Mais s'il en est ainsi de nos
chronométreurs du destin du monde, la
carence dont souffre la science du
passé, du présent et de l'avenir
s'étendra également à d'autres champs du
savoir. Jusque dans nos villages, on
enseignera les grands auteurs sur les
bancs des écoles, mais on oubliera que
l'art de réfléchir se forge sur
l'enclume de la pensée et que la pensée
est l'apprentissage d'un vrai regard sur
l'homme et sur le monde. Les alexandrins
de Boileau: "Vingt fois sur le métier
remettez votre ouvrage; Polissez-le sans
cesse, et le repolissez" n'ont de
sens que si la pensée est un couteau que
seule la plume enseigne à aiguiser. Si
l'on ne sait pas ce qu'il en est de
l'art d'écrire, faute d'avoir lu les
versions successives des romans de
Balzac ou les vingt-neuf rédactions
successives de La jeune Parque
de Valéry, comment apprendrait-on la
science politique qui fait la grandeur
de l'homme d'Etat? Mais alors, comment
se fait-il que les Français se disent
déjà que M. Nicolas Sarkozy n'a pas les
yeux de l'homme d'Etat? Les peuples
sauraient-ils d'instinct ce qu'il en est
du globe oculaire du génie politique,
puisqu'ils reconnaissent sans difficulté
les aveugles, les muets et les sourds?
Nenni; car si vous mettez un chimiste à
la place d'un physicien, cela se verra
sans que vous sachiez un mot de la
chimie et de la physique.
C'est ainsi que les Français voient
clair comme le jour les erreurs ou les
fautes que M. Nicolas Sarkozy commet sur
la scène du monde. Ce sont des
instituteurs dont le crayon souligne
d'un trait les mots orthographiés de
travers des enfants, mais seulement
parce qu'ils observent combien cet homme
se livre à une tout autre activité qu'à
celle de l'homme d'Etat. Quand il
courait en culotte courte sur les grands
chemins ou tentait de hisser son fils de
vingt ans à la tête de l'EPAD, ou fêtait
au Fouquet's sa victoire dans les urnes
ou sur le yacht d'un riche ami, les
Français se disaient seulement qu'un
horloger n'est pas un boulanger et qu'un
laboureur n'est pas un cordonnier. Si
vous vous trompez d'établi, ne vous y
asseyez pas, cherchez le vôtre.
2 - Le théâtre du monde
Mais alors, le regard d'aigle des
peuples ira-t-il jusqu'à apercevoir
l'homme d'Etat dans l'enceinte qui lui
appartient en propre et fera-t-il un tri
judicieux entre les comportements
adéquats à la fonction de l'homme d'Etat
et celles qui jureront avec la dignité
que le suffrage universel aura accordé à
sa vocation? Exemple: l'homme d'Etat
n'offensera pas une nation de
quatre-vingt millions d'habitants pour
les beaux yeux d'une belle acoquinée
avec un gangster et un preneur d'otages,
l'homme d'Etat ne mettra pas sa nation
sur les dents pour libérer des
infirmières bulgares, l'homme d'Etat ne
jouera pas à Zorro pour enlever une
reine des Amazones égarée dans la
brousse colombienne. Quant aux magiciens
du sacré dont l'ardeur à faire tourner
leurs moulins à prière défie la
République de la raison, quelle est la
place de l'homme d'Etat dans une
civilisation de la pensée rationnelle?
Car du seul fait que la démocratie
athénienne est née du combat des
navigateurs et des marchands contre
l'aristocratie terrienne et ses dieux,
ce régime politique s'est
progressivement mondialisés à l'école
d'une apologie de la "vertu" et de la
moralité publique attachée à la pauvreté
des élites citoyennes. La République
romaine, puis les démocraties modernes
ont d'autant plus aisément trouvé leur
légitimation dans le culte conjoint de
l'honnêteté et de la frugalité que le
progrès des savoirs assurés étendait la
loyauté, la bonne foi et la rigueur
morale aux armes de la raison
expérimentale, et donc de la logique
scientifique.
