Europolitique
Comment l'OTAN tue
la souveraineté de l'Europe (2)
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 23
septembre 2012
Introduction
Depuis vingt siècles, non seulement le
christianisme opposait les droits de
l'intemporel et du surnaturel aux Etats,
mais toute l'assise doctrinale du culte
de la Croix reposait sur une
disqualification radicale des
contingences terrestres. Il en résultait
qu'une espèce campée de naissance dans
l'univers schizoïde d'une dogmatique se
trouvait nécessairement scindée entre
deux faces inconciliables d'une histoire
dichotomisée d'avance à l'école de ses
songes sacrés. Mais la France d'une
raison d'avant-garde commence de
disposer d'une anthropologie critique,
donc d'une psychobiologie du messianisme
de la Liberté qui lui donne un avantage
sur une intelligentsia mondiale encore
privée de tout regard rationnel sur la
nature et le devenir politiques des
cosmologies mythiques.
Un tel avant-poste nous permet de peser
les dévotions démocratiques sur d'autres
balances anthropologiques que celles de
Talleyrand en 1815: non seulement la
France n'a pas perdu ses atouts
diplomatiques à la suite de son retour
sous le commandement d'un empire
étranger, mais elle peut s'en servir,
pour dissoudre de l'intérieur la
stratégie de vassalisation de l'Europe
qui inspire le volet militaire de
l'Alliance atlantique; et ses cartes se
révèlent plus utilisables qu'autrefois,
parce qu'elles nous conduisent à engager
une longue bataille intellectuelle pour
la libération psychique et philosophique
du Vieux Continent.
Talleyrand, grand connaisseur des
ressorts politiques du mythe chrétien et
précurseur de la psychobiologie du sacré
de type monothéiste ne disposait encore
que des ressources diplomatiques d'un
pressant rappel du contenu théologique
de sa croisade à la Sainte Alliance
triomphante : le trône et l'autel,
disait-il, avaient scellé entre eux une
alliance plus haute, plus parfaite et
autrement plus inébranlable que celle,
précaire par définition, d'Alexandre III
avec l'Angleterre protestante, cette
ennemie jurée de la transsubstantiation
physique du Saint Esprit en pain et en
sang réels de l'histoire des peuples et
des Etats.
Mais si
les constructions psychophysiques de la
politique auxquelles se livrent les
théologiens de l'incarnation du Zeus des
chrétiens leur permettent de greffer la
science politique moderne sur une
anthropologie du fantastique mental dans
lequel les évadés partiels de la
zoologie ont élu domicile depuis deux
millénaires, une démocratie messianisée
par le verbe américain de la Liberté se
révèlera une mythologie dont le combat
se fondera sur le domptage de ses
vassaux. L'Europe de la pensée
d'avant-garde dénoncera donc la
gigantesque contrefaçon de la
souveraineté des nations placées de
force sous un sceptre domesticateur.
Brandir la bannière de la Liberté d'une
main et le glaive d'un Etat conquérant
de l'autre n'est que la continuation de
vingt siècles de l'histoire théo-politique
des empires. La pensée rationnelle
française est appelée à radiographier
les idéalités césariennes et
bénédictionnelles confondues qui servent
de porte-lance aux apôtres d'une
démocratie devenue bicéphale à l'échelle
mondiale.
Il y a
plus. L'irréalisme n'est pas le fort de
l'évangélisme d'Albion. Jamais
l'Angleterre n'a vraiment porté le
heaume para-religieux de l'empire
américain, parce que le mythe d'une
Liberté proclamée eschatologique et
délivrante n'est qu'un totem politique
aux yeux d'une île ardente à parcelliser
le Continent. L'unification de ce
dernier face à ses rivages lui ravirait
le nectar et l'ambroisie du pacte
d'alliance que la souveraineté conclut
avec la solitude. C'est dire que la
France évadée de l'Europe asservie
regagnera la haute mer.
