Les Défis de l'Europe
La République et
les enjeux intellectuels de l'histoire
Cinquième lettre ouverte au Président de
la République
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 24 novembre
2012
1 - Ulysse et le
Cyclope
M. le Président,
Une fois encore, l'heure de la pesée de
l'encéphale de notre civilisation a
sonné au beffroi du monde. Je dis "une
fois de plus", parce que ce n'est pas
d'hier que la philosophie, la religion
et les arts s'intéressent au pilotage
cérébral des nations. Souvenez-vous de
ce qui est arrivé à l'empire romain à
l'heure où il lui a été demandé de
trancher sans tarder du statut cérébral
et physique d'un nouveau Jupiter.
Puisqu'on s'était procuré un géniteur du
cosmos d'une taille ordinaire et qu'on
l'avait fait naître d'une mortelle
fécondée par l'Olympe, fallait-il le
faire vagir dans son berceau ou retarder
sa maturation céleste jusqu'à l'âge mûr?
Mais quels embarras insolubles il nous a
causés à l'heure où ses fidèles ont
demandé au Sénat du peuple romain si sa
chair devait se consommer toute crue et
bien saignante sur l'autel ou seulement
par métaphore et si seuls ses prêtres
seraient habilités à boire son
hémoglobine, ce privilège ne pouvant
s'étendre à tout le monde. Savez-vous,
M. le Président, que le statut des armes
et des lois de la France dépendait de la
réponse de vos prédécesseurs à ces
célestes tracas? Enfin, au XVIe siècle,
Dieu avait-il colloqué la terre au
centre de l'univers ou fallait-il en
croire le démenti de nos télescopes?
Pourquoi vous rappeler de si pénibles
souvenirs? Parce que, de nos jours, tous
les peuples du monde s'interrogent à
nouveaux frais sur la véritable nature
de leur squelette et sur les relations
que le cliquetis de leur ossature
entretient avec leur esprit. La cause de
leurs tourments? Rien d'autre que le
retour solennel de la torture dans la
civilisation de la Croix. Faut-il
colloquer ces soucis à la périphérie de
la potence ou au cœur même des Etats? Et
puis, quel est le statut politique de
nos drones tueurs? Sont-ils un produit
de la logique interne des gibets
démocratiques ou bien leur usage doit-il
demeurer réservé à la démocratie la plus
musclée de la terre? Et que dire de
l'expansion coloniale d'Israël en
Cisjordanie, et du sort des Palestiniens
chassés de leurs terres, et du blocus
d'une métropole de la taille de Gaza?
Ces évènements sont-ils seulement des
tourments moraux aux yeux de la France
ou doivent-ils se placer au cœur de
votre géopolitique? Sur quel trône la
République est-elle assise aux yeux des
citoyens? Et vous, M. le Président, de
quelle monarchie auriez-vous la charge
si la France devant demeurer le royaume
de la raison?
Mais puisque le monotélisme et
l'arianisme se disputaient l'unité
psychophysiologique du fils de Zeus,
quelle est votre théologie des relations
que l'esprit de la France entretient
avec sa charpente? Direz-vous que la
légitimation internationale de la
torture n'est pas suffisamment axiale en
droit public et sur la scène de la
politique étrangère des démocraties pour
que la France débarque dans l'antre du
Cyclope qui l'écartèle?
2 - La torture,
une affaire d'Etat
Les gouvernements d'autrefois ne
jugeaient pas que la pesée d'une
civilisation sur la balance de son
éthique fût du ressort de la politique:
pour que la morale devînt un acteur de
l'histoire du monde, il fallait qu'elle
eût débarqué à grand bruit sur la scène
internationale. La découverte de
l'évolutionnisme n'a pas pris la
dimension d'un évènement digne d'alerter
les chancelleries, faute que le tapage
sur la place publique fût à la hauteur
de l'évènement. Mais il n'en est plus de
même des relations que la mappemonde
entretient avec les Etats croqueurs des
compagnons d'Ulysse. Si la légitimation
de la torture devait prendre place sans
vacarme dans le droit public des
démocraties et si cette législation ne
provoquait même pas quelques vaguelettes
et clapotis dans les eaux tranquilles
des Républiques, la France et vous-même,
M. le Président, n'en seriez pas moins
placés sous le regard accusateur de la
postérité - et ce juge-là des Etats et
des hommes prononce les verdicts d'un
tribunal redoutable.
