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Pour une anthropologie
transcendantale
Gaza et l'avenir de la pensée politique mondiale
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Lundi 23 novembre 2009
1
- L'apprentissage du recul
2
- Une espèce leurrée ab ovo
3
- Vers une science du singulier
4
- Une science du désenchaînement
5
- Le regard sur les dieux grecs
6
- Que signifie le verbe exister appliqué aux dieux?
7
- Une révolution de la méthode
8
- De l'immoralité des idoles
9
- Quelle est l'immoralité du Dieu unique ?
10 - Le sacrifice et le meurtre
11 - La théologie du meurtre payant
12 - Une psychanalyse de la
condition simiohumaine
13 - Le mystique et le flambeau de l'intelligence
1 - L'apprentissage du recul
Quel casse tête que de tenter de placer sous
la lentille d'un microscope encore à inventer l'encéphale d'une
espèce à distancier aussi bien des criailleries de son ventre
que des miroirs flatteurs dans lesquels elle se mire! Prenez
l'éléphantologie, la lupologie, l'entomologie, la léonologie, la
tigrologie, la simiologie d'un côté, l'angélologie, la
séraphologie, la théologie de l'autre: que voilà des sciences
heureuses de savoir ce que parler à son miroir veut dire!
Comment se fait-il que seule l'anthropologie transcendantale
soit une science tellement déshéritée qu'elle ne sait dans
quelle glace se regarder? De plus, la science dans laquelle
toutes les autres espèces se réfléchissent porte sur des traits
que leurs spécimens ont la chance de posséder en commun. Les
loups ont des fourrures et des crocs, les abeilles savent ce
qu'elles doivent faire pour s'appeler des abeilles, les fourmis
s'affairent du matin au soir à se démontrer ce qu'elles sont,
tandis que notre espèce n'est reconnaissable ni à ses exploits
banalisés, ni au regard moyen qu'elle porte sur sa boîte
osseuse. De plus, elle ne s'entend même pas sur les avantages et
les inconvénients de sa nature.
Pis que cela : il
lui appartient tantôt de se définir à l'école de ses exemplaires
suréminents, tantôt à celle de ses modèles les plus répandus;
et, dans l'un et l'autre cas, elle ignore à quelle station de la
perfection ou de la médiocrité de ses vocalises elle aura fait
halte. Comment apprendre à se reconnaître dans sa rareté ou dans
son moule?
2 - Une espèce leurrée ab ovo
La
seule espèce dont on ne sait comment la cerner et dont les
disciplines censées définir son chant ou ses cris ne peuvent que
s'interroger sans relâche sur leur propre comportement à l'égard
du mystérieux objet du savoir a été qualifiée d'humaine à
titre préjudiciel, parce qu'elle est née de la terre, humus,
qu'elle reste à terre, humilis, qu'elle est humble
et humiliée, humiliata, et qu'on l'inhume,
c'est-à-dire qu'on la jette à la fosse. L'homme est le prématuré
de la poussière à laquelle il retournera.
Aussi
l'anthropologie transcendantale et prospective comportera-t-elle
la même scission interne que la pensée philosophique classique:
l'une de ses faces observera l'animal abaissé et voué au
sépulcre, mais à la fois prédateur et découvreur des recettes
sur lesquelles l'univers s'est construit, l'autre inspectrice de
la bête attachée à décrypter les arcanes de son propre encéphale
et qui rêve de le rendre transtombal. Mais si l'on étudie de
plus près les exploits de la boîte osseuse d'un bipède vaporisé
dans des mondes surréels et pourtant acharné à capturer et à
domestiquer le cosmos, on ne construira jamais qu'une
anthropologie amputée de l'étude de sa folie, tellement les deux
pôles qui pilotent la masse des neurones de ce primate dédoublé
entrecroisent leurs paramètres respectifs et s'en font un seul
et même rets.
Comment tenter de mettre en cage les deux moitiés de notre
encéphale sans brouiller l'unité apparente qu'elles affichent en
surface? Pis que cela : vous dresseriez un inventaire décevant
des ressorts de l'un et de l'autre de ces jumeaux si vous vous
contentiez d'y repérer un logiciel commun à la bipolarité qu'ils
affichent dans leur berceau partagé. Certes, dans la portion
éthérée de sa masse cérébrale - celle qui se révèle ambitieuse
de se célestifier - vous rencontrerez force personnages le plus
souvent gigantesques; mais vous en retrouverez le sceau et les
effigies dans l'autre genre de savoir dont dispose ce mammifère,
celui qui porte notamment sur la connaissance des atomes, des
planètes et de mille objets étrangers par nature aux
préoccupations proprement psychiques de cette espèce. Comment se
fait-il, se demandent les topographes de notre vie rêvée, que
des acteurs fantastiques peuplent la vie intérieure de cet
animal et que ces acteurs aient accouché d'un cosmos fort peu
séraphique? Car les sécrétions cosmologiques du simianthrope
songeur sont principalement de type juridique, donc censées
diriger les cités. Celles-ci sont pilotées par des législateurs
habiles à rédiger des modèles généraux et abstraits des
tractations qui régissent nos sociétés. C'est ainsi que toute la
physique classique répondait au type d'architecture de
l'entendement rationnel de la "créature" qu'une divinité
était réputée avoir forgé à l'établi du droit public et privé
afin de schématiser les comportements de la matière sur le
modèle juridico-théologique, c'est-à-dire sur les relations
légalisées que les individus sont appelés à entretenir entre eux
et à l'égard de leurs propres masses.