1 -
Les secrets théologiques des relations
internationales
La haute trahison véhicule des contenus
juridiques distincts selon les époques,
les circonstances, la stature des chefs
d'Etat mis en accusation, le tragique
auquel ils ont livré leur nation et
l'étendue de la catastrophe dont ils se
sont fait consciemment les artisans. En
l'espèce, c'est en pleine connaissance
de cause que M. Nicolas Sarkozy a
négligé le contenu des rapports que les
diplomates les plus compétents et les
généraux français du plus haut rang ont
rédigés à son intention. Pour la
première fois dans notre histoire, la
politique étrangère de notre pays s'est
jouée sur l'échiquier de la cécité et de
l'ignorance. C'est pourquoi le réveil de
l'Europe des Vergennes et des Talleyrand
mettra en évidence la nature de la
maladie.
Vingt ans après la chute du mur de
Berlin, M. Berlusconi tentait encore de
légitimer aux yeux du Parlement de son
pays, donc aux oreilles des
représentants censés patriotes du peuple
italien, l'extension continue des bases
militaires du conquérant sur le sol
national. L'avocat d'un empire étranger
face au tribunal de l'opinion publique
de la péninsule invoquait inlassablement
et le cœur sur la main la nécessité
morale impérieuse de mériter la
confiance d'un maître réputé
désintéressé, bienveillant et pleinement
apostolique. L'approfondissement jour
après jour et le polissage inlassable de
l'allégeance de l'Italie à une puissance
tenue pour salvatrice faisait preuve de
la même docilité d'industriel et de
banquier que celle de M. Nicolas
Sarkozy, qui baignait, lui aussi et
depuis son enfance, non point dans son
identité citoyenne, mais dans celle du
monde des affaires.
Mais,
encore une fois, aussi longtemps que les
peuples de l'Europe bénéficieront de
deux siècles d'apprentissage des aléas
de la politique intérieure et qu'ils ne
quitteront pas l'année zéro de leur
éducation sur la scène internationale,
un M. Berlusconi, un M. Sarkozy et même
une ménagère empressée comme Mme Merkel
répondront au gabarit des démocraties
provincialisées et privées de pédagogues
sur la scène du monde.
2 - La
France en livrée
Mais il
y a bien plus: tant qu'une laïcité
psittacisée et privée de portée
anthropologique n'aura pas fécondé le
"Connais-toi" et approfondi la
connaissance critique des mythes
religieux, notre humanisme de
quadriplégiques de la politique n'aura
pas accès à une connaissance
psychobiologique de notre espèce et du
fonctionnement "théologique" de son
encéphale, alors que seules ces
connaissances-là permettraient
d'instruire la classe dirigeante
mondiale de la problématique dans
laquelle la théopolitique actuelle a
installé l'échiquier du mythe de la
Liberté.
C'est pourquoi il est nécessaire de
tenter de radiographier l'inconscient
cultuel de la planète des songes
démocratiques. On sait M. Sarkozy est
parvenu replacer momentanément la France
sous le sceptre et la tiare d'un empire
du salut du monde par l'intercession du
verbe rédempteur américain. C'est en
raison de son ignorance de l'histoire
des messianismes oniriques et des
relations que notre espèce entretient de
naissance avec des univers apostoliques
que le précédent chef de l'Etat a
peut-être cru sincèrement que
l'allégeance d'une France d'enfants de
chœur à l'égard d'un protestantisme
affairiste serait bienvenue
outre-Atlantique et qu'il fallait en
profiter au plus vite: on tenterait donc
de ravir sa place à l'Angleterre auprès
du pape du mythe démocratique mondial,
ce qui exigeait que la France parût
porter avec fierté la livrée des
serviteurs de haut rang auprès du
protagoniste de la pièce. Hélas, on n'a
vu qu'un manager aussi agité, maladroit
et servile qu'on peut l'être, on n'a vu
que le candidat à un emploi de théâtre
au-dessus de ses moyens solenniser, sous
l'œil cruel des caméras, le
soixante-cinquième anniversaire du
débarquement du "sauveur du monde" sur
les plages de Normandie.