L'homme d'Etat de type démocratique est
donc une sorte de moraliste de la
politique, donc de directeur de
conscience, donc de confesseur, et cela
du seul fait que le tyran est non
seulement un personnage immoral, mais un
acteur irrationnel et barbare de
l'histoire du monde. Mais jusqu'à quel
point l'homme d'Etat élu au suffrage
universel est-il le défenseur d'une
éthique, alors que le réalisme
politique, donc l'efficacité dans
l'action, se pèse sur la balance de la
force, de sorte que seul un Etat
puissant se trouvera en mesure de faire
valoir les droits de la morale dans le
monde entier, tandis que les petits
Etats se verront condamnés à la lâcheté
politique - sinon, ils se trouveront
vertement rabroués par leur maître
supposé vertueux par définition et à
proportion du nombre de ses soldats; et
ils perdront jusqu'au peu de crédit que
seule leur docilité leur accordait.
Il faut donc peser l'homme d'Etat
moderne à la fois sur la balance de la
musculature de sa nation et sur celle de
son autorité morale, les deux
magistratures se révélant toujours
parallèles aux yeux du tribunal de
l'histoire. A quel instant la rencontre
malheureuse entre la faiblesse morale et
la faiblesse politique d'un homme d'Etat
l'éjectera-t-elle de l'arène du temps?
Pour le comprendre, il faut se souvenir
de ce que le rang d'homme d'Etat n'est
pas réservé aux chefs d'Etat, quel que
soit le régime politique d'une nation.
Les rois d'Espagne, de Suède ou du
Danemark ne sont pas des hommes d'Etat
au sens propre, parce que leur pouvoir
demeure de l'ordre de la représentation
officielle de leur rang, donc fort loin
de l'autorité qui s'attache à la
direction effective d'un peuple sur le
théâtre du monde. A ce titre, les
présidents de la IIIe et de la IVe
République n'étaient pas davantage des
hommes d'Etat en exercice que la reine
d'Angleterre ou le Président de la
république Italienne.
Mais il se trouve que les nations sont
des acteurs en représentation et qu'à ce
titre, elles exercent des
responsabilités sur les planches d'un
théâtre. Leur rôle est donc lié à des
cérémonies publiques utiles ou
nécessaires à la mise en évidence
solennelle ou à l'étalage tapageur des
prérogatives attachées à leur
miroitement sur la scène du monde. Mais,
à l'inverse, on peut se révéler homme
d'Etat à un rang subordonné à celui d'un
chef d'Etat. Louis XVIII et Napoléon
reconnaissaient la stature d'homme
d'Etat de Talleyrand, Henri IV de Sully,
Louis XIV de Colbert, le Général de
Gaulle de Pierre Mendès France.
3 - Qu'est-ce que le génie ?
Mais alors, de quelle profondeur
sera-t-il, le fossé qui séparera
l'action rêvée de l'action réalisable,
celle dont dépendra la stature d'un
homme d'Etat ? Bolivar n'a pu que rêver
de l'union politique des Etats du
continent sud-américain, et pourtant,
nul ne lui retirera le titre d'homme
d'Etat. Le Général de Gaulle n'a pu que
rêver d'une civilisation européenne qui
échapperait au rôle de sous-traitant des
Etats-Unis et qui relèverait le défi de
se placer au cœur de l'avenir et de
l'élan communs à la Russie, à la Chine,
au monde arabe, à l'Afrique et à
l'Amérique du Sud. Et pourtant, son
échec même illustre la définition du
véritable homme d'Etat, parce que si
vous déposez sur l'un des plateaux de la
balance de l'histoire le résistant, le
fondateur de la Ve République,
l'anthropologue de la politique
théologique, donc fascinatoire, de la
dissuasion atomique et sur l'autre
l'ampleur et la justesse d'esprit du
visionnaire de génie, vous trouverez le
secret de l'homme d'Etat dans un certain
équilibre entre le réalisme et le songe.
