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Opinion

Le manifeste de Marly et la pauvreté intellectuelle de la classe politique européenne
Manuel de Diéguez


Manuel de Diéguez

Dimanche 27 février 2011


1 - La vocation intellectuelle de la France
2 - Marly
3 - Chez les aveugles, les borgnes sont rois
4 - L'occupation vassalisatrice
5 - Le statut juridique des troupes d'occupation américaines
6 - De la théologie protestante de la servitude
7 - Des causes de l'incompétence diplomatique de la classe dirigeante du XXe siècle
8 - Continuation du même sujet
9 - Et la France ?
10 - L'infirmité de la politologie actuelle
11 - L'impasse
12 - A la recherche du levier à soulever le monde
13- La double mâchoire de l'histoire et de la politique
14 - Un capitalisme suicidaire
15 - Clochemerle et le monde

1- La vocation intellectuelle de la France

Alain notait que, dans les vraies démocraties, les citoyens sont appelés à se mettre en esprit à la tête de l'Etat et à voter dans l'intérêt supérieur du pays. A plus forte raison, si des diplomates se trouvaient conviés à exposer leur vision de l'avenir de la France sur la scène internationale, leur devoir les hisserait sur les hauteurs où leur regard d'aigle embrasserait l'étendue des cinq continents. Que verraient-ils? Que toute la science diplomatique n'est jamais qu'un tricot stérile si aucune vocation éthique et civilisatrice ne lui donne son élan et son souffle. Depuis la sortie du Moyen Age, quel est l'apostolat de la France? Cette nation est appelée à faire progresser la raison du monde. Son devoir est donc celui d'un messianisme de l'intelligence. A ce titre, ce pays peut-il saluer bien bas les sorciers qui font vrombir les moulins à prières du Tibet au mépris du plus grand génie philosophique de tous les temps, celui de l'Eveillé, qui fonda la vie spirituelle du genre humain sur les ressources d'un athéisme abyssal? La France de l'avant-garde du cerveau de l'humanité peut-elle se taire au spectacle de la plus grande démocratie du monde, qui a légalisé à nouveau la torture que Louis XVI avait abolie et à laquelle l'humanité doit un retour en arrière de deux siècles?

2 - Marly

On sait qu'un groupe de diplomates français prudemment tapis sous le pseudonyme collectif de Marly s'indignait publiquement de ce que trois ans seulement après l'entrée de M. Nicolas Sarkozy au service du pays, ce haut dignitaire du génie de la nation les conduisît au constat suivant: "L'Europe est impuissante, l'Afrique nous échappe, la Méditerranée nous boude, la Chine nous a domptés, Washington nous ignore et notre suivisme à l'égard des Etats-Unis a fait disparaître la voix de la France dans le monde." Voilà un constat d'échec qui en dit long sur l'état d'esprit d'un Quai d'Orsay dont la bonne volonté ignore qu'une politique étrangère privée de vocation cérébrale jauge ses échecs à l'école des constats d'huissier.

Sous la Ve République, le corps diplomatique de la France ne répond pas au modèle du citoyen responsable défini par Alain, parce qu'il ne se met pas en esprit au service des plus hauts intérêts d'une civilisation. Dans quelle mesure cet exécutant loyal et zélé d'une politique étrangère que la Constitution a placée sous l'autorité exclusive du chef de l'Etat est-il responsable de l'élan et du souffle du pays sur la scène internationale. Sous Vichy, le Quai d'Orsay était au service de Vichy et, pour le pire, sous la IVe République également, puisqu'il s'agissait de chanter les louanges de l'hégémonie américaine, sous de Gaulle enfin, une vision prophétique de l'avenir politique de la planète a guidé le pays.

Dans sa critique des initiatives de M. Nicolas Sarkozy sur la scène internationale, le corps diplomatique actuel ne met en question ni la disposition des pièces sur l'échiquier, ni les règles du jeu. Certes, laissé à lui-même, on comprend que le Quai d'Orsay ne soit pas un Général de Gaulle à lui tout seul. Mais comment se fait-il que le groupe de Marly se garde bien d'évoquer le blocus de Gaza ou la conquête de la Cisjordanie par Israël - et encore moins, la stratégie de la France dans une Europe occupée par cinq cents bases militaires américaines. Mais si les conjurés se sont baptisés du nom du café où ils se sont réunis pour la première fois, voyons un peu ce qu'ils auraient dit s'ils avaient pris pour symbole l'extraordinaire machine hydraulique que Louis XIV avait fait construire à Marly-le-Roi afin d' alimenter en eau fraiche le coeur du Royaume, le château de Versailles.