Mais la
tentative brutale de faire quitter les
planches du mythe à l'Angleterre et de
renvoyer l'Allemagne au rang de malotru
a aussitôt tourné court. Quel spectacle
de comédie que celui d'un nain affairé à
mettre en scène des festivités
commémoratives devenues traditionnelles,
quel vaudeville qu'une cérémonie agencée
et truquée, quelle pièce de boulevard
que l'illustration jusqu'au burlesque de
l'impossibilité, pour Washington, de
récompenser sur le mode tonitruant un
retour par la porte de service du
transfuge au bercail de 1949. On sait
que la France a reçu, en retour, un
camouflet vulgaire et retentissant, mais
auquel elle aurait dû s'attendre : le
refus pur et simple du Président des
Etats-Unis de mettre les pieds sur le
sol français. La cérémonie, de grandiose
qu'elle se voulait, s'est rabattue sur
une parcelle exterritorialisée de la
France, le cimetière de Colleville sur
mer.
Puis le
Président Obama a, non moins
grossièrement refusé de s'asseoir à la
table de son hôte français; et il a
obstinément tenté de recevoir l'ancien
Président Jacques Chirac à dîner en lieu
et place du Président en exercice.
3 - Un
retour clopinant
Certes, la France ne pouvait perdre le
rang que lui a définitivement valu la
légitimation tardive et conquise de
haute lutte de la résistance patriotique
à l'occupant de 1941 à 1945. Rude combat
diplomatique, puisque le droit
international de 1944 appliquait encore
la loi martiale aux francs tireurs,
c'est-à-dire le peloton d'exécution sans
jugement. Mais la nation y a perdu son
échine gaullienne, parce qu'un siècle
entier de vassalisation militaire
lâchement consentie de l'Europe sera bel
et bien jeté tôt ou tard à la poubelle
de l'histoire, mais jamais aux
oubliettes. Certes, il n'est pas de
conquête et d'occupation militaire
éternelles; mais à l'heure où les camps
armés de l'empire démocratiques
américain ancrés en Italie et en
Allemagne depuis soixante dix ans seront
chassés - avec, au besoin, des
démonstrations compassées d'une
gratitude appelée à mettre l'humiliation
sous plâtre - on verra les historiens du
monde entier graver le sceau d'une honte
ineffaçable sur un Vieux Continent
souillé à jamais par un siècle de
léthargie et de pleutrerie.
C'est cet horizon-là d'une l'histoire
indélébile que les vrais hommes d'Etat
observent au télescope. Puisque la
France de 1966 avait pris la décision
héroïque de se tenir debout toute seule,
elle aurait également sauvé à elle seule
l'honneur d'une civilisation à laquelle
le genre humain doit la conquête des
droits inaliénables de la pensée
critique et de la défense inflexible des
prérogatives de la raison universelle.
Aussi le retour clopinant et contrit de
la France de M. Sarkozy sous le joug
d'un empire américain pourtant amolli,
mais demeuré seul souverain
illustre-t-il la signification
emblématique des signes de la servitude
que mémorise la postérité des lauriers
flétris.
4 - La
diplomatie du courage
L'immolation des hérauts d'autrefois de
l'intelligence française sur l'autel des
petits catéchètes de leur propre
domesticité se révèlera d'autant plus
catastrophique aux yeux des
mémorialistes et des chroniqueurs de
demain qu'elle se sera cachée sous une
bancalité burlesque, souffreteuse et
tartuffique. Car, d'un côté, l'empire
américain n'a que faire d'un vassal
devenu plus encombrant encore du fait
qu'il n'en échappera pas moins à une
réoccupation théâtralisée de ses
arpents, de sorte que ce serf ne
manquera pas de tirer parti d'un
avantage aussi matamoresque. Mais Paris
ne se risquera pas, pour autant, à jouer
au cabochard effronté dans une salle de
classe rendue respectueuse et muette
depuis six décennies; et l'on n'y
gagnera rien sur le plan stratégique -
au contraire - on perdra sa mise sur les
deux tableaux pour avoir dilapidé en
quelques jours le prestige qui, depuis
des siècles, s'attache exclusivement aux
Etats souverains.
