La
semaine dernière, je vous ai proposé de
vous amuser un instant par le récit
détaillé de l'avortement intellectuel de
la laïcité "à la française" - mais comme
les errements de l'espèce de rationalité
pseudo scientifique dont nous faisons
usage dans nos écoles publiques se sont
répandus comme une trainée de poudre
dans toute l'Europe scolaire, voyons
ensemble si nous pourrons remettre sur
le bon chemin la philosophie de la
raison que nous avons estropiée.
A peine le vaincu de
Waterloo se fut-il embarqué pour l'île
d'Elbe que Louis XVIII s'est hâté de
valider à nouveaux frais le principe de
l'inquisition, donc de redorer le
prestige un peu terni des procès en
hérésie - mais on ne trouva personne à
brûler vif entre 1814 et 1824. Puis
Charles X a remis la main sur la sainte
ampoule, de sorte que notre pseudo
révolution de 1830 a placé notre Jupiter
pacificateur et tueur plus en
porte-à-faux que jamais entre un ciel
des châtiments à l' usage des enfants et
les idéaux oniriques de notre
démocratie. Il en est résulté que notre
Restauration religieuse s'est vainement
essayée à trancher enfin la question
décisive de savoir si ce sont les livres
d'images des hommes qui font exister
leurs dieux ou l'inverse.
De 1852
à 1870, ce fut au tour de Napoléon III
de demeurer assis entre les deux selles
du sacré - l'infernale et la séraphique
dont le Moyen Age nous avait fait les
héritiers, tellement la démocratie
désormais baptisée de chrétienne tentait
encore de nous installer à demi sur le
trône d'un "Dieu" des tortures
éternelles et à demi sur celui des
abstractions bienheureuses devant
lesquelles la raison simiohumaine se
béatifiait depuis 1789. Aussi n'est-ce
nullement un débat entre les mots
angéliques qui nous servaient maintenant
de prie-Dieu, d'une part et les
découvertes de nos premiers
anthropologues des trois monothéismes,
d'autre part, qui ont posé les
fondations de la IIIe République, mais
seulement la cruauté de la défaite de
nos armes devant l'Allemagne en 1870.
Vous
voyez que je vous mets doucement à
l'écoute de la question de savoir
comment il s'appellera, le Allah
intérieur qui imposera la souveraineté
du peuple palestinien à la communauté
internationale et comment notre laïcité
au petit pied n'en sera pas le prophète,
mais la vôtre. Pour l'apprendre, sachez,
en tout premier lieu, qu'à la suite de
la proclamation de notre IIIe République
à une seule voix de majorité, une longue
guerre des objets du culte s'est
déroulée derrière les décors et que nous
n'avons réussi que par ruse et en
tapinois à retirer de nos écoles les
crucifix de plâtre ou de bois dont nous
interposions les écrans entre nous et
nos semblables - et ce n'est qu'en 1905,
que nos premières écoles globalement
qualifiables de laïques ont pu se
trouver inaugurées, mais toujours sur le
fondement bancal de la proclamation de
Napoléon 1er
selon laquelle
Zeus existerait objectivement mais que,
dans le même temps, il ne saurait se
passer du saint chrême dont la
souveraineté du peuple français le
ferait bénéficier.
C'était
également à l'école du pouvoir
catéchétique qu'il avait souverainement
accordé à son propre sceptre que
l'empereur avait intronisé le Dieu
doctrinal des chrétiens dans le ciel
d'une démocratie mondiale messianisée et
qu'il s'était fait couronner du titre de
médiateur des droits de l'humanité sur
cette terre. Le chrétien se trouvait
immergé dans l'eau de baptême des idéaux
universels de la Révolution, mais sur le
même modèle d'une intronisation
seulement verbifique à laquelle notre
République des Jésuites de la
démocratique vous appelle maintenant: on
vous demande de reconnaître la
souveraineté, toute vocale à son tour,
de la Palestine opprimée. Au moment où,
en la cathédrale Notre-Dame de Paris, le
pape Pie VII s'apprêtait à déposer la
tiare impériale sur la tête du Clovis de
la Liberté, le saint Corse la lui a
prise des mains - mais de mèche,
évidemment, avec le donateur - et l'a
déposée lui-même sur son "auguste
front". Et nous nous disions les uns aux
autres: "Où donc cette religion-là nous
cache-t-elle notre prochain? Notre
semblable serait-il introduit dans nos
cœurs à l'école de la parole d'un ciel à
deux faces, celle d'une potence de bois
sec et celle des vocables de 1789?
Dans ce
cas, il fallait conduire l'anthropologie
scientifique au décryptage de cet
astucieux dédoublement, il fallait
découvrir les fondements
psychobiologiques du tartuffisme. Mais
déjà Allah vous poussait l' épée dans
les reins, déjà le statut véritable
d'Allah vous situait au cœur de la
politique de la planète, déjà votre
vocation de théologiens de la laïcité
tranchait dans vos esprits, du statut
spirituel des démocraties.