3 - Chez les aveugles, les borgnes sont rois

Si un Quai d'Orsay silencieux était à lui-même un chef d'Etat condamné au mutisme, il aurait souligné qu'en 1989, le Vieux Monde n'a pas osé prendre le tournant gaullien qui s'imposait à la planète: c'était pourtant un devoir constitutionnel, pour tout Etat qui se voudrait souverain, de renvoyer au plus vite les troupes étrangères qui campaient sur son territoire depuis 1949. Comment juger un corps diplomatique qui, en 2011, ne s'étonne en rien de ce que la puissance des Etats-Unis se soit hypertrophiée à l'heure même où la logique de l'histoire exigeait, au contraire, qu'elle s'effondrât à toute allure, puisque les alliés du secouriste intéressé n'avaient plus besoin de son bouclier? De plus, l'hégémonie de l'empire au grand cœur fait désormais partie du paysage, dirait-on. Pourquoi la domination de l'étranger est-elle acceptée et légitimée pour toujours et dans son principe? Un Quai d'Orsay vigilant dirait que la politique étrangère de la France et de l'Europe ne saurait demeurer soumise pour toujours à la médiocrité congénitale à la politique étrangère des démocraties.

Les faux insurgés de Marly illustrent à merveille combien tout corps diplomatique se situe spontanément dans la tradition d'une passivité enrubannée et propre, hélas, à tous les corps constitués. On ne déplore que les effets collatéraux d'une médiocratie basique et l'on se garde bien de remonter à leur source, on passe outre aux exigences du plus élémentaire bon sens, on ignore la logique interne qui commande l'Histoire du monde, on ne sait pas clairement où va le globe terrestre, on n'a pas de vision de l'avenir. Chateaubriand savait cela, et Talleyrand et tant d'autres, tellement les chemins de la fatalité crèvent les yeux des voyants.

4 - L'occupation vassalisatrice

Si nos comploteurs de Marly regardaient la carte du monde du haut du nid d'aigle qu'ils se seraient aménagés dans leur esprit, ils remarqueraient que le chancelier Schröder avait refusé l'envoi de troupes allemandes en Irak, mais que sa désobéissance lui a valu de violentes attaques de la presse "démocratique" de son pays et qu'il n'a pu empêcher la garnison américaine de Darmstadt de servir de base arrière et de plaque tournante pour l'envoi massif des guerriers d'Outre-Atlantique en direction de l'Irak. Cinquante huit ans après la fin de la seconde guerre mondiale, la nation allemande n'avait donc pas retrouvé le pouvoir d'interdire à une armée étrangère de transiter à toute allure et du pas le plus martial du monde par ses arpents, et cela pour aller en envahir un autre. Mais alors, la Germanie d'aujourd'hui est-elle tout subitement redevenue souveraine sur ses lopins, et cela au sens précis que le droit international donne au terme de souveraineté? M. Berlusconi a envoyé des soldats de son propre pays ravager l'Irak, et il a consenti, à cette fin, de les placer sous le commandement d'une puissance étrangère. Qu'en est-il d'une démocratie qui ne consulte ni le peuple, ni le Parlement pour déclarer une guerre profitable seulement à un Etat étranger? Mais la police italienne a violemment réprimé les manifestations de protestation des citoyens qui tentaient, les mains nues, d'arrêter les troupes américaines en route pour l'Irak à partir des garnisons de l'occupant installées à Pise, à Florence, à Bologne, à Venise.