La
claudication diplomatique qui résulte
d'un double jeu condamné d'avance à
avorter dans l'illusoire se révèle
toujours plus dommageable à un Etat que
de courir les risques loyaux de la
souveraineté, tellement les choix clairs
et résolus de l'audace présentent
l'avantage de faire courir aux nations
les dangers calculables du courroux de
leur maître. Certes, la dignité obstinée
d'un vassal encolère le souverain, mais
nourrit également son respect irrité,
tandis que le boitillement perpétuel
d'un flatteur ne le conduit jamais qu'à
prendre l'ombre de sa fierté pour la
proie de sa grandeur perdue. Si l'on ne
court pas franchement les périls
saisissables et surmontables de la
souveraineté, on perd d'avance la moitié
de ses cartes dans la confusion d'esprit
et les faux fuyants. Voyez comme le
clapotis des irrésolutions censées
rendre profiteuses les obséquiosités
bien calculées ne profitent qu'aux
domestiques, qui tirent leur épingle de
la petitesse de leur jeu, mais seulement
faute que la souplesse de leur échine
leur accorde jamais l'honneur de
s'asseoir à la table d'hôte. Comment les
échecs diplomatiques qui frappent de
stérilité les faux calculs des Etats
craintifs compenseraient-ils les
avantages inaliénables dont jouissent
les nations décidées à se colleter sans
trembler avec leur destin ! Seule
l'histoire sommitale fait alliance avec
de la dignité des peuples.
5 -
Les échecs mérités
Si le retour frelaté et faussement
matois d'une France manchote sous la
coupe du maître l'a amputée de
l'essentiel de son influence morale dans
le monde arabe et en Asie, c'est parce
qu'une haute noblesse sert de poutre de
soutènement à toute politique étrangère
d'envergure. A jouer au plus fin avec
l'ambition insatiable des conquérants
camouflés en apôtres de la Liberté, on
glisse immanquablement du mauvais côté
de l'histoire des âmes, et l'on quitte
le sillon du devenir de l'esprit humain.
L'Europe attend ses retrouvailles avec
la charpente et les droitures de la
raison; et cette Europe-là ne retirera
aucun bénéfice d'avoir pagayé entre la
vassalité consentie de ses comparses et
la vassalité cauteleusement atténuée de
M. Nicolas Sarkozy. Si, le jour de sa
victoire sur son envahisseur, le Vieux
Monde ne rassemblait qu'une cohorte
d'éclopés tout fiers d'avoir survécu aux
moindres frais à soixante deux ans
d'obséquiosité sur la scène
internationale, la culpabilité de la
France de M. Nicolas Sarkozy serait sans
pardon, tellement une liberté
tardivement et partiellement reconquise
n'effacera jamais les stigmates d'un
long abaissement.
Quelle sera l'étendue et la nature de
l'indignité française aux yeux des
historiens du messianisme démocratique
mondial si le pays que le Général de
Gaulle avait libéré de ses
évangélisateurs devait assister, durant
de longues années encore à la course des
esclaves du biblisme de la Liberté en
direction d'une émancipation aussi
servile que la précédente sous des
habillages seulement plus décents, donc
plus fallacieux? Dans ce cas, la nation
de 1789 aura permis aux serfs européens
de se glisser misérablement hors des
mailles du filet. Mais comment mettre
entre les mains de Clio la plume
papelarde d'une France qui n'aura
soutenu que mollement et en cachette les
candidats à leur émancipation? Comment
un continent de rescapés aux moindres
coûts retrouverait-il la fierté
politique et la hauteur morale s'il aura
été démontré, hélas, combien
l'abâtardissement des élites de feu le
continent des pédagogues de l'universel
peut suffire à faire tomber en quelques
années une grande civilisation dans la
lâcheté, la léthargie et la
décérébration? Décidément la science
historique s'enrichira d'une leçon à
retenir - à savoir que, depuis la Grèce
antique les classes dirigeantes des
démocraties se sont toujours laissé
acheter en sous-main.