La reconquête tempétueuse du pouvoir
politique au profit des mythes religieux
d'autrefois et le débarquement accéléré
de leur théologie de la torture jusque
dans l'arène des Etats modernes posent à
la démocratie de la raison la question
de la fabrication d'un appareil de pesée
de la boîte osseuse de Dieu; car si
Constantin s'est vu contraint de
convoquer de toute urgence un concile
politico-religieux afin de trancher
d'autorité et sans tarder davantage la
question de la nature physique et
mentale d'un Zeus dédoublé entre son
corps torturé et son esprit rebelle au
trépas, il vous revient, M. le
Président, de convoquer en toute hâte un
concile de Nicée de la démocratie
mondiale afin de résoudre, toutes
affaires cessantes, mais sans
précipitation excessive, la question de
savoir si la crucifixion moderne divise
ou unifie la personnalité du nouveau
dieu-homme, à savoir une démocratie
clouée sur les idéaux de 1789.
Décidément la radiographie
anthropologique des théologies se situe
au cœur de la politologie dont vous
serez le précurseur ou le retardataire,
le renacentiste ou le scolastique, le
Périclès ou le sophiste. Les citoyens
que la nature a scindés entre leurs
ossements et leur cervelle peuvent-ils
être mis à l'épreuve d'une loi qui coupe
leur liberté en deux tronçons
pantelants?
Pour tenter de répondre à cette
question, M. le Président, les
atlantistes de la démocratie de la
torture se révèleront de piètres
anthropologues des écartèlements.
Certes, Darwin nous a quittés en 1882 et
Freud, son disciple londonien, l'a suivi
en 1939; et, depuis le trépas de ces
deux pionniers, la question se situe sur
l'échiquier universel d'une généalogie
critique qui observerait, la loupe à
l'œil, l'origine et le développement de
l'encéphale biphasé qui couronne le
grincement de nos corps de passage dans
la poussière. Mais comme il se trouve
que la religion chrétienne repose tout
entière sur la glorification posthume
d'une victime dichotomisée, elle aussi,
entre ses bourreaux et son soleil - elle
aurait acheté la lumière du monde au
plus haut des cieux au prix de son
pourrissement sur la terre - il faut, M.
le Président, que vous hissiez dare dare
la question du sens anthropologique et
politique de la torture au sommet des
cogitations de l'Etat.
3 - La sève
juvénile et les savants vieillards
Vous remarquerez, en premier lieu, que
les peuples primitifs sont tellement
énergiques, ambitieux et conquérants
qu'ils s'entêtent à connaître sur le
bout des doigts l'origine du monde et sa
finalité et qu'ils ont percé en un clin
d'œil les mystères qui mettent en
mouvement les dirigeants invisibles de
leur tête qu'ils se donnent dans les
nues. L'imagination religieuse du genre
humain se place donc à l'origine des
alliances avantageuses ou douteuses que
cette espèce scelle en un tournemain
entre ses entreprises sur la terre et
son entendement enivré dans des mondes
impénétrables. Faute d'alliés ou
d'adversaires saisissables par leurs
basques ici-bas, notre condition de
bimanes nous a contraints, au cours de
notre évolution, à faire débarquer moult
acteurs tardifs dans le vide et le
silence de l'immensité ; et, depuis ce
temps-là, nous nous trouvons condamnés à
nous colleter avec le fabuleux et le
fantastique qui assiègent notre
imagination jour à nuit.
A l'origine, nous avions rendu bifides
les récitations de nos idoles. Elles
offraient une anse à leurs adorateurs;
et il arrivait que nous les rencontrions
à la promenade. Mais leur décorporation
affligeante les a réduites à des
effigies tour à tour redoutables et
bienveillantes, mais incapturables.