5 - Le statut juridique des troupes d'occupation américaines

Quelle est, aux yeux des héros anonymes du Quai d'Orsay, la stratégie d'une France peureuse et qui se garde bien, de son côté, d'informer franchement les peuples italien et allemand de ce qu'en droit public, leurs gouvernements sont illégitimes par nature et par définition, parce qu'aucun pays sur la terre n'est autorisé à livrer son territoire à des troupes étrangères, et cela, soixante-cinq après la fin d'un conflit militaire. Mais l'heure est proche où l'Italie et l'Allemagne prendront le chemin de la Tunisie, de l'Egypte ou de la Lybie, l'heure est proche où le peuple allemand exigera de sa classe dirigeante qu'elle renvoie les deux cents garnisons qui quadrillent l'Allemagne et le peuple italien, les cent trente sept forteresses qui font, de l'Italie une sorte de gigantesque porte-avions américain au centre de la Méditerranée.

Si le groupe de Marly avait laissé tomber du plus haut des cieux un bréviaire de la diplomatie mondiale dans lequel il serait écrit que non seulement les gouvernements italien et allemand sont illégitimes par nature et par définition, comme il est rappelé ci-dessus, mais qu'ils sont inconstitutionnels de surcroît et ab origine, ces deux peuples sauraient que, demain, leur classe dirigeante comparaîtra en haute cour pour trahison. Mais il manque encore aux émeutiers du Quai d'Orsay les yeux et les oreilles des connaisseurs de l'histoire réelle des nations.

Qu'aurait écrit le groupe des diplomates distingués de Marly si, non content de se distancier de la politique internationale de M. Nicolas Sarkozy , il avait témoigné d'une vraie hauteur de vues? Il aurait publié des documents connus de tous les historiens depuis plus de trois décennies et qui permettent d'ores et déjà de dresser le futur acte d'accusation des survivants de la classe dirigeante de 1930 à 2010. Voyez comme sa servitude consentie fera honte à l'Europe pour des siècles ! Car à la suite du coup d'éclat de la France en 1966, les Etats-Unis - chat échaudé craint l'eau froide - ont pris soin de faire signer à leurs "alliés" les clauses les plus rigoureuses et les plus minutieuses aux fins d'encadrer leurs abandons de souveraineté par des traités impérieux et d'enrubanner leur vassalité.

6 - De la théologie protestante de la servitude

Une fois de plus, il faut admirer le génie politique avec lequel le protestantisme a assimilé les leçons de l'Eglise catholique. On sait que, depuis deux mille ans, celle-ci sacralise la liberté "paulinienne" du chrétien, puis lui retire l'un après l'autre ses droits de "penser par lui-même", comme dira Voltaire. C'est ainsi que les traités signés entre les Etats-Unis et l'Allemagne commencent par proclamer le principe intangible de la souveraineté de l'Etat occupé; puis ils édictent des limitations drastiques de l'indépendance des Germains, et cela au point de conférer aux bases américaines le statut d'exterritorialité dont bénéficient les ambassades dans le monde entier. Du coup, l'occupant se soustrait purement et simplement à la juridiction nationale de l'Allemagne.

Il sera donc aisé, aux futurs cours de justice des démocraties de dénoncer l'absence de limitation dans le temps des droits, privilèges et apanages accordés à la puissance occupante, et d'abord au chapitre du stockage et de l'entretien des bombes atomique dispersées sur tout le territoire de l'Europe. On sait que ce gigantesque arsenal demeure omniprésent, alors même qu'aucun ennemi n'est plus à craindre depuis 1989. Mais comment la classe dirigeante d'une démocratie saurait-elle que jamais un allié "secourable" ne quitte gentiment ses amis "délivrés" et qui devient sa proie naturelle? Il faut enseigner cela aux enfants.

Si les magistrats des cours de justice des Etats libérés de demain devaient bénéficier de l'indulgence du tribunal, la perpétuation au-delà de la chute du mur de Berlin de traités soustraits à toute péremption sera jugée incompatible avec la souveraineté des peuples et des nations dans le monde entier.

Allons, encore un effort, hommes de Marly, la science diplomatique vous attend!

7 - Des causes de l'incompétence diplomatique de la classe dirigeante du XXe siècle

La longévité moyenne d'une génération s'élevant désormais à quelque quatre-vingts ans dans la portion médicalisée de la planète, on peut considérer que la population européenne actuelle est née vers 1930. Il est donc possible de résumer les évènements d'une portée internationale qui ont jalonné son parcours et d'observer utilement l'étiage intellectuel de la classe dirigeante de l'Occident tout au long du siècle précédent.