6 - L'avenir de
la diplomatie française
Mais,
dira-t-on, vous présupposez un peu trop
rapidement que si la France tentait de
réveiller l'Europe politique un peu
moins sottement qu'avec des ronds de
jambes et des pitreries, les servitudes
d'autrefois se laisseront rapidement et
subrepticement effacer des mémoires et
que le fleuve d'un temps frais comme
l'œil remonterait à sa source. Et puis,
qui reprendra jamais en mains les rênes
d'un continent naufragé, quelle main de
fer reconduira un jour le Vieux Monde
sur des chemins florissants, alors qu'il
est évident, comme le disait Descartes,
que "Dieu lui-même ne peut faire que
ce qui a été fait n'ait pas eu lieu..."?
Mais le temps de la politique n'est ni
celui de la fatalité des exténuations,
ni celui des forfanteries puériles.
L'histoire défie tour à tour les
désespérés et les rêveurs. Il s'agit
d'un personnage toujours printanier,
d'un acteur toujours malléable, d'un
géant ou d'un nain dont le destin coule
toujours dans un creuset remodelé par la
volonté des vivants.
Le
Général de Gaulle, qui aimait les
métaphores champêtres, évoquait son
retour au "timon des affaires".
Il savait qu'il avait "désembourbé"
un instant le "char de la République"
et qu'il ne l'avait retiré que
provisoirement de "l'ornière",
mais que la génération suivante
reprendrait "le harnais". Que
dirait-il aujourd'hui aux otages placés
sous la férule américaine trois quarts
de siècle durant, que dirait-il de la
complicité à son propre asservissement
de toute la classe politique européenne?
Par bonheur, les assujettis n'ont pas
tardé d'acquitter le tribut le plus
lourd à leur carence politique, celle de
s'être engagés en aveugles sous le
drapeau de l'envahisseur
d'outre-Atlantique en Irak. Pourquoi une
France qui n'est pas tombée dans ce
ridicule ne tirerait-elle pas un
avantage décisif sur la scène
internationale de demain de la
démonstration de l'échec diplomatique de
l'Europe entière - l'Allemagne de
Gerhardt Schröder exceptée - à Bagdad de
2003 à 2011 et à Kaboul de 2001 à 2014?
7 - Le droit
international public ne légitime pas la
vassalité
De
toutes façons, il faudra bien se
résoudre à rebattre les cartes de la
planète des dupes et des esclaves, parce
que tout le monde a compris que les
troupes américaines ne quitteront jamais
l'Allemagne et l'Italie de leur propre
initiative et qu'elles s'entêteront,
bien au contraire, à poursuivre
jusqu'aux frontières de la Russie
l'extension militaire de leur pacte de
Varsovie à eux - ce qui entraînera la
mise hors jeu préalable et définitive de
l'arme atomique de la France. Dans ce
contexte, la nation de la raison
cartésienne exercera-t-elle son
intelligence à disqualifier la
scolastique aveugle qui permet à un
obscurantisme nouveau, celui du suicide
atomico-matamoresque, de régner sans
partage sur les imaginations
épouvantées? Le cogito de demain
plongera-t-il dans les entrailles
anthropologiques du mythe de
l'excommunication majeure du Moyen Age?
Pour la
France des psychobiologistes de la folie
religieuse, le temps est compté pour en
découdre avec la dogmatique de notre
temps. Choisirons-nous de jouer le rôle
du spectateur figé d'un verbiage
politique et militaire ridicule ou celui
du maître d'œuvre d'un nouveau XVIIIe
siècle, dont la raison désacraliserait
la théologie d'une apocalypse
imaginaire? Demeurerons-nous pétrifiés
sur les planches d'un théâtre de la
frousse ou retrouverons-nous d'un bond
la vocation profanatrice d'une
civilisation du mouvement?
