Théopolitique, la laïcité face aux
mythes religieux
Dieu est-il
français ?
Manuel de
Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 22 juin 2013
"On
ne peut apprendre la philosophie, on ne
peut qu'apprendre à philosopher."
E Kant
En 1929 a paru un ouvrage de
Friedrich Sieburg intitulé Gott
in Frankreich, expression
proverbiale qui signifie "se trouver
comme un poisson dans l'eau" et qui a
été traduit chez Grasset en 1930 sous le
titre faussé Dieu est-il français ?
En 1957, j'ai publié un modeste Dieu
est-il américain ? En 2005, M.
Jean-François Colosimo a édité chez
Fayard un Dieu est américain,
mais afin de démontrer tout le
contraire. C'est dire que la question de
la nationalité de Dieu ne cesse de
revenir sur le tapis.
Clio bivouaque entre deux territoires:
d'un côté, elle rampe ici-bas, de
l'autre, elle tente de conquérir le
royaume du ciel qui lui avait été promis
par des idéologies politiques désormais
orphelines du mythe du salut qui les
sous-tendait. Si la science historique
ne parvenait pas à donner un recul
nouveau à la raison et à ses méthodes,
comment ferait-elle le lent et difficile
apprentissage d'une discipline dont le
regard et la problématique porteraient
sur l'animalité spécifique du genre
humain? Mais alors, cette science
féconderait à titre rétroactif la même
distanciation dont le génie des grands
visionnaires avait tenté de doter des
divinités successives afin de les rendre
de moins en moins sauvages.
L'heure est venue d'apprendre à se
servir conjointement de ces deux
caméras. L'historien qui n'aura pas
percé quelques secrets psychiques et
politiques du personnage fantastique
qu'on avait appelé Dieu, l'historien qui
n'aura même pas tenté de scruter les
ressorts rudimentaire qui font parler le
ciel en direct de sa propre personne et
de son administration de ses créatures,
cet historien-là ne regardera jamais de
haut et de loin les chroniqueurs au
petit pied et les mémorialistes
scrupuleux qui servent d'huissiers aux
évènements.
Mes trois
textes du 22 juin, du 29 juin et du 6
juillet tenteront d'illustrer ce
paradoxe à deux faces : peut-on
s'initier, du moins partiellement, au
regard le moins patenté qu'il sera
possible à la raison de porter sur
l'animalité spécifique de notre espèce?
1 -
L'interlocuteur
de feu
On prétend qu'à chaque génération je me
précipiterais à vive allure, tête
baissée et toutes affaires cessantes au
rendez-vous impérieux qu'un Français
m'aurait fixé de sa seule et souveraine
autorité; on prétend, de surcroît, que
mon obéissance hâtive aux ordres de ce
maître me rendrait docile à emprunter sa
dégaine. Sachez qu'il n'en est rien: il
m'arrive seulement de contresigner de
loin en loin l'alliance passagère et
friable des Français du moment avec
l'allure de tel ou tel de mes prophètes
sur la terre. J'ai rarement informé les
porte-voix de mon pas des clauses
secrètes du pacte que je scelle avec un
peuple particulier. Aussi ma rencontre
avec la nation française précède-t-elle
toujours et de fort loin la rencontre
passagère de mes fidèles avec telle ou
telle effigie de leur Etat. Je n'ai que
faire de la République et de la
démocratie qu'ils ont hissées un instant
sur le piédestal où trône leur propre
effigie. Mes fidèles ne saluent jamais
que les statues d'eux-mêmes qu'ils
croient élever en mon nom. Mais si mes
créatures n'étaient pas des animaux en
cours d'amélioration, elles seraient mes
semblables, alors qu'elles ne sont
qu'imperceptiblement dressées à mon
image et ressemblance, comme elles le
reconnaissent elles-mêmes.
J'ai
commencé de rédiger les Mémoires
de mes relations avec la France il y a
deux ans seulement, parce que, ce
jour-là, les trottoirs de la rue
Soufflot étaient noirs de citoyens en
colère. Cette rue monte vers mon temple.
Sur son fronton j'ai gravé de ma main et
en lettres d'or l'expression de ma
reconnaissance aux médiateurs de ma
voix. Croyez-vous que ceux-là se
seraient mis en colère s'ils m'avaient
trouvé tapi derrière les pauvres
murailles et les vaines meurtrières de
leur République? Ils avaient rendez-vous
avec moi sur mes parvis. Qui suis-je à
leurs yeux? Qui ont-ils rencontré, sinon
le silence et l'absence de la France? Et
c'est dans ce vide que mon éternité est
allée à leur rencontre.