Certes, cette classe d'âge n'a accédé à la conscience politique minimale qu'illustre l'adolescence que vers 1945, de sorte qu'elle ne saurait se trouver informée de la cécité des dirigeants européens entre 1919 et l'accession au pouvoir de Hitler en 1936. Mais la carence cérébrale qui caractérisait les élites issues du suffrage universel de l'époque ressortissait déjà à leur méconnaissance de la nature même des Etats et du fonctionnement des empires, donc à leur sous-information au chapitre de l'identité et de l'esprit des grands peuples et des nations les plus prestigieuses.

Si tel n'avait pas été le cas, l'impéritie des dirigeants municipaux de la République de Weimar aurait fait éclater de rire jusqu'aux élèves de première année en sciences Po, tellement cette démocratie de village s'était illustrée à l'école d'un certain Del Cano, un industriel qu'on avait porté à la tête du gouvernement et qui s'était aussitôt dit que si la France occupait la Ruhr, c'était évidemment à seule fin d'empocher les bénéfices d'une riche entreprise d'extraction du charbon. Il suffisait donc d'obtenir des syndicats de l'endroit qu'ils fissent voter la grève aux mineurs pour que Paris capitulât. Naturellement, Henri Poincaré avait envoyé sur l'heure un régiment occuper ce lieu emblématique de la victoire française de 1918. Il était donc inévitable que Hitler reconquerrait, lui aussi, la Ruhr les armes à la main et que son coup de force, légitime aux yeux de toute nation souveraine, mettrait l'Allemagne tout entière à l'unisson d'un dirigeant qui y avait gagné ses galons de chef d'Etat.

8 - Continuation du même sujet

Quarante ans plus tard, la classe dirigeante allemande n'avait rien appris : le Bundestag ayant renversé le Chancelier Adenauer en raison de son grand âge - les députés avaient poussé un humour de mauvais goût jusqu'à lui offrir un banc de pierre - un certain Ludwig Erhard avait été élu à la tête du gouvernement au titre de "père du miracle économique allemand".

Avec beaucoup de dignité, Konrad Adenauer avait tenté d'informer les députés de son pays de la différence de nature qui permet de distinguer un chef d'Etat d'un brillant économiste. Ce fut peine perdue; mais à force de voir le Keynes des Germains se faire recevoir, le sourire de la commisération aux lèvres et entre deux portes à Washington, un Bundestag repentant, mais nullement disposé à retourner sur les bancs de l'école pour une peccadille, l'avait démis de ses fonctions avec un brin de rudesse. Savez-vous que les ignorants s'étonnent davantage qu'ils ne se sentent humiliés par la mise en évidence de leur incompétence? Comment les députés allemands auraient-ils compris ce qui manquait à un Del Cano ou à un Dr Erhard?

Puis, tout au long de la présidence du Général de Gaulle, il suffisait à John Kennedy de faire le tour des parlements européens pour enterrer les accords de la France avec un Konrad Adenauer prisonnier de la médiocrité des élus du peuple allemand. En 2010 encore, le département d'Etat américain achetera sans difficultés et en quelques jours une majorité de petites Béoties européennes afin de mettre en échec le rapprochement de la France et de l'Allemagne avec la Chine au chapitre de la vente d'armes à Pékin, vingt et un ans après le massacre de la place Tien An Men.

Aussi les historiens à venir observeront-ils que la principale carence de la classe dirigeante européenne du XXe siècle aura résidé dans son incapacité naturelle à enseigner aux peuples - et cela dès les bancs de l'école - quelques rudiments à l'usage des enfants d'une science des relations entre les Etats qui a fait l'histoire du monde. Mais comment remédier à ce type de faiblesse mentale des gouvernements démocratiques? Platon soulignait déjà que le gouvernement populaire athénien ne disposait d'aucun moyen de sélectionner une jeunesse éducable à l'art de conduire des Etats face à Lacédémone. C'est pourquoi, Mme Merkel et M. Berlusconi - une fille de pasteur luthérien et un industriel prospère - ne songent même pas à demander poliment le retour au pays des troupes américaines si gentiment stationnées sur leur sol depuis soixante cinq ans. Mais, la postérité unanime racontera que l'Europe aura sombré pour avoir perdu le sentiment de l'honneur national au point d'avoir applaudi à l'occupation à perpétuité de son territoire par une puissance étrangère et "alliée".