Redeviendrons-nous les guides mondiaux
de la pensée iconoclaste ou bien la
parenthèse sarkozyste aura-t-elle
démontré avec éclat que la raison un
instant victorieuse des sortilèges
collectifs se laisse ensuite émousser au
profit des autels de l'effroi retrouvé
et que le retour au temps immobile du
sacré servira de havre cérébral à la
France apeurée de demain?
8 - La postérité
anthropologique de la pensée gaulliste
En vérité, les malheurs politiques sont
momentanés; ils tuent si peu les
intelligences en marche que la France du
courage cérébral peut trouver sur le
long terme le plus grand profit
diplomatique, mais surtout intellectuel
et civilisateur, d'avoir quitté dès 1966
l'organigramme militaire américain sous
la bannière d'un prophète de la
politique, parce qu'à la suite de
l'expulsion de l'occupant de son camp
militaire de Rocquencourt, le conquérant
a confortablement lové son quartier
général à Mons en Belgique d'où il a
tissé en toute hâte le réseau des
traités bilatéraux qui lui ont garanti à
perpétuité, pense-t-il, l'asservissement
juridique d'un Vieux Monde converti à
une gigantesque falsification des
fondements du droit international. Aussi
les marionnettes de la démocratie
européenne qui voudraient retrouver leur
souveraineté légale et le souffle de
leur indépendance découvrent-elles avec
stupeur que des empêchements formels,
mais immenses et insurmontables à
première vue, ont été mis en place
depuis 1966 et qu'elles se trouvent
ficelées à l'empire par des engagements
proclamés non négociables. C'est que le
coup d'éclat du Général de Gaulle avait
bénéficié d'un vide juridique
providentiel. L'occupant en était
demeuré tout pantois: il n'en revenait
pas de s'être laissé piéger par
l'ambition profane de Paris et de se
trouver privé d'une riposte théologique
solennelle face à la décision hérétique,
isolée et unilatérale d'une nation dont
les sacrilèges demeuraient décidément
imprévisibles.
Le Général de Gaulle avait compris que
l'alliance atlantique entre des Etats
souverains n'était que de façade - ce
qui comptait, aux yeux des Etats-Unis,
c'était la prise de commandement
militaire de l'Europe entière par le
Pentagone. Aussi, après 1966, l'entrée
dans l'OTAN de nouveaux Européens
a-t-elle toujours précédé la pose du
masque d'une alliance entre Etats
souverains. Mais la démocratie
autorise-t-elle les gouvernements élus
par le peuple souverain à placer, en
pleine paix et sans aucune menace
extérieure, les citoyens sous le
commandement militaire d'une puissance
étrangère?
Pourquoi
le Pentagone n'avait-il pas placé
d'avance des obstacles infranchissables
à un schisme éventuel de ses "alliés"?
Pourquoi le Général de Gaulle n'avait-il
pas eu besoin de s'évader les armes à la
main de la forteresse de la démocratie
apostolique? Pour comprendre que ce
séditieux soit sorti du monastère des
idéalités d'un pas tranquille et par la
grande porte, il faut spectrographier en
anthropologue l'inconscient messianique,
donc sotériologique et rédempteur qui
soutient le mythe démocratique dans
l'atmosphère; car si la Liberté ne
portait pas les ailes d'une eschatologie
politique dans le dos, il faudrait
apposer de solides serrures aux portes
des couvents nouveaux dont les cierges
et les prie-Dieu portent désormais
l'acier et le fer des idéalités
salvatrices. Mais les cloîtres sont des
châteaux-forts dont le geôlier n'est
autre que le ciel des agenouillements,
des prosternations et des invocations de
la foi.
9 - La postérité
anthropologique du gaullisme
On voit
que la véritable postérité politique du
gaullisme sera anthropologique : sans
une simianthropologie ambitieuse de
radiographier l'encéphale asservi d'un
animal tombé dans le sacré démocratique,
la France n'entrera pas dans la
révolution civilisatrice et scientifique
dont le gaullisme est porteur, celle qui
fera de l'Europe le foyer mondial d'une
seconde Renaissance de la pensée
rationnelle, tellement le nouveau Moyen
Age qui enténèbre les esprits n'est
autre que celui de la chute des cerveaux
dans une mythologie de la Liberté
construite sur le même modèle que celui
des théologies.