Une
lumière imperceptible demeure allumée
jour et nuit au plus secret de mes
créatures. Cette lumière brillait ce
jour-là, rue Soufflot. Mais ce feu
vacillant brûlait depuis longtemps dans
l'âme de beaucoup d'entre elles. On
refusait tout net que le ruban de la
légion d'honneur fût épinglé sur les
poitrines de la main d'un Président
qu'elles jugeaient indigne de l'incendie
dont elles partagent la flamme avec moi.
Qui est-il, l'inconnu qui criait dans
leur tête: "Le Président de la
République n'a pas rencontré la France
qui nous habite"? Qui donnait à mes
néophytes leur dignité et leur grandeur
dans mon temple? Qui suis-je pour que
toute la famille d'Albert Camus fût
montée me défendre sur mes plus hauts
remparts? Ceux-là ont entendu la voix de
mon absence; et c'est le feu de mon
absence qui a enflammé leur esprit et
leur cœur. Faut-il que je sois étranger
à la pierre, à l'airain et au bois de
leurs statues pour leur faire arracher
des mains d'un profanateur les cendres
de l'auteur de La Peste!
Le plus
souvent, mes serviteurs entretiennent
avec moi des relations écrites ; et
c'est précisément des verdicts de la
peste que ma flammèche fait appel au
plus secret de la bête. Mais il se
trouve que mes lois ne sont pas écrites.
C'est pourquoi mes hommes de plume me
donnent bien du tracas. Leurs encriers
jouent sur tant de registres que la
plupart d'entre eux ignorent ce qu'ils
voudraient pourttant tellement me dire !
J'ai beau tenter de les éclairer sur
l'ambition qui fait vibrer les cordes de
leurs violons, ils cherchent en vain les
secrets de l'incendie qu'ils ont allumé
en eux-mêmes et qui enflammait ce
jour-là les trottoirs de la rue
Soufflot. Et pourtant, ils se relayaient
jour et nuit, et pourtant, ils lisaient
page par page La Princesse de
Clèves ! Quelle orchestration du
monde écoutaient-ils en mon nom?
2 -
Qui suis-je ?
Ce n'était pas l'infamie de déposer dans
mon temple une hostie souillée par des
mains sacrilèges qui inspirait leur
honte et leur fureur, c'était la
profanation de mon ciel. Je ne suis pas
le maître d'école de ma voix,
disent-ils, je ne suis que le témoin de
l'agonie de leurs écritoires. Ils savent
que je hais les idoles auxquelles leurs
oracles ne servent que de crécelle et
d'escarcelle. Ils se plaignent de ce que
les monarques de l'encrier qu'ils sont
devenus à eux-mêmes vrombissent de
connaisseurs de cour de tous les peuples
assermentés et de toutes les nations
patentées de la terre, mais ils fuient
les courtisans de la France portant
jabot et perruque poudrée. Ils savent
que je ne leur raconte pas leur histoire
en bande dessinée.
Il y a deux ans, racontent-ils, le
majordome qu'ils avaient porté à la tête
de leur République avait revêtu les
tenues traditionnelles de la France en
rubans, dont celle d'un chanoine de
Latran; et, sous ces dentelles, il avait
vivement félicité son homologue de Rome,
disait-il, de s'être hissé sur le trône
de Saint Pierre à la force du poignet.
Qui se ressemble s'assemble,
murmurait-il en sourdine. A l'entendre,
le saint Pontife avait mis une ténacité
aussi admirable et une énergie non moins
exemplaires que les siennes à jouer des
coudes afin de se porter à la tête de
l'Eglise universelle. Mais que de litres
de sueur n'avait-il pas versés, lui
aussi, afin de se hisser au pouvoir un
gant de fer à la main! Quelle différence
y a-t-il entre les serviteurs de mon
absence et leur bruyante valetaille?
