Néanmoins, elles ne sont pas sans portée anthropologique les
difficultés scientifiques que rencontrent les savants de l'atome
face aux dangers nouveaux que l'énergie nucléaire pacifiée fait
courir à une espèce belliqueuse. Il faut donc s'interroger sur
les relations que la production de l'électricité à l'uranium
volatile entretient avec les futures centrales à vapeur,
tellement ces apories illustrent la lenteur avec laquelle le
cerveau simiohumain connecte entre elles des inventions que
l'histoire ne lui a pas fournies à la cadence requise.
Mais
pour traiter de la matière fissile, il faudrait ressusciter
l'encéphale de Tacite, dont Montesquieu disait: "Il abrège
tout, parce qu'il voit tout". Je ne puis que convier le
lecteur à se coller à l'œil ma modeste lorgnette - on attend que
notre évolution enfante des cervelles plus panoptiques que les
nôtres.
1 - Un joug libérateur
Depuis l'invention du moteur à explosion et de son rival, le
moteur électrique, la planète de la production d'énergie et
celle de l'industrie se posent une seule et même question :
comment produire massivement de la force à partir d'une source
d'approvisionnement inépuisable et peu coûteuse, sinon gratuite,
alors que nos ressources en pétrole sont tarissables et que nos
barrages hydrauliques, nos centrales au charbon, au mazout ou au
gaz et nos usines marémotrices ne suffisent plus à répondre aux
besoins quotidiens du genre humain?
Par
bonheur, un fournisseur riche d'avenir s'était présenté en 1904:
l'équation e=mc² d'Einstein nous avait informés de ce que
l'uranium peut se désintégrer et métamorphoser sa masse en un
nouvel Hercule. Le cosmos prenait soudainement les traits d'un
Titan dont l'explosion contenue et astucieusement ralentie
pouvait se trouver contrôlée et nous obéir au doigt et à l'œil.
Mais la matière radioactive n'a pas tardé à nous imposer ses
conditions.
Du
coup, on se demande ce qui se passerait-il si nos physiciens se
souvenaient opportunément d'un vieux domestique que nous avions
mis à la retraite sans ménagements et dont la force était
infinie, la vapeur. Jamais personne n'égalera la puissance de la
marmite de Papin, ce Huguenot qui avait trouvé refuge en
Allemagne à la suite de la révocation de l'Edit de Nantes et qui
mit en marche la première machine à vapeur en 1707.
2 - Le débarquement de
l'infini dans la mécanique
L'enflure d'une goutte d'eau changée en vapeur occupe un volume
mille sept cent fois supérieur à celui du liquide dont elle est
partie. Essayez de la comprimer dans une cuve d'acier aux parois
de deux mètres d'épaisseur, vous ferez exploser la cuve si vous
en portez le contenu à ébullition sans laisser à la vapeur la
porte de sortie d'une soupape de sûreté que les cocottes-minutes
font gentiment tourner; et vous aurez beau porter l'épaisseur
des parois de la marmite à une cinquantaine de mètres ou
davantage, le pétard de la bombe d'Hiroshima, puis celui de la
bombe thermonucléaire se trouveront réduites à des jouets
d'enfant en regard de votre eau colérique; car la puissance du
nucléaire en fureur demeure calculable, donc limitée, tandis que
votre H2O vaporisé n'est pas domptable. La locomotive fut la
première machine dont le combustible modérément chauffé a fait
débarquer l'infini dans la mécanique.
Il
résulte de ce principe de la physique élémentaire qu'une
proportion infime de l'énergie produite par la compression de la
vapeur pourrait être utilisée pour alimenter des batteries
électriques destinées à porter l'eau à évaporation. Ce
fonctionnement en circuit fermé serait copié sur celui qui,
depuis plus d'un siècle, assure la propulsion des automobiles.
On sait que l'explosion d'un litre d'essence au compte-gouttes,
si je puis dire, résulte de la succession calculée de
microscopiques décharges électriques fournies par le courant
stocké dans une modeste batterie. Sitôt mis en marche par des
étincelles chronométrées, le moteur remplit une double fonction
: d'un côté, il assure le déclenchement des explosions qui font
progresser le véhicule, de l'autre, il recharge sans relâche la
pile nécessaire à la combustion violente et régulière de
l'essence - et également à l'alimentation de phares suffisamment
puissants pour assurer la sécurité de la conduite de nuit.
3 - Le coût d'un
rendez-vous manqué
Si
ce principe avait été appliqué aux locomotives à vapeur, on
aurait aisément remplacé le charbon, qui est pesant et coûteux,
par le rechargement automatique de puissantes batteries
destinées à chauffer le combustible liquide, de sorte qu'aucune
dépense supplémentaire n'en serait résultée, puisque comme il
est rappelé ci-dessus, la disproportion entre la fabuleuse
quantité d'énergie produite par la compression de la vapeur
d'eau en ébullition, d'un côté et l'alimentation de la batterie
chauffante de l'autre, cette disproportion, dis-je, dépasse
infiniment celle de la masse d'énergie produite par l'explosion
de l'essence de celle que réclame le rechargement constant de la
batterie de votre voiture.
De
nos jours, les locomotives ne sont pas encore des lions sous
pression vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Néanmoins le
chauffage de l'eau au départ serait un jeu d'enfant grâce à
l'appoint de batteries branchées dans les dépôts sur un réseau
de haut voltage étendu à tout le territoire.