Descendons donc encore de quelques
marches dans l'inconscient des concepts
mythologisés de notre temps, afin
d'ausculter les entrailles d'une
scolastique de l'abstrait messianisé.
Certes, la démocratie est construite sur
un autre type de sacralisation du
langage que celle du Moyen Age
doctrinal. Mais si l'on n'accède pas à
la connaissance de l'inconscient
religieux et sotériologique qui commande
le discours d' une Liberté mythifiée, on
ne verra pas le glaive d'une
eschatologie verbale que l'empire
américain tient entre ses mains. Car
Washington se sert si bien du sacré
démocratique qu'il s'est senti atteint
de plein fouet par l'effronterie et
l'impiété d'un Général aux bras croisés,
lequel n'avait pas eu besoin d'élever
une voix sacrilège pour réfuter le culte
dominant de son temps.
Aussi la
Maison Blanche avait-elle pris en toute
hâte des mesures profanes, donc
résolument rationnelles afin de protéger
les cénobites de la démocratie de toute
tentative de rééditer ce type d'évasion
du monastère des idéalités. C'est que le
danger avait été compris; et le moyen le
plus sûr d'éteindre l'incendie, comme il
est dit plus haut, était de garrotter le
droit international. Les bandelettes de
l'esprit juridique romain allaient-elles
suffire à prévenir l'extension de
l'hérésie? Comment les Etats de l'Europe
étaient-ils ficelables à la sotériologie
américaine si leur propre législation ne
les autorisait en rien à inscrire dans
leurs Constitutions le principe d'une
validation messianique de l'occupation
perpétuelle de leur territoire par les
forces armées d'une puissance étrangère
et proclamée "amie"?
Les
traités dictés par une orthodoxie du
salut étaient nuls et non avenus par
nature et par définition du seul fait
qu'ils reposaient nécessairement sur une
haute trahison dictée par les agents
d'un messianisme ennemi du génie des
patries. Le gaullisme introduira dans la
géopolitique une réflexion
anthropologique sur les formes nouvelles
que prendra le gallicanisme au sein du
rêve démocratique messianisé par son
langage - un gallicanisme dont la
vocation apostolique combattra non plus
les guerriers de la croix, mais du mythe
d'une Liberté vassalisatrice.
10 - Le conflit
des annonciations
Quel
immense capital diplomatique, pour la
France, de tenir entre ses mains une
arme "théologique" à son tour, celle
d'une Eglise fondée sur l'alliance de la
Liberté avec la terre sacrée d'une
patrie! L' arme des vrais prêtres des
nations avait déjà permis à Talleyrand
de faire plier une Sainte-Alliance que
sa victoire profane à Waterloo avait
rendue toute puissante sur le champ de
bataille de la foi monarchique. Mais
disait maintenant le théologien
nationaliste d'Autun, allez-vous
demander à la sacralité de votre propre
ciel de délégitimer la royauté de droit
divin des Capétiens? Votre principal
cheval de bataille n'était-il pas celui
de votre théologie du glaive de la
monarchie? Substituerez-vous
effrontément le verdict d'une bataille
gagnée à la piété des rois que votre foi
devait renforcer? Rendrez-vous le
christianisme tout entier relaps et
renégat? Mettrez-vous cette religion à
l'école d'une victoire d'apostat?
Subordonnerez-vous la doctrine de droit
divin à une autorité qui pèsera les
nations pieuses ou hérétiques sur la
balance des guerres heureuses ou
désastreuses? La France à la tête de
laquelle le tout-puissant a placé une
sainte dynastie en appellera à un
concile; et Rome condamnera le triomphe
de vos armes si vous en profanez la
mission. Et l'ancien évêque d'Autun de
monter en chaire et de se changer en
sermonnaire des ouailles de la Sainte
Alliance: "Où est-elle, la pureté de
votre foi? Si vos épées bafouent
maintenant la souveraineté du Dieu qui a
sanctifié le trône des successeurs de
Clovis, nous dirons à l'Eglise romaine
et au clergé du monde entier qu'un
glaive impie dictera sa loi au Vicaire
de Jésus-Christ!"