2 - Les crocs des
dieux
Vous
savez que la France laïque s'est ensuite
frappée d'une scission cérébrale plus
torturante encore que les précédentes:
en 1905, notre République s'est accordé
le statut d'un Etat réputé séparé du co-gestionnaire
qui lui collait aux os depuis le Moyen
Age, le Vatican. Mais notre autonomie en
droit international public n'était que
l'affichage juridique d'une raison
politique décélestifiée, du moins en
apparence et partiellement. Puisque
notre laïcité n'avait pas encore de
"théologie" de notre prochain, comment
la France se serait-elle proclamée
indépendante de l'autorité des droits et
des pouvoirs que le ciel des chrétiens
exerçait jusqu'alors sur toutes les
nations de la planète rattachées à son
culte?
Du coup,
un nouvel avatar a frappé le statut
irrémédiablement schizoïde de la
proclamation pseudo catéchétique de
Napoléon; car si l'identité de notre
nation se dichotomisait plus résolument
que jamais entre l'enseignement césarien
des dogmes de l'Eglise, d'une part et,
d'autre part, l'initiation aux règles
muettes qui président aux conquêtes de
la science expérimentale depuis le
De Revolutionibus de Copernic
en 1543, ne fallait-il pas consulter les
entrailles des Etats modernes et celles
des trois orthodoxies du monothéisme, ne
fallait-il pas demander aux augures des
deux mutismes à l'égard de notre
prochain de nous dire si les dieux
doctrinaux ne détiendraient pas les
secrets les plus cachés de la denture et
des mâchoires des Etats carnassiers?
Car à peine une nation se croit-elle
devenue "rationnelle" qu'elle se met à
reconquérir en tâtonnant quelques
recettes des morsures de la politique.
Récompenser et punir, se faire obéir,
craindre et respecter, s'entourer d'un
prestige, d'une vénération, d'une
fascination, tout cela ressortit aux
enseignements millénaires des crocs
voraces du sacré. Amputerez-vous votre
politologie de la dissertation des
Célestes de ce type? Mais alors, qui
est-il, l'Allah des donateurs qui vous
habite, celui qui nourrit d'un regard
critique la politique et l'histoire de
l'humanité?
3 -
L'école de la mort
Autre difficulté: comment faisons-nous
trotter côte à côte notre république et
nos autels si les deux baudets se
présentent scindés entre un mythe
indécis et un réel flottant et s'ils ne
savent si le fléau de la balance de la
vérité penchera du côté du prochain? Sur
quel plateau déposerons-nous le terme de
Justice si notre loi de séparation de
l'Eglise et de l'Etat n'a remédié en
rien à la dichotomie congénitale qui
frappe l'espèce de raison dont nous
disposons? Certes, nos écoles laïques,
d'un côté et nos écoles du sacré, de
l'autre, ont longtemps essayé de
cheminer de conserve et sans seulement
se livrer à quelques escarmouches. Mais
vers quel baccalauréat partagé entre
Euclide et notre Olympe nous a-t-il
fallu tenter de les faire courir? Notre
République s'est exclusivement fondée
sur les droits souverains dont notre
raison scientifique se réclame depuis
les Grecs.
Encore une fois,
qu'adviendrait-il de notre "Connais-toi"
si personne, dans nos rangs, n'ose
seulement se poser la question brûlante
et qui seule fonderait une anthropologie
réellement scientifique, celle de nous
demander pourquoi, depuis le
paléolithique, notre espèce se procure
des dieux désespérément locaux et
périssables, pourquoi elle les vénère à
genoux, pourquoi elle ne se prosterne
que l'espace de quelques siècles devant
leur sainteté gloutonne et pourquoi elle
en modifie les leçons à l'école des
immolations gastronomiques et dont ils
nourrissent leur obésité. Car, à
l'origine, nous trucidions de sang froid
nos congénères les plus précieux en
l'honneur d'une kyrielle de nos
Célestes, puis le brouet des animaux de
boucherie de plus en plus
méticuleusement tarifés, parce que le
sang du sacrifice tantôt de notre
prochain bien cuisiné, tantôt de nos
bêtes domestiques bien concoctées
demeurait fort inégalement rémunéré sur
les autels de nos marmitons de la
démocratie mondiale.
Or, Allah est la première de nos
divinités qui nous ait donné l'ordre de
jeter au panier le couteau de boucher de
Jahvé, puis aux oubliettes la foi des
chrétiens qui clouent leur dieu
ensanglanté sur une potence réputée
salvifique, puis en font humer l'odeur
aux narines de leur Jupiter meurtrier.
C'est donc à un Allah privé du poignard
masqué des deux autres monothéismes que
votre théologie de la sainteté laïque
vous conduit. Comment délivrerez-vous le
peuple palestinien du glaive biblique
dont les chrétiens aspergent une foi
appelée à servir de beau masque à leur
gibet du sacrifice? Serez-vous les
successeurs des apôtres français des
Lumières, ferez-vous débarquer la
psychanalyse transcendantale des
théologies dans la science historique
mondiale, serez-vous le fer de lance de
la Renaissance arabe, redonnerez-vous
son feu à l'intelligence sur cette
planète?