Mais ce type d'acteur du monde n'est pas
un rêveur: c'est toujours le réel qu'il
regarde bien en face et sans jamais se
dérober au spectacle - et comme il
dispose d'une capacité visuelle
supérieure à celle de ses concitoyens,
on se le représente souvent sous les
traits du prophète, alors que les
prophètes ne sont pas non plus les
signataires d'un pacte avec le rêve pour
le rêve: l'avenir réel du monde se lit
dans un livre grand ouvert à leur
raison.
La réflexion sur le grand homme d'Etat
conduit donc à la définition du génie
dans tous les ordres : quel est
l'inventeur qui ne se fait pas du réel
le levier de son rêve et vice versa?
Chateaubriand écrit que le poète est un
"cerveau de glace dans une âme de feu".
C'est dire que l'homme d'Etat sera le
prophète glacé de sa vision. Mais jeter
un pont entre le monde et le songe vous
relègue parmi les sauvages. Il est
intéressant que la réflexion des
philosophes sur le génie ait commencé au
XVIIIe siècle seulement, avec le "bon
sauvage" de Rousseau et avec les
premiers pas du romantisme. "Le génie
est naturellement sauvage; il perd de
son énergie et de sa force à mesure
qu'il s'apprivoise" écrit le baron
de Grimm.
4 - La Ve République et l'avenir des
sciences humaines
Mais si Ve République est née du cerveau
du Général de Gaulle, qu'en est-il du
type d'homme politique que la France
appelle désormais à sa tête? En vérité,
la situation de notre nation est
solitaire, donc dangereuse. Aussi, la
constitution du pays n'a-t-elle cessé de
se trouver modifiée afin de la soumettre
aux contraintes de la médiocrité
démocratique. Il a fallu raccourcir la
durée du mandat présidentiel afin de
remédier au déhanchement et même à la
bancalité qui résultait de ce que les
élections législatives se révélaient le
théâtre de la revanche de l'infirmité
parlementaire; et il a fallu maintenir
l'antériorité de l'élection du chef de
l'Etat sur celle des députés, dans
l'espoir que le peuple se montrerait
suffisamment cohérent pour donner une
majorité au chef d'Etat digne de ce nom
qu'il aura porté au pouvoir.
Mais avec M. Nicolas Sarkozy il a été
démontré que le suffrage universel peut
aisément se trouver acheté par la
mainmise d'un démagogue sur le parti
d'un Président fatigué, puis sur la
presse et les médias, qu'on peut rendre
complaisants aux ambitions d'un candidat
au langage familier, puis sur une gauche
ensevelie sous les ruines de l'utopie
marxiste, puis sur une extrême-droite
désespérément en quête du Graal d'une
identité nationale fidèle aux principes
de 1789. C'est dans ce contexte qu'il
faut analyser l'évolution de la notion
de chef d'Etat.
Le premier timonier que le verdict du
destin a mis à la manœuvre, M. Georges
Pompidou, n'a pas eu le temps de donner
la mesure de ses talents, non seulement
en raison de la maladie qui allait
l'emporter, mais parce que la postérité
de l'homme du 18 juin s'est trouvée
ternie par la répression de
l'insurrection de mai 1968: un ministre
de l'intérieur trop zélé, M. Marcelin, a
mené la répression au mépris des
règlements de police en usage par temps
calme et les Parisiens ont retrouvé
l'atmosphère de la milice sous
l'occupation.