9 - Et la France ?

M. Nicolas Sarkozy ne pense pas davantage à mal que M. Del Cano ou M. Erhard quand, quarante-deux ans après l'expulsion de l'occupant par la courtoise volonté du Général de Gaulle, il renvoie la France et son armée sous le commandement de l'OTAN. Naturellement, devant tant de naïveté, M. Barack Obama a tenté de rencontrer M. Chirac à Paris, afin d'exprimer toute son estime à un adversaire des Etats-Unis de forte et saine trempe ; et il a refusé gentiment à M. Sarkozy de déjeuner avec lui à l'Elysée. Enfin, il a tenu à camper fièrement sur un arpent de terre américaine sur notre territoire - le cimetière de Colleville/sur/mer - afin de jouer le rôle de la puissance invitante de l'ex-France du Général de Gaulle aux cérémonies commémoratives du débarquement le 6 juin 2007.

Ayant conquis le pouvoir en raison de la supériorité de son talent à flatter le peuple français, M. Nicolas Sarkozy s'imagine que tous les chefs d'Etat du monde se laisseraient séduire par les caresses qui permettent aux démagogues de tromper le suffrage universel. Mais comment un homme politique qui aura passé trente ans à perfectionner son habileté à égarer une nation disposerait-il de la tournure d'esprit particulière aux grands chefs d'Etat? Aussi, toute la classe dirigeante des démocraties européennes d'aujourd'hui répond-elle à une mentalité d'invités à la table d'un grand. Ces serviteurs-nés d'un maître qui les a subjugués se montrent fort honorés qu'on veuille bien les traiter en interlocuteurs à l'encolure bien peignée. Comme dit Washington avec une condescendance mal dissimulée, ce sont des "partenaires", c'est-à-dire des subordonnés flattés et fascinés par un chef de file glorifié.

Cet état d'esprit préside en secret et dans l'inconscient à des marchandages conclus sous un joug mal déguisé: toute diplomatie domestiquée d'avance se réclame du principe de l'équilibre des liqueurs entre des vases communicants. Si vous faites passer un canal entre deux récipients et si vous remplissez le premier, le second se mettra à son niveau. Mais Talleyrand ignore superbement le type de tractations qui permet aux puissants de vassaliser les petits Etats à seulement bien feindre de les faire participer à une gestion "équilibrée" de la planète par le biais d'une globalisation astucieuse, mais trompeuse des affaires. Quand M. Nicolas Sarkozy fait retourner la France sous le bât de l'OTAN, il croit, en petit commerçant de la politique mondiale, que le marchand d'en face va déposer sur l'autre plateau de la balance un cadeau amicalement proportionné à son appréciation de la qualité du service qu'on lui aura rendu.

10 - L'infirmité de la politologie actuelle

Mais, par delà les affairistes déguisés en diplomates - calamité dont les élites municipales des démocraties marchandes européennes souffrent à titre congénital et que tous les historiens sérieux ont patiemment recensées depuis Périclès - la génération qui aura dirigé les Etats du Vieux Monde de 1930 à 2010 aura témoigné d'une forme de la cécité politique entièrement inédite sur la scène internationale, parce que son aveuglement aura témoigné de la spécificité d'une crise de la méthodologie même de la science politique classique. Pourquoi, de 1945 à 1989, date de la chute du mur de Berlin, aucun homme politique n'a-t-il seulement songé à acquérir la science anthropologique élémentaire qui seule lui aurait permis d'analyser et de faire connaître à la communauté internationale des géopolitologues la signification cérébrale et psychobiologique profonde de la disqualification de l'utopie marxiste?

