entendement naturel et l'autre l'univers de la
matière? Ces deux innéismes se parleraient-ils à l'oreille ou
s'adresseraient-ils des œillades appuyées ? S'entendraient-ils
pour se rencontrer sur le banc d'essai où la meule de nos
démonstrations dites scientifiques se révèlerait ensorcelée par
les prestiges de leur répétition inlassable ? Que pensez-vous de
la connivence secrète de Kant avec le Saint Siège et des causes
de sa brouille ultérieure avec le catholicisme ?
A entendre ce discours, notre professeur de
philosophie transbotulique commence par jouer au naïf afin de
mieux cacher son jeu au futur amant d'Héloïse.
- Voyez, dira-t-il, comment Kant explique en
outre ce qui se passe avec la science juridique . Cette
discipline ne brandit-elle pas un réseau de relations logiques
entre les termes du droit civil et pénal, tant national
qu'international qu'elle s'est tissé depuis les Romains aux fins
d'ordonner de siècle en siècle les relations intéressées que les
hommes entretiennent entre eux dans leurs cités ? Puis, cette
construction de l'esprit de raison des juristes semblera
rencontrer des relations d'affaires parfois conflictuelles entre
les individus, puisqu'elle aura été construite pour cela, mais
elle les rendra intelligibles, n'est-ce pas, dès lors que
l'autorité conférée à des tribunaux souverains séparera le vrai
du faux aux yeux d'une logique inébranlable, celle qui servira
de domestique à un tribunal infaillible, celui du droit pur.
6 - Un
élève surdoué
-
Monsieur, Monsieur, s'écriera notre philosophe en herbe, de qui
vous moquez-vous? J'ai lu, dans sa Critique de la raison
pratique, que Kant prouve ensuite l'existence d'un Dieu
qu'il installe dans son ciel sous le prétexte que ce personnage
se révèlera politiquement et moralement indispensable à la bonne
gouvernance de l'humanité. "Nécessité fait loi", nous dit
cet acteur tombé des cintres; sans lui, assène-t-il, on ne
saurait faire tenir debout toute la machinerie censée assurer la
rencontre des évènements naturels avec les règles de
fonctionnement impavides de notre boîte osseuse. Comment nous
ferez-vous avaler ce bobard, ce tour de passe-passe, cette
esquive, si vous nous démontrez, dans le même temps, que toute
la philosophie occidentale repose sur une dérobade éhonté de la
pensée devant les apories auxquelles la condition humaine se
trouve livrée. Car si la pratique qui nous est si hautement
profitable des habitudes aveugles de la matière se trouve
garantie par les émissions kantiennes de la monnaie fiduciaire
de la causalité et si nous achetons l'intelligibilité du monde
au guichet d'une banque qui nous fait confondre à tous coups la
manne de notre enrichissement avec une rhétorique prétendument
démonstrative de la rationalité de l'univers, que dois-je penser
de cet attrape-nigauds ? Croyez-vous, Monsieur, à l'existence
d'un deus ex machina qui planifierait le cosmos avec
éloquence à son propre usage d'abord, au nôtre seulement ensuite
?
On voit que les
pédagogues d'une démocratie ambitieuse de se rendre rationnelle
et dont la France deviendrait le modèle travailleraient
d'arrache-pied à tenter de donner son sens à une histoire
raisonnée de la pensée occidentale; car l'histoire de notre tête
se trouve en gestation depuis le paléolithique, mais nous en
attendrons encore quelque temps l'heureux accouchement. Par
bonheur, si l'élève raisonne rigoureusement, il reconnaîtra que,
depuis les origines de la civilisation la philosophie n'est
autre qu'une anthropologie critique et que l'étude critique du
fonctionnement de la conque osseuse qui couronne le singe
vocalisé fait l'objet propre à cette discipline.