Helléniste, lauréat du concours général,
auteur d'une anthologie de la poésie
française, Georges Pompidou fut le
président le plus cultivé de la nouvelle
République. Mais le visionnaire de
l'Europe et du monde avait gravé son
septennat d'un sceau trop lourd à
porter. Déjà l'effigie du général se
changeait en statue du commandeur, déjà
la conscience politique de la nation
commençait de s'incarner en une chair et
un corps symboliques, tandis que le
Royaume-Uni parvenait à faire sauter le
verrou gaullien qui lui avait fermé les
portes du Vieux Continent. Quarante ans
plus tard, il est intéressant de relire
les ferventes professions de foi qui
avaient permis de l'Angleterre de
l'époque d'entrer en Europe.
5 - M. Giscard d'Estaing
Le premier slogan du successeur de
Georges Pompidou fut de tenter de
prendre le contrepied de la définition
de la grandeur des Etats et des nations:
les personnages centraux de l'histoire
du monde ne seront plus la France,
l'Angleterre, l'Allemagne, mais les
Français, les Anglais, les Allemands.
Cette stratégie présentait un double
avantage, mais momentané et trompeur. En
premier lieu, on rappelait, certes, que,
depuis 1789, les peuples occupent le
premier rang dans le cortège des acteurs
de l'histoire. En second lieu, la
légende d'Henri IV et de sa fameuse "poule
au pot " divise la gloire des rois
eux-mêmes entre leurs exploits sur la
scène internationale et leurs prouesses
champêtres: si labourage et pâturage
sont les mamelles de la France, le génie
politique se réduira à une surintendance
bienfaisante.
Il se trouve seulement que l'édit de
Nantes coupait l'encéphale de l'Etat et
de la population en deux parties; il se
trouve seulement que la querelle des
théologiens de l'époque rendait
schizoïde le sacrifice sanglant des
chrétiens et faisait de l'autel espagnol
le coadjuteur de la monarchie
hégémonique de la planète, il se trouve
seulement qu'il est difficile de régner
sur un royaume bicéphale, il se trouve
seulement que la question du
fonctionnement dichotomique des neurones
du cerveau religieux de la France du
XVIIe siècle domine l'histoire du monde
depuis que le siècle des Lumières a
laissé inexpliqué l' animal qui sécrète
des dieux et leur immole des victimes,
il se trouve seulement que le XXIe
siècle soulève la question du
dédoublement de la boîte osseuse des
descendants d'un primate à fourrure, il
se trouve seulement que M. Giscard
d'Estaing n'a pas vu débarquer cette
aporie anthropologique dans l'histoire
universelle des idoles , il se trouve
seulement que la dimension
internationale de la politique faisait
débarquer la postérité du Général de
Gaulle dans le "Connais-toi" de demain.
6 - L'homme d'Etat entre Voltaire et
Pascal
Dès 1974, la collision entre le monde
arabe et Israël entrait dans une étape
décisive et M. Giscard d'Estaing
l'ignorait, ce qui nous aidera à
progresser quelque peu dans la
définition de l'homme d'Etat. Car la
France doit de grandes réformes à ce
président: il a donné une impulsion
nouvelle et féconde au Centre national
des Lettres, on lui doit le Musée
d'Orsay, il a réformé et rendu plus
adulte la législation sur le divorce,
légalisé l'avortement et fait cesser le
contrôle policier de l'identité des
voyageurs dans les hôtels - mais il a
également banalisé le langage du droit
et réduit les écrivains au rang de
salariés de leurs éditeurs. Sur la scène
internationale, on lui doit le lancement
de la monnaie unique européenne aux
côtés de Helmut Schmidt, le resserrement
exemplaire des liens entre la France et
l'Allemagne, la poursuite de la
diplomatie gaullienne d'ouverture de
l'Europe en direction des pays
émergents. Si tant de mérites dépassent
le labourage et le pâturage de la
politique, que manque-t-il donc à M.
Giscard d'Estaing pour qu'il acquît la
stature d'un grand homme l'Etat?
La réponse a été formulée en une ligne
par l'un de ses amis, l'éditorialiste du
Figaro de l'époque, M.