Alors, la vaillance de nos premiers
transfuges de la matière nous a
entraînés à la table des négociations
tour à tour audacieuses et craintives
avec un tortionnaire du néant que nous
avons laissé triompher de tous ses
rivaux en échange de l'immortalité
posthume que nous lui avons extorquée.
Du moins notre souverain de la torture
et de la lumière nous a-t-ils délivrés
du poids de notre solitude effarée dans
les ténèbres du cosmos. Mais à quel
prix? A celui de l'offrande continue des
souffrances de notre chair et de
l'effusion inlassable de notre sang sur
les offertoires de nos expiations.
4 - L'Etat
rationnel et la connaissance de l'espèce
humaine
M. le Président, la connaissance des
secrets anthropologiques des religions
de la torture est devenue votre devoir
de politologue de l'Etat républicain:
comment la démocratie mondiale se
réclamerait-elle de la raison critique
née en France à la fin du XVIIe siècle
si elle n'avait pas de connaissance
rationnelle des songes de l'humanité?
Dirigerez-vous une nation aussi peu
informée des secrets de la vie onirique
des évadés de la nuit et aussi acéphale
que celle du Moyen Age? Diable, vous
n'en avez plus le loisir, parce que la
rivalité entre quatre milliards de
simianthropes encore ficelés à une
divinité rançonneuse, mais corruptible
d'un côté et, de l'autre, deux milliards
de mécaniciens, de calculateurs et de
d'adeptes des secrets de la matière est
d'ores et déjà devenue une affaire
d'Etat. Songez que la masse des
ignorants et des rêveurs est plus
prolifique que les phalanges amaigries
des orphelins du ciel.
La confrontation vigoureuse entre la
progéniture des croyants à la sève
montante et la science vespérale des
noyés dans les triomphes mêmes de leurs
mécaniques vous rappelle que le monde
byzantin a sombré corps et biens dans la
fatigue de ses philosophes privés de
voilure, de ses géomètres étriqués, de
ses logiciens sans souffle, de ses
architectes titanesques, de ses
écrivains superficiels et de ses poètes
galants. Alors la double ruée des
barbares heureux et des innocents aux
mains pleines a eu raison du sang
appauvri des dernières phalanges de la
lucidité politique.
5 - Où sont
passés les sacrilèges d'antan ?
Bien plus, M. le Président, nous sommes
entrés dans une civilisation des vases
communicants dont jamais encore le monde
n'avait expérimenté les périls. Les
têtes demeurées pieusement greffées sur
les verdicts d'un Dieu des supermarchés
regardent maintenant la télévision,
roulent en voiture aux côtés de leurs
compatriotes dégrisés et disposent, eux
aussi, de téléphones magiques. Il
appartient aux ingénieurs de coter leurs
prodiges de sorciers de l'électronique à
la bourse d'un temporel veuf de tout
mystère. Mais la suspension des
hostilités entre l'empire bien achalandé
du profane et celui d'une sentinelle de
la mort ne fait qu'élargir le fossé
entre les cerveaux encore connectés à
leurs offertoires et les neurones
sénescents jetés dans la danse stérile
des atomes. Quelle est la portée
politique de la trêve mondiale entre les
guerriers de la science et les guerriers
de leurs songes affaiblis ou demeurés
courroucés?
M. le Président d'une civilisation des
feux nouveaux de la torture, je vous
demande de réfléchir un instant à la
signification mondiale de la
configuration nouvelle des fleurs de la
mort que présente la géopolitique
actuelle de la liberté depuis que
l'évolution cérébrale de notre espèce ne
se scinde plus entre les ennemis
religieux et les amis rationnels de la
science, dont vous savez que la
confrontation acharnée a écrit
l'histoire sanglante de notre encéphale
depuis trois millénaires. Comment un
Jupiter que nous avons réussi à rendre
familier de nos ordinateurs et de nos
super calculatrices, comment un Jupiter
que nous avons mis tout subitement à
l'aise parmi nos satellites et les
décrypteurs de notre code génétique,
comment un Jupiter que nous avons
soudainement réconcilié avec nos
mathématiques de la quatrième dimension
ne jouerait-il pas à rendre plus
attirants que jamais les sortilèges de
la vie éternelle et les subterfuges de
l'immortalité qui comblaient les boîtes
osseuses de nos pères?