Il s'agit donc de mettre la main sur
l'encéphale supposé pensant d'un vivant qui se bâtit une
compréhension mi-administrative, mi-onirique de lui-même et qui
se met à l'école des machineries verbales des législateurs dont
il projette obstinément la magistrature sur l'inerte. Pourquoi
s'imagine-t-il qu'un cosmos désespérément errant dans le silence
de l'immensité se coulerait dans le moule supposé éternel d'une
loquacité des lois commune aux cités et aux dieux?
Une anthropologie ambitieuse de connaître les
cellules grises des évadés de la nuit se dotera d'un
téléobjectif et d'un écouteur qui lui permettront de recueillir
à la source les représentations falsifiées de lui-même et du
monde extérieur qui égarent une bête livrée de naissance à des
images narcissisées du cosmos. Mais pour porter un regard
distancié sur une tromperie aussi gigantesque, il faut disposer
d'un appareil de prises de vues et d'un capteur de sons situés
hors de l'arène et, par conséquent, savoir déjà ce qu'est en
elle-même une spécularité d'origine psychobiologique, ce qui
suppose l'existence d'un troisième œil, dont le regard porterait
sur la nature propre aux deux lobes cérébraux du chimpanzé
dédoublé par ses Olympes.
3
- Vers une science du singulier
Cherchons le
lunetier qui nous permettra d'observer nos potentialités et nos
latences. Pour cela, nous devrons nous fabriquer un télescope
qui grossira nos virtualités les plus microscopiques, mais aussi
les plus prometteuses. Où se cache-t-il, le vrai regard du
dehors sur notre minusculité et notre grandeur?
Quand Claude Lévi-Strauss photographiait les accouplements de
ses congénères, les Amérindiens, il montait sur le trône
bénisseur et absolutoire du pan-culturalisme . Mais s'il leur
avait enseigné à entourer leurs feux de pierres afin de réduire
des deux tiers le temps de cuisson de leurs aliments, il aurait
endossé la tenue du missionnaire calviniste; et s'il avait
médité sur le tragique de la condition simiohumaine, il aurait
troqué la tenue de l'anthropologue bon teint pour celle, plus
contemplative, du lecteur de Cervantès, de Swift, de
Shakespeare, d'Eschyle, de Sophocle ou de l'Ecclésiaste.
Et puis, quelle est l'anthropologie critique de Jean de la
Fontaine qui, le premier, observa notre espèce en son animalité
propre, quelle est celle de Jonathan Swift qui, le premier,
tenta de peser le "grain de raison" du Yahou, quelle est
celle de Cervantès qui, le premier, étudia les relations de la
folie avec la sottise, quelle est celle de Rabelais qui, le
premier, radiographia le panurgisme simiohumain, quelle est
celle des Juvénal , des Martial, des Pétrone chez les Anciens,
quelle est celle des La Bruyère, des Chamfort, des Vauvenargues,
des La Rochefoucault et même des Molière parmi les modernes, qui
les premiers observèrent la bête qui fait l'ange.
Quoi que fasse
l'anthropologie, il lui faut emprunter un siège subrepticement
sacerdotalisé et rien ne prouve que le plus charitable soit le
plus heuristique. Et si l'anthropologie transcendantale, elle,
s'armait enfin d'une connaissance spectrographique de
l'inconscient ecclésial qui sous-entend la démocratie mondiale,
sur quelle balance pèserait-elle son axiomatique?
Une première
conclusion va s'imposer à notre infirmité : jamais
l'anthropologie moderne ne conquerra le rang d'une science si
elle se contentait d'emmagasiner et d'amonceler des
connaissances généralissimes. Une telle discipline ne dresserait
que des nomenclatures de ses petits avoirs. Inutile d'entasser
un matériau hétéroclite, bon marché et d'usage courant, inutile
de ranger cette pacotille dans des casiers à portée de main,
inutile de la hiérarchiser, afin d'en faciliter l'accès et
l'emploi, inutile de la classer à titre utilitaire. Mais s'il
nous faut un gouvernail de la connaissance transcendantale,
essayons de tracer une frontière nouvelle entre l'homme et
l'animal ; et si nous voulons la rendre plus sûre que la
précédente, nous devrons en tester l'altitude.
Conclusion
provisoire: toute anthropologie qui se voudra scientifique se
fera, de son axiomatique, son quartier général et se donnera à
peser sur une balance plus distanciatrice que la précédente,
parce que seul un recul intellectuel nouveau posera sur un
plateau la bête qui se construit ses nids , ses ruches et ses
boules de cristal, sur l'autre celle qui se prend la tête entre
les mains pour apostropher ses oracles contrefaits et leur dire:
"Enseignez-moi à me regarder dans le miroir qui m'attend."