Raymond Aron. Comment le penseur auquel
on doit l'Introduction à la
philosophie de l'histoire se
serait-il trompé dans le laconisme de
son diagnostic? Voici son verdict dans
toute sa concision: "Il ne sait pas que
l'histoire est tragique." Qu'est-ce que
cela signifie? Pourquoi faut-il savoir
que l'histoire est tragique pour entrer
dans une réflexion anthropologique sur
l'homme d'Etat?
C'est qu'un vrai regard sur le tragique
est nécessairement pessimiste et que
l'optimisme est tellement le signe d'une
superficialité irrémédiable de l'esprit
que Voltaire a baptisé Candide le
porte-bannière universel de l'optimisme
simiohumain. De plus, le pessimisme
pascalien se révèle à ce point
connaturel à la profondeur d'esprit
propre à la philosophie et à elle seule
depuis Platon que le Candide
de Voltaire est un brûlot nommément
dirigé contre le philosophie le plus
optimiste de l'époque, Leibniz, qui ne
s'est pas seulement donné le ridicule
immortel de professer l'optimisme, mais
qui en a élaboré toute la théorie à
l'école du délire théologique assurément
le plus confondant que connaisse le
genre humain, celui du mythe d'une "main
invisible" du ciel observable au
sein des nations et dans l'économie
mondiale.
Imaginez un instant ce que le Général de
Gaulle aurait expliqué à M. Giscard
d'Estaing en 1974. En ce temps-là les
Palestiniens chassés de leurs terres
depuis 1947 commençaient de devenir
lucides au point que leur pessimisme les
conduisait à organiser la résistance.
Ils comprenaient que, peu à peu, les
exactions et l'oppression que le peuple
hébreu leur faisait subir exaspèreraient
l'opinion mondiale. Certes, ils ne
savaient pas que les armées de Jahvé
allaient attaquer, encercler et affamer
une ville d'un million sept cent mille
habitants, ils ignoraient qu'une
flottille de la paix courrait au secours
des assiégés, ils ignoraient que le
peuple hébreu ferait un massacre parmi
les secouristes, ils ignoraient que le
président des Etats-Unis flotterait
comme une feuille au vent de l'histoire,
parce qu'il lui fallait l'argent de la
communauté juive de son pays, pour se
trouver reconduit pour quatre ans dans
sa charge, ils ignoraient que
l'enfantement d'un Etat palestinien
microscopique et désarmé ne résoudrait
en rien la difficulté, ils ignoraient
que le prétendu droit, pour un peuple,
de s'installer sur une terre qui lui
aurait été accordée par une vieille
idole ferait débarquer la science de la
pesée du cerveau des évadés de la
zoologie dans la géopolitique du XXIe
siècle. Mais si tout cela avait été
exposé à M. Giscard d'Estaing, il aurait
pris son interlocuteur pour un
pessimiste invétéré, tellement le
spectacle du tragique de l'histoire du
monde demeure ahurissant, incongru et
absurde aux yeux des optimistes de
naissance.
7 - Le trottinement de la
dialectique se poursuit
Mais supposez maintenant que le Général
de Gaulle aurait continué de dérouler le
fil de la logique de l'histoire que les
philosophes appellent la dialectique et
qu'il aurait averti son élégant
successeur de ce que les communautés
juives du monde entier entreraient dans
cette controverse, supposez que, de la
théologie argumenteuse, elles
passeraient à l'offensive religieuse en
armes, supposez que la planète entière
se verrait entraînée dans une dispute
moyenâgeuse sur le statut d'une terre
soi-disant accordée par un Zeus de
l'antiquité à un peuple du XXIe siècle,
supposez que les gènes et les
chromosomes des nations ne changeraient
pas d'un iota au cours des générations,
supposez que la démocratie mondiale
aurait le choix de capituler devant une
divinité attachée à ses lopins ou de
soutenir la validité scientifique des
principes, certes euphoriques en diable
de 1789, supposez qu'une scission
planétaire de la boîte osseuse du genre
humain creuserait son sillon sur notre
astéroïde, supposez que la crainte d'une
apocalypse atomique pousserait dans les
reins les sciences humaines
embryonnaires et titubantes du début du
IIIe millénaire. Si tout cela arrivait,
pensez-vous que la question de la nature
et du statut psychobiologique de l'homme
d'Etat commencerait de se frayer un
chemin dans l'encéphale des classes
dirigeantes de la démocratie mondiale ou
qu'elles persévèreraient à s'éclairer à
la bougie?