6 - Ce que penser
veut dire
Et puis, les dieux antiques étaient
moins cruels que nos trois solitaires de
la torture, mais également moins
prometteurs de leurs félicités posthumes
et plus avares de leurs prodiges.
Souvenez-vous des amiraux athéniens
victorieux aux Iles Arginuses. Les
malheureux avaient été condamnés à mort
pour impiété. Quel était leur sacrilège
? Ils avaient poursuivi l'ennemi en
fuite sur les eaux au lieu d'accorder
aussitôt une sépulture salvatrice aux
trépassés, ce qui condamnait leurs
ombres à errer sans trêve dans l'Hadès
de leur éternité amputée de tout repos.
Mais si les trois dieux unique qui ont
pris la relève du Zeus privé
d'instruments de torture raffinés dont
se contentaient nos pères, si le trio de
nos bourreaux célestes, dis-je, nous
comble désormais de félicités
immortelles ou nous précipite sans pitié
dans des tortures effroyables et sans
fin, comment ce trio infernal ne
demeurerait-il pas crédible parmi nos
logiciels et nos ordinateurs neutralisés
et guéris de leurs blasphèmes? De plus,
nos anthropologues ont trahi le siècle
des Lumières. Voyez comme ils se moquent
du déchiffrage de l'évolution de
l'encéphale de nos trois tortionnaires
sacrés, voyez comme leur attention
maigrichonne se porte seulement sur un
recensement décérébré de nos usages
cultuels, tellement la connaissance
approfondie des ressorts de notre
animalité spécifique terroriserait les
laboratoires des démocraties du
tragique.
Il est donc possible, M. le Président,
que le triomphe de nos technologies
euphoriques nous reconduise au type de
décérébration compensatoire que Byzance
a connue. Souvenez-vous de l'étendue du
désastre intellectuel le plus mémorable
de notre histoire, considérez un instant
avec les yeux de l'Etat semi-rationnel
d'aujourd'hui la catastrophe neuronale
qui a frappé pour mille ans l'encéphale
naufragé de notre pauvre espèce. Nous
nous sommes tout soudainement prosternés
le front dans la poussière devant une
divinité de moindres proportions, mais
aussi incarnée que le Zeus d'Homère; et,
cette fois-ci, au prix de l'oubli du
principe d'Archimède dans toutes les
têtes, tandis que nos trois
tortionnaires inlassables brandissaient
subitement et avec un bel ensemble le
sceptre de leurs tourments infernaux.
Vous voyez, M. le Président, que la
torture ne s'éclaire au flambeau de la
raison théologique que dans les
souterrains oubliés du "Connais-toi"
socratique. Il y faut l'examen, la
torche à la main, de nos origines dans
l'alliance du sacré avec notre sang.
Mais considérez également, M. le
Président, combien les arcanes de la
géopolitique contemporaine sont plus
difficiles à décrypter que la théologie
de l'incarnation de Zeus en un homme
comme vous et moi. Car, cette fois-ci,
ce sont les sources animales de nos
épouvantes religieuses qu'il vous faut
détecter si vous entendez mettre la
politique mondiale à l'échelle des
embarras dans lesquels la démocratie
moderne s'empêtre sous les yeux de tous
les Etats de la terre. Quel sera le
destin de l'intelligence sur cette
planète si vous demandez à la République
ce que penser veut dire?