Notre ennemi des
conserves avariées de l'histoire de la philosophie commencera
par enseigner aux lycéens qu'il est inutile de perdre son temps
à réfuter l'existence des dieux d'hier et d'aujourd'hui, parce
que l'homme est un animal qui parle à ses miroirs et qui ignore
encore que ceux-ci ne sont autres que ses mythes religieux. Si
la France cartésienne apprenait à décrypter ces réflecteurs-là
du genre humain, elle verrait l'histoire réelle de l'encéphale
des évadés de la zoologie se dérouler sur grand écran.
Mais pour cela, il faudra en outre réapprendre suffisamment le
grec pour découvrir les relations que cette langue entretenait
avec les dieux de l'Olympe. Car Socrate n'a pas attendu La
Bruyère pour expliquer que l'homme se reconnaît au langage que
ses mythes prêtent à son espèce de raison. Alors seulement il
deviendra possible aux générations à venir de lire le
Théétète avec des yeux nouveaux, alors seulement la
France cartésienne découvrira comment Platon répondait d'avance
à l'auteur de la Critique de la raison pure. Car,
disait-il aux Grecs de son temps, notre espèce d'entendement
s'efforce de saisir l'individu à l'école des mots les plus
universels qu'elle peut trouver sur le marché, alors que nous ne
fonderons jamais une science du singulier, puisque notre logique
nous transporte d'avance dans des mondes abstraits,
métaphoriques et insaisissables.
7 - La
double face du botulisme
Par bonheur, les jeunes gens nés entre 1990
et 1995 ne sont pas près de consommer les conserves avariées
dans les caves de l'école de l'histoire officielle de la
philosophie.
- Comment,
poursuit notre Abélard des démocraties, enfermerions-nous
l'homme et l'univers dans la fabrique de conserves d'une
scolastique du profitable? Quelle est la plate-forme
anthropologique des sophistes du capturable que nous présente
l'histoire botulisée de la philosophie si elle se trouve
mythifiée par l'usage botulique qu'elle fait du concept? Et
surtout, comment fonderions-nous une spéléologie du langage qui
nous ferait visiter la caverne du botulisme de M. Béhachel si
nous ne descendions dans les souterrains de la France et du
monde?
Alors notre éducateur de la République reviendra un instant à la
seule découverte philosophique du Moyen Age, celle d'Abélard ;
et il expliquera à la classe qu'en ce temps-là, l'arbre était
une idée pure, et aussi la pierre, et aussi la poussière, parce
que Platon l'avait écrit dans le Charmide et que
beaucoup de chrétiens admettaient, au grand scandale des
contemplatifs, que leur divinité aurait créé le monde à jeter un
œil aux "idées pures" d'arbre, de pierre ou de poussière
afin de les calquer sur ces modèles idéaux. Quel avantage, se
disaient-ils, de dialoguer avec un Socrate devenu "disciple
de Jésus-Christ" jusqu'au bout des ongles et qui
réconcilierait enfin toute la civilisation et toute la
philosophie grecques avec le mythe de l'incarnation de la vérité
de Zeus!
Mais Abélard, lui, avait-il lu le Théétète de
Platon sur le Parisinus avec des yeux dessillés? Et qu'y
avait-il découvert? Que si je retire à un arbre sa couleur, sa
hauteur, son épaisseur, son espèce, son âge et tous les traits
qui le caractérisent et le rendent singulier, je me trouverai
face à face, non point avec l'idée d'arbre, mais avec un arbre
abstrait et irréel. Alors Abélard a fait débarquer le concept
dans la philosophie, c'est-à-dire un fantôme du langage. Il en
est résulté, d'un côté, que ce spectre a permis de désacraliser
les idées pures de Platon, cet équivalent du Verbe des chrétiens
; mais de l'autre, comment prétendre connaître le vrai Théétète,
celui qui ne se réduit ni à l'idée pure, ni au concept fantomal
d'homme?