Car, en 1974, l'attentat de Munich
datait de deux ans déjà et M. Giscard
d'Estaing avoue, dans ses Mémoires,
son embarras face à M. Henry Kissinger,
ministre des affaires étrangères des
Etats-Unis, parce qu'il n'avait jamais
entendu parler de la Palestine et des
Palestiniens au cours de son passage aux
affaires aux côtés du Général et qu'il
était parvenu, non sans peine, à cacher
tout au long de l'entretien son
ignorance à son brillant interlocuteur.
Voilà qui démontre aux philosophes que
la notion d'intelligence se trouve
encore dans l'enfance, parce que nous
faisons allégeance en une sorte de
raison universelle et polyvalente, alors
que nos cerveaux se répartissent bien
davantage que les légumes ne se
partagent entre les radis, les poireaux,
les tomates, les concombres, les pommes
de terre et les artichauts. Essayez
d'initier un poète aux fondements de la
physique mathématique ou un chimiste à
la géométrie transeuclidienne, et vous
découvrirez que la question du statut de
l'homme d'Etat est la plus heuristique
qui soit, tellement elle condamne
l'anthropologie critique à observer non
seulement la diversité de nos boîtes
osseuses, mais l'incompatibilité qui
règne entre nos facultés.
M Giscard d'Estaing a passé brillamment
par l'école polytechnique. Mais voyez la
profondeur du génie de Voltaire: cet
anthropologue avant la lettre précède
encore toutes nos sciences humaines,
tellement il a découvert que les esprits
pessimistes sont profonds et les
optimistes, candides. M. Giscard
d'Estaing vient de faire savoir qu'il a
décidé d'être heureux. C'est le meilleur
choix qu'il pouvait faire, tellement le
bonheur féconde le " meilleur des mondes
possibles " de Leibniz.
8 - M. François Mitterrand
Mais nous ne sommes pas encore bien
avancés dans la spectrographie des
cerveaux tragiques et des cerveaux
superficiels. Poursuivons l'analyse des
rapports que l'un et l'autre
entretiennent avec l'intelligence propre
à l'homme d'Etat.
Le tour est alors venu, pour M. François
Mitterrand ,de figurer sur la liste des
apprentis de la politique internationale
que le Ve République a alignés sous les
yeux des anthropologues. Au premier
abord, ce personnage décourage les
spécialistes du tragique que M. Raymond
Aron a lancés sur la piste du génie
politique; car si vous ne portez pas un
regard de dramaturge sur la condition
simiohumaine elle-même et dans sa
globalité, vous ignorerez que nous
sommes des animaux que la nature a
rendus oniriques depuis le paléolithique
supérieur et qu'on ne saurait se hisser
pour longtemps au sommet de nos Etats à
gonfler l'outre de nos songes à
outrance.
Aussi les stratèges de nos utopies
évangélico-politiques ne sont-ils pas
des hommes d'Etat, même si ces singes
malins savent que la baudruche de
l'espérance va se vider et que les
démagogues triomphants ne font pas
illusion longtemps. Il faut savoir que
M. François Mitterrand n'a jamais été
dupe de ses propres recettes. Aussi cet
ancien fidèle de Vichy s'est-il entouré
de thuriféraires d'Israël, de sorte
qu'il n'a perdu ses cartes qu'à la fin
de la partie et par la force des choses.