C'est dire que
seule une science médiocre et docile peut se donner le luxe de
mouiller dans sa rade, seule une pseudo anthropologie peut se
charger à ras bords d'instruments qui ne manqueront pas de se
mettre à son service. Mais une anthropologie transcendantale et
critique ne pourra lâcher ses amarres que si elle a trouvé son
océan à franchir, son capitaine au long cours et le tracé de sa
croisière. Puis il lui faudra apprendre à naviguer à l'école des
vents imprévisibles qui l'attendront. Quel paradoxe de hisser
les voiles inconnues qui seules permettront au navire d'une
science du singulier de prendre le large!
4 - Une science du désenchaînement
Seule la
petitesse connaît ses sacres et ses arènes.
Voir:
La mort du roi des culturalistes,
16 novembre 2009
La
méthode est le tigre ou la panthère dont le rapt arrache le
simianthrope au cabotage des disciplines préapprises et sans
recul. Selon Heidegger, Angelus Silesius aurait dit: "La
fleur est sans pourquoi". On pourrait dire, de
l'anthropologie pseudo-scientifique, qu'elle est sans
pourquoi, alors que la question du pourquoi inaugure non
seulement le recul de l'encéphale simiohumain à l'égard du
visible et de l'invisible, mais à l'égard de la dichotomie
originelle de l' animal scindé de naissance entre le tangible
qui le rend mesurable et le néant qui le renvoie à
l'insaisissable. Mais l'insaisissable s'appelle l'étendue; et
celle-ci branche l'organe sommital du simianthrope sur le "manchon
de néant" que Valéry disait enclore le monde. On attend
le cogito qui fera de l'anthropologie transcendantale la
spectatrice des encéphales habités par le pourquoi.
Une simianthropologie du pourquoi devenue scientifique
pour s'être découverte philosophique, et devenue philosophique
pour s'être jetée dans le vide se détournera nécessairement des
amarres du monde; et il lui appartiendra de découvrir l'objet
qu'elle aura vocation de connaître, celui dont seule sa
navigation lui révèlera l'existence. De plus, une science aussi
insolite sera condamnée à demeurer en mouvement ; et chaque fois
qu'elle se trouvera au mouillage dans quelque port, elle
dénoncera ses ancrages afin de reprendre son voyage.
Mais sans doute
vaudrait-il mieux ramener notre encéphale à l'écurie du visible
et lui passer le licol du sens commun que de l'envoyer
vagabonder dans le néant sans gouvernail ni capitaine.
Donnons-lui donc un champ à retourner à la bêche, du grain à
semer, du blé à récolter et à moudre! Mais alors, qu'en
sera-t-il d'une discipline vouée à la désarticulation
perpétuelle de son pourquoid? Il nous faudra lui apprendre à se
raconter les péripéties qui auront ponctué les désenchaînements
successifs et toujours provisoires du cerveau simiohumain.
C'est dire que l'anthropologie scientifique et critique, donc
philosophique par nature et par définition, devra ouvrir la
route à une histoire des arrimages trompeurs et des désarrimages
prometteurs d'une espèce qui passe de leurre en leurre depuis
des millénaires et qui élabore pourtant peu à peu et
méthodiquement une science de ses désenchaînements. Pourquoi?
5 - Le regard sur les dieux grecs
Par bonheur, les
témoins en chair et en os des ancrages cérébraux et des
désarrimages imprévisibles de notre espèce se dressent en plein
soleil et se présentent dans le temps chronométré de l'histoire
du bipède auto-cognitif. Aussi rien n'est-il plus spectaculaire
et plus aisé à décrire que les ports d'attache où l'encéphale
simiohumain a jeté l'ancre un instant pour la lever après une
courte plongée dans les fonds marins de l'endroit. Voyez
comment, à chaque escale, l'écriteau d'une idole s'est plantée à
l'entrée de la rade; voyez comment toute la difficulté de
l'anthropologie prospective est de découvrir les instruments de
la connaissance transcendantale de lui-même qui permettront à
notre encéphale de larguer partiellement l'idole locale qui lui
aura brièvement offert le gîte et le couvert.
Supposons que l'anthropologie scientifique
ait trouvé son chemin du moment; supposons qu'elle ait commencé
d'observer de l'extérieur et de décrire l'histoire des dieux et
de leurs ancrages théologiques sous les crânes. Pour découvrir
maintenant ce qu'est une idole en tant que telle et dans sa
complexion spécifique, il faudra que cette discipline apprenne à
scanner la boîte osseuse de ses adorateurs sur le chemin qui
l'aura conduite d'une idole à la suivante, parce que toute idole
n'est observable qu'à l'aide d'un télescope nouveau, de sorte
que si l'océan à parcourir a été dûment repéré et la trajectoire
bel et bien tracée, toute la difficulté sera de trouver
l'observatoire qui permettra de faire le point de l'histoire
commune à toutes les idoles et aux encéphales qui en seront
devenus les servants.