Nulle radiographie, même rudimentaire, de la condition onirique du genre simiohumain n'a permis de comprendre qu'une société fondée sur une éradication de type évangélique, messianique et apostolique du "péché capitaliste" engendrerait fatalement une classe dirigeante de catéchètes du peuple, lesquels feindraient de se mettre au service d'un prolétariat sacralisé. Du coup, ils acquerraient le même type domination vassalisatrice des troupeaux ou des "brebis du seigneur" que l'Eglise d'autrefois. Une nouvelle dogmatique ecclésiocratique, non moins bardée des certitudes doctrinales de la piété marxiste que la précédente de la piété évangélique placerait une classe ouvrière proclamée dictatoriale et dûment légitimée à ce titre en position d'imposer son indiscipline et sa paresse aux Etats. On croyait discréditer le prophète du Capital à le traiter d'idéologue. Mais une critique superficielle de l'idéalisme en politique ne saurait suffire à armer les sciences humaines d'un regard d'anthropologue sur les dévotions qui pilotent les semi-évadés du règne animal.

11 - L'impasse

Il était évident que la classe politique des démocraties se révèlerait inapte à approfondir la psychobiologie, l'anthropologie critique et la science des ramifications du sacré dans l'inconscient de l'histoire; mais il était non moins fatal que cette classe ignorerait tout des racines religieuses d'un capitalisme livré à la sauvagerie inscrite dans ses gène et grisé par son triomphe illusoire sur le monde du travail. Du coup, la planète a été conduite à un chaos cérébral et messianique conjugués. De son côté, un empire américain voué au naufrage monétaire - en raison, entre autres, de l'hypertrophie de la première puissance militaire mondiale - a conduit, dès 1990, un capitalisme "salvateur" et pseudo victorieux à rejoindre et même à dépasser en exécration le socialisme des goulags.

On sait qu'au XIXe siècle, un capitalisme fondé sur les premiers pas du machinisme empochait le fruit de la distorsion entre le salaire ouvrier, dont le montant permettait tout juste à la "classe laborieuse" de survivre, et le prix de vente le plus cher possible de la marchandise au public. En 2008, l'analyse marxiste de la plus-value n'a été que confirmée, et avec quel éclat, par la mise au chômage d'une masse immense de travailleurs devenus aisément jetables en raison des progrès des machines et d'une informatique qui allait permettre non seulement d'automatiser la gestion des entreprises, mais de délocaliser la main-d'œuvre de surcroît. On voit que, depuis 2008, le lien qui s'impose entre le socialisme et le capitalisme a été ignoré sur un modèle seulement plus perfectionné qu'au XIXe siècle, mais également plus suicidaire, puisque c'est désormais aux travailleurs qu'on demande d'écouler les marchandises qu'on produit, alors que, dans le même temps, on les prive d'emploi, donc du statut de consommateurs. Tel est l'aveuglement sur lui-même qui, dès 2010, a permis au capitalisme de proclamer haut et fort qu'il était "sorti de la crise" de 2008. Mais quel vain subterfuge d'alléguer que les entreprises étaient redevenues florissantes et distribuaient à nouveau de confortables dividendes aux actionnaires!

12 - A la recherche du levier à soulever le monde

Comment tenter d'armer d'un avenir politique et philosophique défendables à l'échelle du monde un système économique dominé par la loi du plus fort et dont la course vers la jungle ne trouve plus de contrepoids dans les appels vaporeux d'autrefois aux sentiments moraux ou religieux. Il sera inutile d'user jusqu'à la corde les recettes d'une société à bout de souffle et dont les subterfuges se trouvent consignés depuis l'antiquité dans des traités de la "bonne gouvernance" des Etats; car, sans un approfondissement vertigineux de la connaissance des ressorts et des poulies, de l'animal cérébralisé et vocalisé qu'on appelle l'humanité, on se mettra dans l'incapacité d'observer les apories nouvelles dans lesquelles se rue la politique moderne. Car, pour "réformer" le capitalisme, comme on dit, il faut trouver un levier; et si le levier des rêves sacrés a été mis hors d'usage, les peuples pris en étau entre les songes rouillés des autels et la loi de la jungle bouillonnent comme jamais dans la marmite des siècles. Une explosion générale est donc proche de se produire, mais sans qu'on sache quelles silhouettes des cités surgiront des décombres.