Certes, comme M. Giscard d'Estaing, il
est resté fidèle à la statue du
Commandeur ; mais il nous instruit fort
peu, parce que l'homme d'Etat n'est pas
celui qui tire le mieux possible son
épingle du jeu, mais celui qui emprunte
la route que l'histoire du monde trace
sous ses yeux.
9 - M. Chirac
Et voici M. Chirac, le saint-cyrien
intrépide et le manieur d'explosifs à
bon escient. Mais le Général de Gaulle
aurait su combien il était candide de
courir les émirats arabes afin de
récolter les fruits de l'échec des
Etats-Unis en Irak. Le vrai successeur
du Général de Gaulle se souviendra de ce
que l'Europe se trouve placée sous
tutelle depuis le plan Marshall et qu'un
seul devoir attend les chefs d'Etat de
demain, celui de secouer le joug d'un
long vasselage. Car à la suite de la
guerre de Suez en 1957 et de la main
mise d'Israël sur le congrès et le sénat
américains, les émirats se sont asservis
à la Maison Blanche, de sorte que
l'avenir de la planète dépend du réveil
de la jeunesse arabe, qui placera la
guerre entre le messianisme
vétéro-testamentaire de Tel Aviv et la
démocratie islamique de demain au cœur
de l'histoire du XXIe siècle - donc au
cœur du basculement de l'équilibre
mondial du côté des nations émergentes
de l'Asie et de l'Amérique du Sud.
10 - Les sophistes de
la politique
Où en sommes-nous de notre patiente
recherche de la définition de l'homme
d'Etat? Par bonheur, comme mes lecteurs
s'en sont aperçu depuis belle lurette,
je n'ai fait que suivre à la trace le
premier commissaire Maigret de la
philosophie, un certain Platon, qui
s'est lancé sur la piste des sophistes
pour découvrir, premièrement, qu'il
s'agit de pêcheurs à la ligne,
secondement qu'ils jettent l'hameçon en
direction d'une seule catégorie de
poissons, les jeunes gens riches,
troisièmement, qu'ils les initient à
prix d'or à l'art de l'éloquence,
quatrièmement, que seule la science de
la parole permet à l'homme d'Etat de
type démocratique de conquérir le
pouvoir, parce qu'il faut flatter le
peuple pour cela et que l'art de la
flatterie est la forme suprême de la
sagesse politique.
Peut-être avons-nous enfin franchi un
pas décisif dans la chasse, la traque et
la capture de l'homme d'Etat. Car de
même que Platon enseignait à définir le
philosophe à la lumière de son
contraire, l'homme d'Etat se définit à
l'école du Socrate qui démasquait les
truqueurs et les trompeurs de la parole.
Que disent les Prodicos, les Hippias,
les Protagoras d'aujourd'hui? "Que nos
jours sont heureux, Socrate, et comme
notre siècle est devenu tranquille! Nous
voici libérés des soucis et des tracas
qui fatiguaient le courage de nos
ancêtres. De génération en génération,
ces malheureux se plaçaient sous le
licol et le harnais des jours. Et
maintenant, toutes les villes de
l'Hellade sont entourées des légions en
armes de nos puissants et bien aimés
protecteurs. Observe avec quelle
bienveillance ils nous traitent, et
réjouis-toi, Socrate, de la gentillesse
avec laquelle ils nous laissent
philosopher. Quelques-uns s'appliquent
même à apprendre le grec et j'en connais
qui commencent de parler notre langue.
Vois comme ils font commerce de babioles
avec nous, vois comme nos commerçants se
frottent les mains de leur trafic de
quelques oboles. Mais le plus grand
avantage, pour Athènes et pour toute la
Grèce, c'est qu'aussi loin que portent
nos regards, aucun ennemi ne menace nos
murailles. La grandeur d'âme et la
générosité d'esprit naturelle aux
Romains les porte à nous protéger contre
personne et pourtant, d'entretenir à
grands frais des garnisons sur nos
terres. Pourquoi cela, Socrate? Parce
qu'ils savent que nous avons besoin de
nous sentir rassurés, parce qu'ils
savent que nous tremblons de crainte que
la Perse renaisse à nos portes, parce
qu'ils savent, dans leur haute sagesse,
que nous avons besoin de nous sentir
protégés pour toujours.