Prenez les premiers et les plus rudimentaires
des dieux, ceux qui campaient en chair et en os sur l'Olympe des
Grecs. A quels cerveaux leurs écriteaux se trouvaient-ils
attachés et comment les Grecs mesuraient-ils le recul de leur
encéphale à leur égard? Pour observer leur art de se distancier
de leurs idoles, il ne vous servira de rien de prendre l'un
après l'autre entre vos mains les lobes cérébraux perfectionnés
de Pythagore, d'Archimède, de Platon ou d'Euclide, tellement les
boîtes osseuses les plus performantes de ce temps-là croyaient
dur comme fer en l'existence réelle de ces gigantesques acteurs
du cosmos. Il vous faudra donc, à chaque escale, découvrir
l'encéphale rarissime qui seul se sera rendu capable de se
mettre à quelque distance des dieux locaux et de les filmer en
tant qu'idoles. Comment cela, si la méthode dont vous aurez fait
le pénible apprentissage et qui vous aura enseigné les secrets
des dieux de l' époque précédente ne vous servira de rien pour
décrypter l'idole suivante et si, par conséquent, votre
anthropologie prospective et critique ne découvrira qu'au terme
de son parcours la clé ultime de l'histoire du cerveau
simiohumain?
Voyons comment les Grecs mettaient en scène le recul partiel
dont disposait leur boîte osseuse à l'égard de leurs idoles. Où
se situaient-ils entre le vide et le plein ? Si vous observez la
distance moyenne que leur civilisation avait conquise à l'égard
de son propre cerveau religieux, vous remarquerez que les
Platon, les Aristophane ou les Euripide n'ont pas attendu les
moqueries d'un certain Lucien de Samosate au IIe siècle de notre
ère. Mais comment se fait-il que l'auteur de l'Apologie de
Socrate lui-même n'ait été qu'un dégrossisseur d'idoles
réputées exister de son temps? Dans l'Euthyphron,
il se contente de reprocher à ses congénères de commercer avec
leurs Célestes et de leur offrir des cadeaux ridicules et
coûteux, comme si leurs bienfaits étant tarifés, ils se
laissaient acheter au plus haut prix. Tout se passe comme si les
idoles réputées incorruptibles acquerraient l'existence réelle à
l'école de leurs vertus.
6
- Que signifie le verbe exister appliqué aux dieux ?
Voilà qui est
préoccupant : car si une République pouvait devenir
irréprochable et si, de ce fait, elle se mettait à exister, il
faudrait s'interroger sur le statut qui la définirait dans les
têtes et préciser ce qu'il en serait de l'existence propre aux
personnages cérébraux rendus incorruptibles à l'école de la
sainteté de leurs vénérateurs. Mais alors, comment leur
perfection s'installerait-elle hors de leur boîte osseuse? Et si
c'était leur moralité qu'il faudrait alors apprendre à peser sur
une balance intérieure du pur et de l'impur, n'aurions-nous pas
radicalement changé d'axiomatique? Or, jamais les Grecs ne se
sont appliqués à peser leurs dieux sur la balance d'une éthique
de leur Olympe, mais seulement sur celle des exploits de leur
corps; et ils les ont réfutés quand leurs performances physiques
leur ont paru invraisemblables.
Lucien, par
exemple, les blessait au talon d'Achille à ridiculiser Charron,
auquel il fait demander à Hermès quelques boulons tout neufs
afin de réparer sa barque - la coque en était presque hors
d'usage - et du fil pour recoudre ses voiles rapiécées et même
trouées de partout. La critique des idoles de l'époque dénonçait
donc seulement une distanciation insuffisante du cerveau grec
moyen à l'égard de lui-même, donc un recul intellectuel demeuré
embryonnaire et dont témoignait un culte des dieux gravé dans
l'esprit du peuple. Il en sera encore de même au XVIe siècle,
quand Erasme observera les copies chrétiennes des dieux païens,
qui ont reparu sous la figure des saints - mais leur culte ne
suscitera pas de Lucien de Samosate chrétien. Que va-t-il se
passer quand l'esprit critique cessera de s'en prendreaux dieux
enfermés dans leurs muscles plus puissants et leur ossature plus
durable que ceux de leurs adorateurs, que se passera-t-il, quand
la raison s'en prendra à leur immoralité?