Songez qu'au XVIIIe siècle encore, la classe dirigeante demeurait reconnaissable au spectacle qu'elle présentait d'elle-même dans la rue. On observait ses dorures, et ses privilèges attiraient les regards des badauds. Mais à quels attributs invisibles de l'ignorance et de la sottise s'en prendre si l'art de gouverner est désormais davantage à réinventer qu'au siècle des Lumières? Nos ancêtres s'offraient le luxe de clouer au pilori des cochers et des carrosses; mais comment allez-vous démontrer au peuple les carences cérébrales dont souffre M. Nicolas Sarkozy ? Comment allez-vous enseigner au suffrage universel à reconnaître un chef d'Etat au premier coup d'œil et à le distinguer sur l'heure d'un acteur ou d'un mime? Pour la première fois dans l'histoire de la France, le peuple a élu en toute innocence un Président de la République appelé à un tout autre emploi qu'à celui d'un chef d'Etat et que tout le monde tente en vain de "présidentialiser".

Jusqu'alors, les armes millénaires de la démagogie n'allaient pas jusqu'à la pitrerie de faire élire par des masses faciles à égarer un jardinier à la place d'un chef de train, un serrurier à la place d'un médecin, un géographe à la place d'un physicien. Mais si une population livrée pieds et poings liés à un démagogue d'un type nouveau va jusqu'à ignorer qu'on lui a fait élire un serrurier, un jardinier ou un géographe à la place d'un chef de train, d'un médecin ou d'un physicien et si la démocratie des farces et attrapes du suffrage universel réussit à faire emprunter les vêtements d'un chef d'Etat aux yeux des naïfs rassemblés sur l'agora, à quelle classe dirigeante devrons-nous apprendre à éduquer la nation de Candide à la science des Machiavel ou des Talleyrand?

13- La double mâchoire de l'histoire et de la politique

Qu'arrivera-t-il quand Israël tirera le glaive contre le peuple palestinien révolté? Qu'arrivera-t-il quand on aura dessillé les yeux de notre civilisation et qu'elle découvrira, éberluée, qu'on aura contraint un peuple à négocier avec son cambrioleur, qu'elle découvrira, ébahie, qu'on aura autorisé le monte-en-l'air à piller un propriétaire sous ses yeux, quand elle découvrira, interloquée, qu'on aura proclamé la victime coupable de refuser de négocier avec un canon sur la tempe ? Croit-on qu'une civilisation qui aura mêlé à ce point l'immoralité à la barbarie et à la sottise occupera une place enviable dans l'histoire du monde?

La moralité et l'immoralité illustrent la double mâchoire de l'histoire et de la politique. La chute sanglante de M. Kadhafi a subitement réveillé les consciences. Mais comment la flottille qui joindra Gaza au mois de mai ne mettrait-elle pas l'Europe de l'éthique face à la contradiction titanesque titanesque de tomber subitement à bras raccourci sur les Ben Ali, les Moubarak les Kadhafi, alors que la France des droits de l'homme fait comparaître devant ses tribunaux les citoyens qu'indigne le blocus de Gaza et qui refusent d'acheter les fruits et légumes que les assiégeants d'une ville martyre prétendent leur vendre de force?

D'un côté, le réveil d'un monde musulman juvénile et plus laïcisé qu'on ne le pensait accompagne l'ascension de la Turquie, de la Chine, de la Russie et de l'Amérique du Sud sur la scène internationale, ce qui marginalisera l'Europe au point qu'elle se verra condamnée, soit à suivre à contre-cœur le déplacement inexorable du centre de gravité de la géopolitique vers l'Asie, soit de s'enfermer dans un rôle de comparse de plus en plus lilliputien du monde anglo-saxon. De l'autre, les descendants d'Homère ont grand tort d'attendre tranquillement l'effondrement aussi fatal qu'imminent de la Rome moderne, parce que, disent-ils, jamais aucune puissance ne sera de taille à légitimer durablement son hégémonie militaire tant navale que terrestre sur les cinq continents et parce que sa monnaie se volatilisera sous l'assaut répété des moyens de paiement nouveaux que les pays émergents déverseront sur le marché mondial de la finance et de l'industrie. Mais comment l'Europe serait-elle sauvée à demeurer seulement une puissance de techniciens et de commerçants en attente du bon vouloir d'une Histoire dont le déroulement naturel daignera lui consentir, à ce qu'elle s'imagine, une place digne d'attention dans la course des évènements?