7 - Le
débarquement de la torture dans le sacré
Car enfin, M. le Président, le retour de
la démocratie mondiale à la pratique de
la torture judiciaire est bien davantage
le fruit de la panique d'entrailles qui
s'est emparée de notre civilisation
qu'un instrument de l'aveu à extorquer
aux accusés; et si, dans l'enceinte de
nos tribunaux, notre effroi nous fait
payer avec ardeur le tribut de leur
souffrance physique aux suspects de
terrorisme, c'est parce qu'il s'agit
d'acheter notre salut au Dieu Liberté et
de fixer à un sou près le prix que cet
escroc réclame à nos bourreaux. L'autel
de la démocratie américaine dont vous
vous proclamez solidaire reçoit
maintenant les riches offrandes de chair
et de sang que les citoyens présentent
sur l'autel de leurs idéalités
vertueuses. Mais si le salut de la
France s'achète désormais à l'école des
métamorphoses de l'immolation sanglante
des origines communes aux Anciens et aux
chrétiens, voyez le sort de nos hosties
dans le temple de Guantanamo. Ah, M. le
Président, quelle école de
l'anthropologie critique que la
psychanalyse des évadés de la zoologie,
quel laboratoire de la politique
cultuelle des démocraties que l'empire
de l'inconscient religieux de la
torture!
Qu'est-ce à dire? Rien d'autre et rien
de plus que ceci : je vous demande de
concentrer votre attention sur l'analyse
anthropologique, donc sur la
spectrographie critique de la soudure
qui s'est progressivement durcie entre
le sacrifice de l'autel et la pratique
de la torture, entre l'immolation
coûteuse - mais censée convenablement
rémunérée - et l'ajout exorbitant des
souffrances concomitantes imposées à la
victime , entre le prix chiffré du
tribut de sang et la surtaxe réclamée
par l'idole, entre le montant net du
sacrifice de l'égorgement et le surplus
adventice et non moins tombal qui
s'ajoute à la livraison d'un cadavre
payant au ciel du singe parlant.
8 - Le
blanchiment par la torture
A
l'origine, le sacrifice n'était pas un
vengeur au service des Célestes
outragés. L'affaire roulait seulement
sur le chiffrage inégalement négociable
du préjudice porté à l'idole par les
mauvaises intentions ou les négligences
de la créature. Dans leurs tractations
cultuelles avec le dieu du vent, les
Achéens ne songent pas un instant à
torturer Iphigénie, dont on n'a pas
oublié, du reste, avec quelle ténacité
sa mère Clytemnestre s'est vengée de la
faiblesse de son époux à l'égard d'Eole,
alors que cette divinité faisait encore
trembler le chef de l'expédition des
Dix-Mille un demi-millénaire plus tard.
Mais, avec la notion d'expiation ciblée,
donc de responsabilité d'une faute
individualisée, la torture ne tarde pas
à débarquer dans le sacrifice
d'égorgement, de sorte que la repentance
devient un moyen de paiement
supplémentaire de la dette contractée.
Chez les Romains déjà, le piaculum
- l'expiation collective - se joint à
l'immolation d'un immaculé dont la
blancheur donnait tout son prix à
l'offrande.
Du coup, le sacrifice d'un innocent se
dédouble entre la souffrance rédemptrice
que réclame l'idole et le calcul
raisonnable du montant des indemnités
qu'il faudra débourser sous la
contrainte. La torture devient un
instrument de blanchiment de l'impiété
étroitement conjoint au versement du
capital, une rallonge collatérale et
bientôt principale, donc tenue pour
d'autant plus légitime que postérieure à
l'aveu. Alors que le droit pénal romain
ne torture plus le coupable qui s'est
confessé, l'idole a sauvé sa vengeance
après coup. Chez les Gaulois, on
construisait de gigantesques mannequins
d'osier auxquels on ficelait les
victimes et l'on y mettait le feu, de
sorte que le châtiment était si bien
devenu physique qu'il n'y avait plus de
pénitence que corporelle. La repentance
torturée en vient à conditionner la
récompense attendue du Céleste encoléré
ou livré à une fureur inapaisable.