7 - Une révolution de la méthode
Il va falloir se décider à conquérir un
regard de l'extérieur sur l'immoralité propre à l'idole unique
qui aura succédé à l'immoralité inaperçue des dieux charnels
d'autrefois. On sait que l'idole nouvelle s'est proclamée
solitaire, mais qu'au plus secret de sa politique, elle est
demeurée non moins sauvage et barbare que les divinités
corporelles du passé. Quelle sera, aux yeux de l'anthropologie
transcendantale, la spécificité cultuelle de l'acteur du cosmos
qui revendiquera maintenant pour lui-même le monopole de
l'immoralité sanctifiée? Dira-t-on que l'idole nouvelle aura eu
le plus grand tort de s'être tapie si longtemps dans les
coulisses de l'univers et d'avoir tellement tardé à sortir de
son trou? Féliciterons-nous l'humanité d'avoir enfin mis la main
sur le Dieu véritable ou bien reprocherons-nous à un ciel
apparemment unifié d'avoir joué à cache-cache avec la créature
pendant des millénaires? Nous étonnerons-nous de ce qu'un
miracle si précieux n'ait pas précipité tout le monde dans les
monastères? Peut-être l'ironie des Lucien de Samosate chrétiens
trouvera-t-elle d'autres paramètres encore de l'esprit critique
des modernes, peut-être le sarcasme inaugurera-t-il une pesée
entièrement nouvelle de l'immoralité viscérale des idoles. Dans
ce cas, comment réfuterons-nous un ciel coupable d'une lenteur
impardonnable à se manifester en public et néanmoins devenu
monocéphale à une tout autre profondeur anthropologique que le
ciel polymorphe des Anciens?
Quel tournant! Car si l'encéphale simiohumain avait gravé son
histoire dans celle de l'éthique des dieux, le tracé d'une
science de la morale donnerait une tout autre signification à
l'évolution cérébrale du singe sonorisé, parce que le regard
qu'une intelligence devenue transcendante à l'immoralité de
l'histoire aurait porté sur les adorateurs des idoles
d'autrefois aurait changé le globe oculaire de notre espèce.
Alors une lumière inconnue éclairerait l'histoire des
désenchaînements et des ligotages successifs de la boîte osseuse
des évadés de la zoologie, et cela précisément parce que le
capitaine disposerait d'une rétine fort différente de celle de
ses prédécesseurs. Laquelle, et quel serait son pourquoi
? Certes, il dénoncerait le ridicule des idoles du passé et il
les accuserait de s'être révélées humaines, trop humaines. Mais
que signifierait "trop humaines", si le "trop humain"
avait changé d'étage et si une éthique nouvelle était devenue la
balance de la moralité des mythes sacrés du passé, du présent et
de l'avenir? Comment la divinité monocéphale se révélerait-elle
non moins simiohumaine de s'être incarnée en sa progéniture?
Car enfin, le nouveau Zeus est en chair et en
os, lui aussi. Qu'a-t-il gagné au change d'avoir perdu son
immortalité physique trois jours durant ? Que vaut une éternité
un instant interrompue et qui a grand besoin d'une résurrection
cellulaire afin de reprendre son cours? L'hémoglobine
adresserait-elle un clin d'œil à la morale? Mais si nous avons
basculé dans le symbolique, qu'allons-nous faire du corps qui
nous restera sur les bras?
Les nouveaux
observateurs de l'alliance que les idoles en chair et en os
scellent depuis la nuit des temps avec l'encéphale de leurs
adorateurs nous diront que nul ne saurait à la fois nier
l'existence extérieure d'un personnage cosmologique plus unifié
et non moins incarné que le précédent, si dans le même temps, il
refuse de se demander pourquoi le nouveau Zeus s'incruste à ce
point et de siècle en siècle dans la tête de ses vénérateurs. La
traque du mimétisme des idoles de tous les temps et sous toutes
les latitudes avec leurs inventeurs hauts comme trois pommes a
commencé avec Isaïe, mais elle en appelle maintenant à une
révolution de la connaissance rationnelle de la navigation
cérébrale de notre espèce.
8 - De l'immoralité des idoles
Quelles surprises
n'attendent-elles pas une anthropologie à la fois scientifique
et prospective, donc constructrice de ses méthodes! Car cette
discipline empruntera sa lumière à son propre itinéraire parmi
les signes; et son ambition autopsiera son passé à l'école même
des signaux qui auront jalonné son parcours.
Que dit désormais le télescope du symbolique
au cœur de l'éthique? Que l'idole est sotte, puisqu'elle
confesse avoir stupidement tenté de noyer toutes ses créatures,
cruelle, puisqu'elle se venge de génération en génération sur le
corps dérisoirement éphémère de ses victimes, escroc, puisqu'en
paiement de ses promesses d'une éternité à fonds perdus, elle se
fait quémandeuse d' un tribut inépuisable, créancière
prévaricatrice, puisqu'elle laisse espérer à ses débiteurs un
retour en grâce toujours aléatoire, coupable d'un orgueil
immense et invétéré, puisqu'elle demande qu'on salue à genoux la
démesure de sa puissance et l'ubiquité de sa gloire, hypocrite,
puisqu'elle délègue à un tiers omniprésent et qu'elle feint de
honnir le diabolique entretien des feux de son camp de
concentration souterrain, imprévoyante, puisqu'elle aurait tout
aussi bien pu créer de ses mains une humanité mieux lotie en son
argile et qui lui aurait épargné force tracas, écervelée,
puisqu'elle sue sang et eau à s'incarner en une progéniture
sacrifiée d'avance en paiement d'une offense ancienne qu'elle
aurait subie et dont il lui faut se venger afin de se refaire
une réputation fantasque, puisqu'elle fait d'Abel son chouchou
prédestiné et proclame la gratuité des bienfaits qu'elle lui
accorde d'avance, obtuse et lâche, puisqu'elle damne tous ceux
qu'elle a voués à lui désobéir et surtout rançonneuse,
puisqu'elle se fait rembourser sur la potence ensanglantée de
l'histoire du monde le meurtre supposé rédempteur des innocents
qui lui servent d'appâts et de prébendes. Bref, le tribunal du
symbolique ne se moque plus de Charon et de sa barque en
perdition, il se présente en juge averti de l'immoralité de
"Dieu".