4 -
Suite de l'évacuation de notre prochain
Voici la suite des
aventures cérébrales que notre
République sacrificielle a vécues: en
1958, Michel Debré s'est dit que,
décidément, jamais la laïcité française
ne parviendrait à séparer la vérité
scientifique de l'obscurantisme
religieux si nos écoles du sacré usaient
impunément de manuels scolaires confits
en dévotions et si les pratiques
sociales qu'entraînent les piétés
immolatrices s'apprennent dès la plus
tendre enfance sur les bancs des augures
antiques retrouvés. Le Général de Gaulle
se voulait catholique et chrétien, mais
il avait la tête gallicane comme
personne. Il promulgua donc une loi qui
ordonnait à nos écoles confessionnelles
de confier exclusivement leur
annonciation d'une révélation
prétendument divine à des professeurs
dûment certifiés à l'écoute et à l'école
des autels mentaux que nous élevons, de
notre côté, à notre espèce de raison
bien asséchée.
De plus,
on mettrait désormais entre les mains
des générations encore imprégnées du
mythe sacré des chrétiens les mêmes
manuels scolaires que ceux dont la
République usait dans l'enceinte des
écoles du savoir scientifique; et, par
un surcroît de précautions, les
correcteurs chargés de noter les copies
d'un baccalauréat désormais unifié sous
la férule des examinateurs diplômés de
nos savoirs positifs seraient dorénavant
recrutés exclusivement dans nos lycées
laïcs - sinon, le risque était grand que
des dissertations entachées de quelques
relents de l'irrationnalité catéchétique
des chrétiens se trouveraient favorisées
en catimini et à la faveur de l'anonymat
des juges sélectionnés et officialisés
par l'Etat.
Rien n'y
fit: en 1965, notre Eglise rassemblée
sous la bannière de l'archevêque de
Paris imposait au Général de Gaulle
l'interdiction de projeter sur notre
territoire un film que notre corps
épiscopal jugeait sacrilège à l'égard de
la sainteté monastique: on y racontait
la vie d'une cloitrée du XVIIIe siècle,
dont l'auteur, un certain Denis Diderot,
était mort 1784.
5 - La
question de l'âme
En 1984, une ultime
tentative de M. François Mitterrand
d'unifier définitivement une instruction
publique plus ignorante du prochain que
jamais se brisait sur les phalanges
d'une foi héritée des ardeurs
religieuses de la monarchie. Enfin, en
1995, le Président Jacques Chirac
tentait de rebrousser chemin à toute
allure et de reconduire la France des
arrière- petits-fils de Voltaire dans
les bras de l'Eglise catholique,
apostolique et romaine; et l'on vit une
foule de défenseurs tout neufs de la foi
et de la culture religieuse de l'Ancien
Régime surgir en rangs serrés sur les
pavés de la capitale, comme s'il avait
suffi de desserrer un instant l'étau de
la loi de 1905 pour que la vieille
France sortît de terre comme champignons
après la pluie et brisât les digues
édifiées depuis des décennies par une
République fondée sur le silence pur et
simple à l'égard de nos semblables. Et
depuis lors, la laïcité française
regarde notre prochain et s'écrie: "Qui
est-il, celui-là?"
Vous,
que la foi musulmane conduira à
accoucher de la vie spirituelle du XXIe
siècle, vous à qui l'islam devra
l'enfantement d'un Allah de la raison et
du cœur dont votre religion est grosse
depuis tant de siècles, vous qui ferez,
de l'intelligence le feu de l'esprit,
vous qui fonderez le premier culte
auquel le monde entier devra le
tarissement du sang des autels, vous qui
nous direz quel est le véritable Allah,
vous vous demanderez pourquoi en Russie
également, l'Eglise orthodoxe et ses
popes du sacrifice ont soudainement
surgi des catacombes à la suite de la
chute du mur de Berlin, pourquoi en
Turquie, l'armée, convertie en apparence
à la laïcité par Kemal Ataturk en 1924
et qui aurait donc dû se montrer le fer
de lance de la souveraineté nationale,
s'est aussitôt cherché un nouveau maître
auprès des Etats-Unis, faute d'avoir
trouvé dans l'islam le masque sacré de
tous les Etats du monde, l'alliance d'un
sceptre avec le sang des glaives.
Puisque la foi des juifs et celle des
chrétiens de curie se cherchent leurs
emblèmes dans le temporel, puisque ces
deux religions du Livre rêvent de
réduire leurs rivales à quia, les
philosophes français du XXIe siècle
vont-ils se décider à prendre la relève
de ceux du XVIIIe ? Oseront-ils se
demander enfin et à vos côtés pourquoi
les pithécanthropes se jettent le front
dans la poussière aux pieds de leurs
dieux de tueurs? Leur peur du silence de
l'éternité ferait-elle germer des
offertoires sanglants dans leur tête?
La semaine prochaine, ce sera à l'écoute
de votre médiation spirituelle que nous
poserons cette question à l'islam de
l'esprit. Puissiez-vous vous placer à
l'avant-garde du dialogue de nos
intellectuels avec la Renaissance arabe,
puissiez-vous aider la France à
retrouver le langage de son âme.
Le 20 novembre
2011
Reçu de l'auteur pour
publication