3 - La France des
jeux de cirque
Pour écouter mon éternité, observez la
trace des pas de la France sur le sable
des vivants et des morts et
demandez-vous quel regard un Marc-Aurèle
ou un Trajan portaient sur les
soubresauts de l'Etat romain de leur
siècle. Quelle distance mettaient-ils
entre les prêtres rémunérés de leurs
autels et l'empire déclinant dont ils
conservaient vivante la couronne dans
leur esprit? Pourquoi Marc-Aurèle
lisait-il ostensiblement quelqu'ouvrage
des Stoïciens aux jeux du cirque
auxquels sa fonction le contraignait
d'assister ? Pourquoi se mêlait-il à la
foule entassée sur les gradins, alors
que l'affichage de son mépris pour les
combats de gladiateurs ne l'offrait pas
sans péril à ce vain spectacle? Les
grondements qui montaient de la foule
outragée devenaient de plus en plus
menaçants et se mêlaient à ceux des
fauves rugissants tous crocs dehors dans
l'arène.
Et maintenant entendez-vous monter des
travées les mêmes brames qu'à l'époque
où le divorce de l'élite hellénisée de
l'époque d'avec le cirque d'une
politique en livrée allait précipiter
dans l'abîme le plus vaste empire de la
terre ? Mais, non seulement le fils de
Marc-Aurèle, un athlète ridicule du nom
de Commode, né de l'accouplement,
disait-on, de l' épouse de l'empereur
avec un gladiateur bien huilé allait
s'illustrer dans le tumulte et la
poussière des courses de char, mais on
avait vu l'empereur-philosophe
s'abaisser à tenir la bride du cheval de
sa fausse progéniture. Et maintenant, de
quelle France vos Présidents de la
République tiennent-ils grossièrement la
bride? Quelle est la nature de la
distance qui sépare les fidèles de la
France de la rue Soufflot d'une part des
jeux du cirque et des gladiateurs
musclés de la politique d'autre part? Si
vous ne savez quel esprit j'ai allumé en
vous, comment sauriez-vous quel feu vous
partagez avec moi ?
4 -
Comment entendre ma voix ?
Vous êtes mes apôtres, mais mes apôtres
ne sont pas mes catéchistes. Mes
prophètes ne répondent qu'à l' appel de
la France. Voyez à quel séminaire mon
ciel vous convie: les dieux d'autrefois
étaient informés, disaient-ils, des
arcanes de l'univers et se vantaient de
guider d'un pas assuré la politique des
peuples et des nations sur le chemin de
leur gloire. Mais leur houlette est
entrée en agonie sur toute la terre
habitée. Et maintenant, mettez-vous la
loupe à l'œil et voyez comment les dieux
du passé n'en finissaient pas de
trépasser, parce que les idoles
publiques meurent de leur entêtement à
ne jamais céder leur sceptre aux
intelligences victorieuses de leurs
grossiers subterfuges. Et maintenant,
quelle est la voix de l'éternité dont
vous êtes habités, de quelle immortalité
de la France ai-je doté la bête brûlante
que j'ai inventée?
Les aveugles et les sourds qui dansent
autour de vous ont des poumons de
gladiateurs. Quand je tourne ma face
vers l'arène du monde, quelles sont mes
traces parmi les fauves? Il y a deux
millénaires, la dégradation précipitée
des mœurs, la corruption subite des
magistrats et la futilité qui s'était
emparée en quelques années seulement de
toute la classe dirigeante ont
accompagné vos dieux oubliés dans la
déconfiture de leurs rites, de leurs
autels et de leurs prodiges - mais les
sacrifices d'animaux que l'Olympe
mourant d'Homère ne se lassait pas de
réclamer de l'Etat romain assuraient la
survie des prêtres qu'engraissait la
religion officielle; et l'empereur
lui-même n'acceptait que du bout des
lèvres qu'on épargnât la vie des
chrétiens raisonnables ou sagement
repentis qui immolaient de nouveau aux
idoles les victuailles les plus saintes.
Puis, un
fin helléniste et grand amateur de
plaisirs grecs, Hadrien, n'a fait
qu'aggraver le désarroi, puis
l'affolement des propitiatoires, parce
que les devins de l'époque avaient
commencé de lire les philosophes et
cherchaient en tous lieux et dans la
panique l'assortiment théologique d' un
Céleste plus lettré, mieux informé des
affaires du cosmos, plus raisonnable et
plus prévoyant que les divinités
ripailleuses de l'Iliade.
Et maintenant, sachez que je n'ai ni
temple dont vous ravaleriez la façade en
gourmets de la France, ni tabernacle de
marbre à frotter, ni autel dont la
pierre accueillerait vos banquets,
sachez que mon Eglise ignore la pourpre
et les dorures de vos offrandes, sachez
que mes officiants fuient les monceaux
de pierreries des chrétiens. A mon
écoute, la France lit les Stoïciens de
l'intelligence dans le cirque où coule
le sang de vos gladiateurs.