9
- Quelle est l'immoralité du Dieu unique ?
Dans mon texte
précédent, que j'ai consacré à la mort du roi des sorciers
modernes,
Voir:
La mort du roi des culturalistes,
16
novembre 2009
j'ai observé que les magiciens des cultures vassalisent
maintenant les peuples primitifs en catimini et à l'école d'une
cléricature plus subrepticement bénédictionnelle que jamais, ce
qui signifie qu'ils glorifient les ethnies sur un mode plus
inconsciemment et plus symboliquement sacerdotal que le
précédent, puisqu'ils leur prêchent saintement la prosternation
devant leurs amulettes et leurs grigris. A ce propos, je n'ai
évoqué qu'en passant un écrit peu connu d'Erasme, sa
Disputatiuncula de taedio et pavore Christi de 1499 (Petite
controverse sur le dégoût et l'effroi du Christ).
En
quoi ce texte malicieusement apostolique peut-il servir de
balance à peser l'immoralité ancienne et nouvelle des trois
dieux uniques? Je rappelle brièvement l'objet de la querelle: un
théologien anglais, donc un bon protestant - de surcroît,
prêcheur attitré en l'Eglise Saint-Paul de Londres - John Colet,
s'était indigné de la poltronnerie éhontée et de l'égoïsme
religieux du crucifié : au lieu de "bondir de joie" à la
perspective de faire l'objet d'un marchandage avantageux avec
l'idole, il avait fait preuve d'une lâcheté pitoyable. Songez
qu'au prix dérisoire de son trépas sous la torture, il allait
transporter d'un seul coup et à jamais le genre humain tout
entier au paradis ! Et voici que, loin de se féliciter d'une
disproportion aussi titanesque entre le profit garanti par
l'acheteur et celui escompté par le vendeur, la victime avait
manifesté une récalcitrance impie : n'était-elle pas allée
jusqu'à se plaindre, "comme une femme" et à supplier le
bourreau généreux d'épargner sa pauvre carcasse?
Erasme répondait à cette argumentation sans trop paraître
quitter les conventions de la problématique de la grâce et du
salut en usage à l'époque: le vrai courage de l'humanité, se
demandait-il à l'école du Lachès de Platon,
serait-il aveugle et stupide ou bien la vaillance propre aux
fils d'Adam doit-elle se montrer intelligente et lucide ? Dans
le premier cas, il fallait mettre le supplice de la croix à
l'école des leçons de courage militaire de ce grand baroudeur de
général Lachès qui, à l'opposé du fin escrimeur et stratège
Nicias, proclamait "courageuses" les bêtes les plus
sauvages, parce qu'elles se ruaient en aveugles et sans hésiter
sur leur proie. Dans le second cas, le courage de la victime
saintement trucidée sur l'autel de la rédemption résultait de sa
connaissance détaillée et proprement surnaturelle des tortures
rédemptrices qu'elle allait fatalement endurer pour la gloire de
son "boucher céleste", comme dira Pascal.
Mais il faut comprendre les textes à la lumière de la postérité
intellectuelle à laquelle ils servent secrètement de vecteurs.
Erasme est le premier simianthropologue du sacré qui ait
soulignécomme en passant - in transitu, dit-il -
l'immoralité centrale du monothéisme des chrétiens, celle d'un
retour caché et largement inconscient aux sacrifices humains
qu'Abraham avait abolis par la substitution d'un agneau aux
nouveaux-nés dont l'idole se léchait jusqu'alors les babines sur
ses offertoires.
10 - Le sacrifice et le meurtre
Depuis les
origines, cette immoralité-là se situe au cœur du sacré
monothéiste. C'est que le sacrifice d'un vivant est le moteur à
l'histoire simiohumaine tout entière. Si l'anthropologie
transcendantale entend spectrographier l'immoralité de Dieu, il
lui faut descendre dans les entrailles de la notion
politico-religieuse de sacrifice, ce que ni Freud, ni Nietzsche
n'ont osé.
J'ai déjà dit que
les Grecs ne se sont pas préoccupés de l'immoralité de leurs
dieux. Si Platon s'indigne de ce que Zeus, pris d'un désir
violent pour son épouse Héra, l'avait aussitôt plaquée au sol,
c'est seulement afin de réfuter un récit indécent et non afin de
déposer l'histoire du genre humain sur la balance de l'éthique
de Zeus. Mais si l'immoralité du dieu des chrétiens est celle
qui, depuis la nuit des temps, s'attache aux sacrifices humains,
il faudra non seulement scanner les liens immémoriaux que le
meurtre sanglant de l'autel entretient avec l'histoire des
démocraties contemporaines, mais confectionner de surcroît une
torche - celle de la première description minutieuse de la
révolte de l'agneau ou du mouton. En cette année 2009, elle date
de cinq cent dix ans.