9 - Le
christianisme et la torture
sacrificielle
Avec le
sacrifice des nettoyeurs chrétiens, le
lessivage par le recours à la torture -
donc le lavage du linge sale de
l'histoire - poursuit son développement
logique par le moyen de la fusion entre
une crucifixion réputée racheteuse et la
fureur de répandre le sang le plus
compensatoire possible. On parle
maintenant d'un culte enragé par son
ambition satisfactoire à la
bourse des sacrifices, mais également
propitiatoire, selon que le meurtre
sacré venge l'idole furibonde ou se
contente de rendre son étal plus
favorable à ses suppliants. L'alliance
entre la repentance physiquement
douloureuse - la cruauté attachée à la
torture - et le remboursement du dieu en
monnaie sonnante et trébuchante est si
bien scellée que les monastères
chrétiens conjoindront impitoyablement
la piété auto-torturante - le masochisme
sacré - à l'expression parfaite d'une
sainteté définitivement mise à l'école
d'un trépas savamment ralenti et
minutieusement retardé.
Vous
trouverez dans Bernanos - lisez
Sous le soleil de Satan- un
modèle d'auto-flagellation sanctifiante
que Claudel tentera timidement de
réfuter. Mais M. le Président, votre
responsabilité devant l'histoire est
d'une autre gravité et d'une plus haute
portée, parce que nous sommes entrés
dans l'ère de la responsabilité
politique de l'intelligence et du
savoir. A l'heure où la torture a pris
la dimension apocalyptique que vous
savez, qu'est-ce qu'un chef d'Etat qui
ne serait pas un radiographe averti des
relations que la politique moderne
entretient avec la mort massifiée?
Certes,
M. Alain Rey vous expliquerait mieux que
moi, M. le Président, que le terme d'ascèse
renvoie au grec askêsis,
l'exercice pénible, mais opiniâtre et
bien outillé. Le latin exercere
renvoie également au labeur épuisant,
mais servi par un équipement efficace.
Mais si vous n'avez pas d'anthropologie
politique de l'alliance du sacrifice
avec la torture, l'interminable agonie
publique de Jean-Paul II et son
exposition ambulatoire sur les planches
du théâtre qu'on appelle le monde
demeurera énigmatique aux yeux de votre
politologie d'école.
Voir :
A propos
de la mort sacrificielle de Jean
Paul II, 12 avril
2005
Ce pape n'a-t-il pas illustré à la face
du monde et pour l'édification de tous
les chrétiens, le branchement de
l'expiation auto-torturante sur
l'histoire réelle, celle dont se réclame
le sacrifice paradigmatique de la croix
? La vie tout entière est devenue une
potence, et la "vallée de larmes" qu'on
appelle l'histoire devient la métaphore
d'un gibet universel. Ce gibet-là, M. le
Président , vous ne l'exorciserez pas à
aider les Etats les plus puissants de ce
monde à interdire la bombe nucléaire à
l'Iran au seul profit de l'expansion
territoriale sans fin d'Israël, mais
seulement à l'école de votre initiation
tenace et patiente à une anthropologie
politique qui transcenderait la
scolastique de notre temps.
C'est dans cet esprit, M. le Président,
que je vous convie, pour la semaine
prochaine, à une avant-dernière
promenade dans le jardin des supplices
qu'on appelle l'Histoire. Certes, de
nombreux laboratoires vous invitent à
observer leurs instruments de torture, à
inspecter leur champ d'expérimentation,
à vérifier leurs résultats - mais
Guantanamo couronnera votre balade. Je
compte sur ce cyclotron géant pour vous
informer des ultimes ressorts communs à
la torture, à la politique, à la
théologie et à l'Histoire. Alors,
peut-être vous direz-vous que si les
chefs d'Etat du Moyen Age avaient
compris Abélard, ceux du XVIIe siècle
Descartes et Shakespeare, ceux du XIXe
Darwin et Freud, ceux du XXe les
premiers spéléologues de la torture, les
Etats seraient devenus des civilisateurs
du genre humain depuis plus de mille
ans.
Le 24 novembre 2012
Reçu de l'auteur
pour publication
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