"Vois-tu Socrate, ce que j'admire le
plus dans le génie de Romains, c'est
leur prévoyance. Ils dépensent sans
compter pour nous entourer de leurs
armes, tellement ils savent que ce
spectacle nous guérit de notre angoisse
et que nous sommes trop vieux et trop
fatigués pour courir les risques
insensés d'autrefois. En vérité, leur
bonté veille sur notre innocence, leur
bonté fait de nous la jeunesse éternelle
et rieuse du monde. Loin des dangers de
la vie, loin des responsabilités de nos
pères, ils nous rendent riches et
heureux dans la paix éternelle que leur
sagesse nous assure.
- Sais-tu, Prodicos, dit Socrate la
Torpille, pourquoi les hommes d'Etat
sont la pédagogues du genre humain?
C'est que les peuples-enfants
s'accordent le luxe de cesser de penser
le monde. Or, l'ignorance n'est pas
seulement la source de tous les maux,
l'ignorance est le tombeau des nations."
11 - L'Europe et la
politique de la vérité
Mais si l'homme d'Etat est le Socrate de
la vérité politique et si la relation
que ce malheureux entretient avec la
cité est de même nature que celle qui
définit le philosophe, qu'est-ce donc
que les compatriotes de cet homme-là ne
veulent pas entendre ? Pour le
découvrir, prêtons un instant l'oreille
aux sophistes. N'enseignent-ils pas
depuis soixante cinq ans aux plus grands
Etats du Vieux Monde qu'ils ont retrouvé
la liberté? N'enseignent-ils pas qu'ils
l'ont reçue toute fraiche et fleurie des
mains d'un lointain et généreux
délivreur? N'enseignent-ils pas que leur
sauveur aurait débarqué tout exprès sur
leurs rivages afin de les combler des
bienfaits et des grâces de la paix et de
la justice?
Mais les villes de l'Europe ne sont plus
les riches jeunes gens qu'évoquait
Platon, ils sont devenus de vieux
poissons; et il est difficile de les
ferrer à l'hameçon de l'éloquence. Il a
donc fallu les appâter d'une autre
façon, il a fallu implanter des
centaines de garnisons autour d'elles,
il a fallu attendre plus de six
décennies pour qu'ils atteignent un état
de décrépitude suffisamment avancé pour
convaincre leurs cheveux blancs qu'ils
seraient menacés par des ennemis
lointains, redoutables et invisibles.
On voit que l'homme d'Etat européen de
demain sera un Socrate d'un nouveau
genre et que la vassalité dans laquelle
les Athéniens sont tombés le contraindra
à haranguer des vieillards. De plus, les
sophistes sont fatigués, les sophistes
eux-mêmes ont perdu l'éloquence qui
habillait leur servitude, les sophistes
eux-mêmes font des essaims bourdonnants
dans le crépuscule d'une civilisation.
Qu'est-ce que l'homme d'Etat du soir ?
Un géant des ténèbres, un Titan de la
nuit, un Atlas qui se fait une armure du
sépulcre qu'il habite. Si l'Europe
devait enfanter un dernier Hercule, à
qui s'adresserait-il? Aux Etats, aux
peuples, aux nations? Vous n'y êtes pas.
Le Général de Gaulle s'adressait aux
intelligences, aux cœurs, aux
consciences, le Général de Gaulle
s'adressait au "Connais-toi" de chacun.
Et qu'enseignait ce philosophe? La
vérité, la vérité, la vérité.
Publié le 26 juin
2011 avec l'aimable autorisation de
Manuel de Diéguez