Comment en ferons-nous la lanterne de Diogène
du monde moderne? Car enfin, le théâtre des immolations s'étale
maintenant à ciel ouvert au Moyen Orient. Aussi la
simianthropologie transcendantale a-t-elle rendez-vous, non plus
avec les idoles en chair et en os des Grecs, mais avec celles,
pieusement conceptualisées et rendues verbalement charitables
des Eglises monothéistes d'aujourd'hui, qu'on voit épaulées par
les démocraties pseudo évangélisatrices issues des principes de
1789. Tentons d'armer le XXIe siècle d'une connaissance un peu
plus sérieuse des propitiatoires et des immolations. Où ont-ils
passé, les dieux nouveaux? Pourquoi les idéalités au couteau
entre les dents ont-elles pris la relève des autels et des
potences d'autrefois ? Que voulait dire Frédéric Nietzsche quand
il prophétisait que le christianisme périrait de son immoralité?
11 - La théologie du meurtre payant
Voici
soixante-dix ans qu'Israël fonde sa légitimité politique sur le
meurtre originel dont il déclare mériter la récompense, voici
soixante-cinq ans que la Palestine sème le blé de son martyre
afin de récolter demain la moisson de ses retrouvailles avec la
souveraineté de ses ancêtres sur son sol. Et vous prétendez que
le dieu des chrétiens n'est pas celui du meurtre payant sur
l'autel de l'histoire? Mais tant que l'humanité se reconnaîtra
dans le miroir de ce dieu-là, comment une anthropologie
transcendantale enfanterait-elle le cerveau de demain du
chimpanzé religieux?
Regardons l'idole droit dans les yeux. Rome
garde un silence meurtrier sur l'offertoire de Gaza; et si les
prêtres du ciel des potences gesticulent devant leur étal, ce
n'est pas pour s'apitoyer sur le gibet sanglant de la Palestine,
mais seulement afin de rendre grâces au Dieu dont l'assassinat
sur l'autel leur donne à boire et à manger le sang et le corps
de la victime livrée bien saignante à l'idole.
Mais alors, l'histoire de l'éthique se révèle l'axe central de
l'anthropologie transcendantale. J'évoquais la question
insidieuse du pourquoi. Pourquoi Lucien de Samosate
démontrait-il seulement que les dieux des Grecs n'existaient pas
dans leur charpente? Pourquoi, d'Aristophane à Freud, le
simianthrope a-t-il perdu son temps à démontrer que les idoles
n'ont ni bras, ni jambes au lieu de se demander comment elles
siègent dans les têtes? Et voici que l'histoire de
l'intelligence a pris rendez-vous avec le vrai miroir de
l'encéphale de l'humanité. Regardez le simianthrope et son dieu
faire la paire à Gaza, regardez les bénisseurs de la tiare
dédoublée de Rome et de la démocratie mondiale, regardez la
population massivement rassemblée sur un propitiatoire d'un
million six cent mille victimes.
Mais, en décembre, une armée en provenance de
toutes les nations de la terre, marchera sur Gaza; et cette
armée criera aux victimaires que cette idole-là n'est pas la
leur. Quatre patriarches ouvriront le cortège, Nelson Mandela,
Jimmy Carter , Desmond Tutu et Mgr Gaillot, évêque de nulle
part. Comment se fait-il, diront-ils, qu'un autre dieu soit né
de l'abolition du meurtre de l'autel? Quel spectacle que celui
d'une histoire du monde réfléchie à jamais dans le miroir de
l'immoralité de son dieu!
Mais alors, qu'en est-il du symbolique ? Symbole renvoie à un
verbe grec qui signifie "jeter ensemble". Isaac n'est-il
pas un corps et un signe jetés ensemble sur l'offertoire? Et les
Gazaouis, leurs corps sont-il dissociables du sens qui les élève
au rang de signes? Qu'est-ce donc qui fait signe dans les
signes? La proie humaine livrée à la mâchoire de l'idole sur
l'offertoire des chrétiens est-elle le signe de leur théologie
du meurtre bénit, du meurtre saintement rémunéré, du meurtre
rédempteur ou bien le signe de l'immoralité de l'idole? En
décembre, le monde entier aura rendez-vous avec la question du
meurtre payant. N'est-il pas réconfortant que l'histoire de la
planète ait pris rendez-vous avec la nativité du monde de demain
à Gaza? Alors, la chair et le signe, le sang et le symbole, le
corps et la voix de "Dieu" feront de Gaza le tombeau des idoles.