5 - Le Dieu des
tortures
On me parle encore quelquefois du Zeus
rutilant et avide de votre viande qui
s'était installé dans tous vos villages,
on me dit que ce sacrificateur se
montrait plus abondant en prodiges bien
saignants que le précédent et qu'il
faisait grand étalage de son omniscience
dans le cirque de l'histoire du monde.
On me raconte également que ce justicier
s'était chargé de vaines broderies et
que son couteau bien aiguisé égorgeait
son propre fils sur son autel. On me dit
que son épaule gauche s'était lourdement
chargée des récompenses de pacotille
qu'il octroyait à la pelle aux morts
flottants à titre posthume dans le vide
de l'immensité et que l'épaule droite
pliait sous le faix des tortures qu'il
infligeait allègrement sous la terre à
ses fidèles épouvantés. Qu'ai-je à faire
de ce vengeur, qu'ai-je à faire d'une
idole qui accordait la vie éternelle à
toutes les ossatures, tant aux victimes
de ses saintes représailles qu'aux
porteurs de la voix de son ciel?
Et vous, mes fidèles, vous
acoquinerez-vous avec un dieu des païens
dont la législature a entraîné les
Lettres les plus brillantes, les
sciences les plus avancées et les arts
les plus achevés de l'époque dans un
naufrage de quinze siècles? Vous
rendrez-vous complices d'un millénaire
et demi d'engloutissement des cerveaux
sur la férule d'une idole ou bien vous
demanderez-vous à quelle immortalité la
France de l'esprit vous initie sur mes
parvis?
Mais la France que vous étiez devenus à
vous-mêmes ou qui vous attendait semble
perdre la mémoire. Auriez-vous oublié
que c'était à la logique spirituelle de
la raison que les autels de votre
religion empruntaient ensuite leurs
préceptes et que vos devins n'étaient
jamais que des sosies maladroits de la
santé d'esprit que les vrais Etats leur
avaient enseignée après coup? Quand des
mimes sacrés chapeautent tardivement des
évidences dictées par le sens commun, on
n'a nul besoin de la tiare d'un faux
ciel pour condamner le vol, le meurtre,
la fraude et les péchés capitaux.
Mais alors, qu'en est-il du ciel de la
France? Celui-là a aboli la torture, la
peine de mort, les bûchers, l'ordalie.
Le Zeus des païens a toujours béni les
bourreaux, et maintenant, le créateur
des chrétiens a fait retour dans vos
démocraties les mieux réconciliées avec
la torture judiciaire. Et maintenant, ce
n'est plus sous la terre, mais en plein
soleil que les damnés mijotent dans leur
marmite.
6 - Un regard sur
vos têtes
Mais ai-je abandonné à son sort votre
raison fatiguée? Si je prive la France
du clinquant des Eglises, cette
pauvresse se mettra-t-elle à trembler
comme une feuille et à tituber dans
l'arène de sang de l'histoire?
Hier encore, j'écoutais votre silence;
et votre silence demeurait à l'écoute de
mon absence. Et maintenant, la bête
jaillie de ma tête serait-elle retombée
en enfance? Votre Etat aurait-il à
nouveau besoin d'un Olympe? Les saints
d'autrefois auraient-ils eu raison de
rappeler sans se lasser à la bête qu'il
lui faudra garder ses béquilles jusqu'à
la fin de ses jours ou se résigner à
trébucher?
On me dit que votre République peine à
marcher droit sur la terre, on me dit
qu'elle demandera à votre sagesse rien
moins que d'élire vous-mêmes vos grands
hommes et de les porter de votre propre
autorité et en grande pompe dans mon
temple. Je m'étonne que votre suffrage
universel soit appelé à juger en
souverain de la tonalité de mes
prophètes et du timbre de ma voix. Un
peuple d'infirmes de la raison
portera-t-il Edith Piaf ou Yves Montand
au Panthéon? Mêlerez-vous les cendres de
vos chanteurs de rue à celles des rois
de la raison et de l'intelligence de la
France, ou bien avez-vous grand besoin
de vous mettre davantage à l'écoute de
la France des hauteurs, grand besoin
mettre vos gladiateurs à bonne distance
de la France? Le ciel qui vous habite
retrouvera-t-il mon mépris pour le sang
de vos autels?
La semaine prochaine, je vous
entretiendrai de votre apprentissage du
regard que vous porterez sur votre tête
à travers moi.
Reçu de l'auteur
pour publication
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