Du
coup l'humanité est devenue spectrale à elle-même; et elle a
définitivement perdu la parole artificielle d'un langage
religieux censé rendre compte de l'individu en sa spécificité
pour l'avoir chapeauté de la tiare du sacré et, dans le même
temps, notre espèce n'a pas trouvé l'instrument dune parole
résolument terrestre qui rendrait compte à nouveaux frais de
l'épaisseur et de la diversité du monde, puisque, primo,
les mots abstraits sont privés de substance, puisque, secundo,
sitôt retirés de nos Olympe, leurs squelettes nous comblent
seulement de coupes vides, puisque, tertio, le concept
est le récipient dont le creux nous prive de toute substance
capturable afin de ne mettre entre nos mains que le gigantesque
filet à saisir des Théétète dématérialisés.
8 - Les
conserves avariées de la philosophie botulique
Où
se cache-t-il, l'os médullaire et transbotulique dont la "substantifique
moelle" nous ferait retrouver à la fois la puissance et
l'innocence d'Adam au paradis? Demandons à notre éducateur de la
France de radiographier le saint Botul de la philosophie
mondiale, le concept, demandons-lui, aux côtés du jeune Abélard,
de nous démontrer comment l'histoire de la boîte de conserve de
la philosophie mondiale est celle du botulisme dont M. Béhachel
a fait l'instrument d'une arnaque universelle. Car son concept
préféré est l'hydre universelle du Mal, qu'il écrit avec
une majuscule, afin de mieux en cacher le vide à tous les
regards. Il suffira donc de nous demander comment ce faux
philosophe conceptualise le Mal en retirant à cet arbre
ses feuilles, ses couleurs, son épaisseur, son espèce et son
âge. On sait comment M. Béhachel a fait de ce spectre un glaive
bien aiguisé et exclusivement affûté aux fins de frapper d'estoc
et de taille les ennemis de son maître, l'Amérique et Israël.
Les faux philosophes sont toujours des hommes politiques
déguisés. C'est à ce titre qu'ils se montrent suffisamment
habiles pour dérober aux théologiens du monde entier les
concepts faussement universels de Bien et de Mal
qu'ils brandissent depuis le fond des âges. Mais cette fois-ci,
ils entendent faire débarquer leur guerre dans l'arène du mythe
d'une démocratie mondialisée à leur profit et dont leur
souverain d'outre Atlantique leur fournit le modèle le plus
titanesque.
Voyons comment l'effeuillage du monde réel et
la mise à nu des concepts faussement purs de Bien et de Mal
doteront de son langage contrefait une philosophie de
contrefacteurs, comment cette contrefaçon mimera, l'apôtre
ambigu du Bien, saint Althusser dont l'évangile et la chaire
avaient été domiciliés au cœur du haut enseignement de la
philosophie en France, l'école normale supérieure. Simplement,
le Bien se forgeait alors à Moscou, tandis que, de nos jours,
ses forgerons battent le fer du Bien et du Mal sur l'enclume du
Nouveau Monde, tellement la mythologie du Bien et du Mal est
l'arme nucléaire de la politique, le concept-roi du botulisme
planétaire, la nouvelle foudre verbale du Zeus des modernes.
Mais, par malheur pour Béhachel, dira notre anthropologue, les
premiers pas de l'esprit critique de demain permettent d'ores et
déjà d'observer comment le singe locuteur s'empêtre tantôt dans
ses logiques substantificatrices d'une "vérité" divine,
tantôt dans le discours spectral et fantomal du concept
botulique, de sorte que la véritable histoire de l'encéphale
simiohumain est celle du double botulisme qui gâte sa parole, le
théologique d'un côté et le conceptuel de l'autre. Comment la
jeunesse de la raison ne se placerait-elle pas au carrefour
d'une histoire raisonnée de la lente évolution de l'encéphale de
l'humanité, puisque le mythe du Bien et du Mal lui démontrent
que c'est dans le miroir de ses théologies que notre espèce ne
cesse de se regarder?
Comme l'heure de
cours sera écoulée, il nous faudra remettre à la semaine
prochaine l'histoire raisonnée de la mise en conserve de la
philosophie mondiale et le récit des aventures du botulisme
parmi les hommes dont nous n'avons évoqué que quelques
péripéties. .
Publié le 1er mars 2010 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
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