12 - Une psychanalyse de la condition simiohumaine
L'anthropologie transcendantale est en apprentissage perpétuel
de sa route. Cette découvreuse inlassable de son devenir
cérébral s'est mise à l'école de son propre chemin. Voyez comme
elle va bouleverser une fois de plus ses méthode de décryptage
des meurtres sacrés . Voici qu' elle observe les travaux des
pédagogues du ciel d'autrefois. Comment se fait-il que ces
éducateurs-là ne se contentaient pas de ravaler la façade
vieillie de l'idole ? Pourquoi vous la repeignaient-ils à neuf
des pieds à la tête, pourquoi vous redressaient-ils son échine
et amélioraient-ils son port de tête, pourquoi aiguisaient-ils
son regard, pourquoi rééquilibraient-ils sa démarche, pourquoi
lui lissaient-ils la barbe, pourquoi consolidaient-ils son
sceptre et requinquaient-ils ses affutiaux ? Les anthropologues
anciens des dieux et de leur politique étaient les visionnaires
de l'avenir de l'intelligence. Pourquoi, se demandaient-ils,
l'encéphale simiohumain est-il demeuré embryonnaire au point
qu'il avait doté son géniteur du sceptre de la stupidité, de la
cruauté, de l'esprit de vengeance, de l' escroquerie, de
l'orgueil, de l'hypocrisie, de la lâcheté, du décervellement et
tutti quanti?
L'anthropologie
transcendantale se voudrait l'instrument de la découverte des
secrets meurtriers des idoles. Le spectacle que lui présente une
espèce réfléchie dans le miroir sanglant de ses potentats des
nues lui permet de décrypter le politique à l'échelle de notre
astéroïde d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Mais alors, qu'en
sera-t-il du regard trans-animal que nous porterons enfin sur un
administrateur vénal des récompenses et des châtiments, sur un
gestionnaire coupable de trafic d'influence et de malversations,
sur un Président directeur général du cosmos corrompu jusqu'à
l'os?
C'est que l'immoralité de l'idole révèle les apories natives de
la condition simiohumaine, tellement il est bien impossible à
cet animal politique de jamais exercer la justice sans
faire trembler, impossible à cet animal politique de
jamais se faire obéir s'il se fait par trop aimer, impossible à
cet animal politique de jamais tenter de s'armer des
grâces de l' éternité sans déchaîner un torrent d'appas
trompeurs, impossible enfin, à cet animal politique de
jamais se faire respecter pour sa sagesse sans s'abaisser à un
humiliant et maladroit étalage de ses ruses et de ses faux
fuyants. L'anthropologie transcendantale est le nouveau
bathyscaphe du singe banqueroutier et prévaricateur. Elle permet
de plonger dans les profondeurs marines où les poissons de
l'abîme se laisseront capturer dans les filets nouveaux de
l'intelligence.
Mais alors, quel
bienheureux abcès de fixation de la mort, quelle gangrène
salutaire, quel chancre du salut que le martyre de Gaza! On y
voit les nations naître sur l'enclume du Dieu tueur, on y voit
les sacrifices de sang forger le destin des peuples et des
nations; mais dans ce creuset mondial de l'esprit, on entend
Clio demander à la planète de changer d'Olympe. De cet
offertoire naîtra un regard nouveau de l'humanité sur elle-même,
de ce propitiatoire jaillira la science de l'immoralité de Dieu.
13 - Le mystique et le flambeau de
l'intelligence
Nous étions
partis de la question de savoir comment élaborer en haute mer
une science qui, non seulement ne connaîtrait d'avance ni
l'objet de sa recherche, ni le tracé de son parcours, ni la
méthode qui la conduirait à bon port, mais qui, de surcroît,
lèverait l'ancre chaque fois qu'elle s'imaginerait avoir trouvé
la rade qui lui permettrait de carguer les voiles. Et voici que
l'anthropologie prospective a trouvé son matériau, son vaisseau
et son espace.
Et pourtant,
après un long voyage, le navigateur a jeté l'ancre dans le vide.
Comment les ténèbres se changeront-elles en levier de la
connaissance, en feu de l'esprit, en arme de l'intelligence? Le
néant n'est-il pas aveugle, sourd et muet ? Sera-ce avec cet
aveugle, ce sourd et ce muet que l'encéphale de notre espèce
aura pris son ultime rendez-vous?
Peut-être quelques mystiques, et d'abord Jean de la Croix,
furent-ils les premiers découvreurs et allumeurs du feu
intérieur qui les brûlait et qui leur ordonnait de se jeter dans
la flamme qu'ils étaient devenus à eux-mêmes. Si l'anthropologie
transcendantale ouvrait à la science psychologique et à la
psychanalyse le chemin des géniteurs de leur propre feu,
peut-être l'Occident rationnel éviterait-il le naufrage des deux
millénaires et demi d'incendiaires qui avaient voyagé jusque
dans la "nuit obscure de l'entendement" et qui ont cru y
découvrir une imperceptible lueur. A l'heure où une République
pastoralisée sur les autels ruisselants de sang de la démocratie
mondiale à Gaza tente de sceller à nouveaux frais l'antique
alliance des Etats avec l' Eglise du meurtre sacrificiel des
origines, laisserons-nous réhabiliter le ciel des idoles et des
sots, ou bien l'humanisme européen de demain reprendra-t-il en
mains le flambeau des allumeurs de l'intelligence ?
Publié le 23
novembre 2009 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
Les textes de Manuel de Diéguez
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