14 - Un capitalisme suicidaire

Telle est la question de fond que soulève le réveil des peuples arabes; car ce réveil placera le sort de la Palestine et de Gaza au cœur de la géopolotique. Une convulsion aussi titanesque que le débarquement d'un débat de fond sur la civilisation et sur la barbarie - débat que déclenchera nécessairement l'arrivée d'un milliard et demi de nouveaux guerriers de la raison et de l'intelligence - écrira l'histoire centrale du globe terrestre. Et le spectacle du géant américain ridiculement ficelé par la volonté conquérante du peuple hébreu servira de déclic aux retrouvailles du monde avec sa véritable histoire. Comment l'humanité vivante, donc mouvante, ne contraindrait-elle pas ses dirigeants à secouer le joug d'Israël et à reprendre sa marche vers la souveraineté des peuples et des nations? C'est cela qui se cache derrière le décor, c'est cela que les révolutions égyptienne, tunisienne et lybienne ont d'ores et déjà fait débouler sur les planches.

Les quelques réconforts collatéraux que les Etats ont retirés de l'effondrement subit du marxisme se sont révélés de peu de poids face à l'immensité des tâches nouvelles qui attendent la réflexion politique. Ce n'est pas pour le motif que Léningrad s'appelle de nouveau Saint Pétersbourg, que Berlin a retrouvé son rang de capitale de l'Allemagne unifiée, que l'Angleterre se révèle plus que jamais allogène au continent cartésien et de droit romain que ces retrouvailles avec les assises d'une politique faussement rassurée de marcher à nouveau sur la terre ferme et de garder la tête vissée sur les épaules suffiront à relever les vrais défis. Certes, ni la République de Platon, ni l'île d'Utopie de Thomas More, ni la République des Houyhnmns de Jonathan Swift ne détiennent les clés de l'histoire; mais, de son côté, un capitalisme devenu kafkaïen se révèle aussi suicidaire que feu le paradis soviétique.

Du coup, la classe dirigeante mondiale aurait dû prendre conscience de ce que, pour la première fois dans l'histoire, une classe politique dont le réseau enserre maintenant la planète se trouve condamnée à se changer en fer de lance du progrès de la connaissance scientifique des arcanes du genre humain et que le type d'intelligentsia que formaient les écoles des démocraties humanistes et marchandes depuis la Renaissance ne sont plus en mesure de répondre aux défis du capitalisme industriel mondialisé.

15 - Clochemerle et le monde

En voici l'ultime preuve: le G20, qui s'est réuni les 19 et 20 février 2011 à Paris, a chargé les bras des conseillers municipaux de Clochemerle des dossiers les plus lourds de la planète. On leur demande, les pauvres, de feindre de savoir comment un empire militaire hérissé de plus de mille places fortes réparties aux points stratégiques du globe terrestre va conserver le pouvoir de ses magiciens et de ses sorciers d'émettre des tonnes de monnaie fictive dont on jaugera le volume au poids du papier. On leur demande, les malheureux, de s'initier à l'art nouveau des empires d'aujourd'hui, qui règnent sur des ennemis imaginaires et qui sculptent dans les airs des spectres du démon nécessaires à l'étalage de la puissance du Dieu Démocratie. On leur demande, les malheureux, d'étudier de près, l'encéphale des éberlués de la zoologie. On leur demande, les éclopés, de feindre de savoir comment le peuple hébreu colloque ses conquêtes terrestres sous le sceptre du ciel de 1789. On leur demande, les infirmes, de feindre de savoir comment les talismans et les amulettes du droit et de la justice universels seront protégés par le bouclier d'Israël. Est-il un seul de ces casse-tête dont la solution ne soit liée au décryptage de la boîte osseuse d'un genre simiohumain inconnu? Où se cache-t-elle, la classe dirigeante de Phénix de l'intelligence? Le conseil municipal de Clochemerle est-il prêt à répondre à l'appel?

Face aux embarras de nos Copernic de village, j'ai songé que ma minusculité suffirait du moins à dresser un modeste état des lieux et à rédiger un premier inventaire des difficultés à résoudre. J'espère que des esprits infiniment plus affûtés que le mien construiront la balance à peser les énigmes sur lesquelles j'attire l'attention du groupe de Marly.

A la semaine prochaine.

Publié le 27 février 2011 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez

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Source : Manuel de Diéguez
http://www.dieguez-philosophe.com/


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