11 - L'Europe
hébétée par la démocratie
Thucydide faisait prononcer aux chefs
grecs les discours que les circonstances
auraient dû leur dicter. Si Talleyrand
avait effectivement parlé comme Bossuet,
nous saurions qu'un Etat à la fois laïc
et messianisé par le mythe du salut
démocratique se trouve nécessairement
pris en étau entre deux omnipotences et
deux omnisciences du ciel de la
conscience. Appliquons cette forme de la
science historique à la nation d'Abraham
Lincoln et supposons un instant qu'elle
avait prévu l'effondrement subit de la
sotériologie délivrante d'en face, celle
du marxisme eschatologique dont la
révolution de 1917 avait accouché ; et
supposons ensuite que les prophètes et
les anthropologues de l'Amérique
libératrice avaient convaincu le
Département d'Etat de la chute subite,
imminente et inévitable d'un empire
fondé sur une utopie biblique. Il n'est
pas sûr que, dans la foulée, l'exécutif
du Nouveau Monde aurait subitement
compris que l'occupation messianique de
l'Europe était un rêve évangélico-politique
non moins dément que celui de la sainte
abolition du capitalisme dont les
Ecritures de Karl Marx avaient annoncé
la bonne nouvelle.
Certes,
l'occupation tartuffique d'une Europe
hébétée se sera poursuivie pendant des
décennies sans déclencher d'insurrection
citoyenne, tellement les Européens de
l'époque se trouvaient compénétrés
jusqu'à la moelle par les présupposés de
leur foi naïvement démocratique. Mais la
candeur religieuse est en péril quand
aucune menace n'est à conjurer. Celle
d'une invasion des séraphins de L'île
d'Utopie de Thomas More s'était
volatilisée dans les plus hautes régions
de l'atmosphère.
12 -
Le déclin de la démocratie messianisée
On voit
qu'un phénomène historique, politique et
apostolique aussi titanesque que la
croisade mondiale des anges de la
démocratie américaine pour le salut du
genre humain ne peut s'expliquer que par
la pérennité, au plus secret de
l'inconscient théologique simiohumain,
de l'héritage eschatologique du mythe
judéo-chrétien de la délivrance. Il faut
en conclure que le capital
psychogénétique de la démocratie
eschatologique avait pris le relais
rédempteur du songe romain du salut.
C'est redire que le gaullisme se place à
l'avant-garde de l'approfondissement des
sciences humaines du XXIe siècle, parce
que seule une pesée anthropologique de
la perpétuation de l'esprit angélique
dans les têtes livrera les théologies au
recul abyssal d'une raison historique
distanciatrice et au recul intellectuel
d'une géopolitique digne de ce nom.
Depuis
plus de onze ans que je tente de situer
l'histoire de l'Occident démocratique
dans une perspective simianthropologique,
je n'ai jamais eu autant qu'aujourd'hui
le sentiment que la chute morale,
théologique et idéologique de l'empire
démocratico-religieux américain est
proche, parce que les nations
européennes dont les chaînes du
souverain biblique d'outre Atlantique
emprisonnent encore les chevilles ne
voient aucun guerrier en chair et en os
se profiler à l'horizon. Aussi la gloire
et la cuirasse d'une scolastique censée
placer la démocratie mondiale sous
l'aile protectrice du Saint Siège d'une
Liberté toute verbale trompent-elles de
moins en moins la masse des nouveaux
dévots de l'abstrait.
Décidément, le pacte politique que
Clovis avait conclu avec le Créateur
présentait une signification
anthropologique profonde: puisque
l'homme appartient à une espèce
suspendue aux cintres du théâtre
théologique qu'il est à lui-même et qu'
il ne se laissera plus arrimer à un
autre Zeus qu'à celui de sa Liberté.
Reçu de l'auteur pour
publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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