Si
cette méthode de déclenchement du circuit calorigène avait pu
assurer la traction à vapeur dès 1937, il serait devenu inutile
de mettre en place des centaines de milliers de kilomètres de
lignes à haute tension, alors que le coût de l'électrification
du réseau ferroviaire de la planète a été titanesque. Car cette
année-là, le dernier modèle de la Mallard, mise en service entre
King Cross et Edimbourg, roulait déjà à deux cents kilomètres à
l'heure.
Si
les locomotives à vapeur avaient bénéficié de l'énergie
électrique qu'elles auraient produite elles-mêmes, leur autarcie
complète en aurait fait des centrales à vapeur conçues sur le
modèle des centrales nucléaires, dont les réacteurs sont chargés
progressivement jusqu'à ce qu'ils accèdent à un fonctionnement
continu et autonome. Puis les progrès dans la fabrication des
locomotives elles-mêmes leur auraient permis d'atteindre ou de
dépasser nos trains à grande vitesse, tout simplement parce que
la résistance des parois de la chaudière à la pression de la
vapeur aurait été augmentée et l'ouverture de la soupape de
sécurité retardée, ce qui conduisait la puissance de la traction
de la locomotive jusqu'à un point de rupture plus tardif de la
chaudière.
4 - Les centrales à
vapeur
Mais
ce n'est pas tout : pourquoi construire des barrages
hydrauliques ruineux et dont l'alimentation en pluie demeure
tributaire des caprices du climat de l'endroit - donc
discontinue et relativement aléatoire - alors qu'il était
logique de fabriquer des cuves d'acier à brancher sur le réseau
électrique national, afin d'y produire de la vapeur sous
pression sur le même modèle en circuit fermé qui aurait pu
assurer la traction de locomotives de plus en plus puissantes
sur tout le territoire?
La
construction du barrage d'Assouan a duré des années. La masse de
terre déplacée a dépassé celle des pyramides et le cours du Nil
y a perdu la puissance fécondatrice qu'il exerçait en majesté
depuis des millénaires, alors que la construction d'une seule
centrale à vapeur auto-régénératrice et alimentée par sa propre
production d'électricité aurait fourni au Caire un courant à bas
prix, incontaminable et renouvelable à l'infini.
Voici que les barrages hydrauliques se rompent et noient les
populations, voici que les centrales nucléaires porteuses de
mort pour des générations ne suffisent plus à fournir le courant
nécessaire au chauffage, à l'éclairage, à l'alimentation des
cuisinières électriques, des machines à laver, des
réfrigérateurs et de tout l'équipement ménager de six milliards
d'habitants de notre astéroïde. Pourquoi ne pas revenir à la
source d'énergie infinie qui a radicalement métamorphosé la
mappemonde au XIXe siècle sans menacer notre capital génétique?
Avons-nous oublié que la construction de voies ferrées a permis
le transport de centaines de milliers de tonnes de marchandises
et de millions de voyageurs sur des grandes distances et à la
vitesse de 120 à 140 km à l'heure, avons-nous oublié que cette
invention ne fut pas seulement une révolution pharaonique de la
mécanique, mais qu'elle a entraîné une mutations en profondeur
de la civilisation mondiale, tellement notre espèce a
définitivement changé de taille avec la machine à vapeur?
5 - La locomotive
sédentarisée
Peut-être les fruits qu'aurait dû logiquement récolter le
perfectionnement constant, deux siècles durant, de locomotives
de plus en plus performantes ont-ils été rendus blets par une
avarie dans la synchronisation entre les progrès du moteur à
vapeur de 1707 à 1937 et l'irruption tardive de l'électricité
dans l'univers de l'eau en ébullition. Le destin s'amuse
quelquefois à produire des distorsions du cours naturel du
monde: si les deux planètes s'étaient rencontrées, les
ingénieurs auraient aussitôt connecté l'exploitation de
l'énergie électrique avec celle du moteur à vapeur et cela sur
un modèle de branchement facile à comprendre - celui des
services réciproques que se rendent la batterie et le moteur à
explosion des voitures.
De
plus, une centrale à vapeur n'est autre qu'une gigantesque
locomotive sédentarisée. Son immobilisation conduira à des
progrès techniques qu'il ne m'appartient pas de détailler. Je
dirai seulement, primo, qu'il faudra mettre ces usines à
l'abri des variations de la température extérieure, ce qui
exigera une climatisation à l'air chaud d'une gangue protectrice
de la centrale, secundo, que la domiciliation des
centrales à vapeur permettra de récupérer la vapeur propulsive
et de la réintroduire bouillante dans la cuve, ce qui évitera
l'alimentation à l'eau froide qui handicapait les locomotives.
6 - "L'humanité
vogue sur un volcan"
Si
la phrase célèbre de Sully Prud'homme: "L'Etat navigue sur un
volcan" devait s'appliquer au genre humain et à la
mappemonde sur laquelle nous tressautons et si l'explosion des
centrales nucléaires qui fournissaient l'électricité à une
mégapole de trente cinq millions de Japonais marquait un
tournant tragique et irréversible de l'histoire de notre espèce,
il serait temps de se dire que la future alliance du moteur à
vapeur avec le moteur électrique fournirait gratuitement une
énergie inépuisable aux descendants du primate à fourrure que
vous connaissez; et peut-être l'anthropologie critique se
déciderait-elle à se demander pourquoi nous préférons l'énergie
tonitruante des grands fauves à l'énergie silencieuse et docile
de la matière en livrée.
C'est qu'à l'origine, nos idoles mal domestiquées se sont
montrées tapageuses. Nous les voulions tellement terrifiantes
que nous les avions placées entre les mains d'un Zeus déchaîné.
C'est ainsi que les éclairs et la foudre nous avaient convaincus
que le bruit était la voix du ciel. Puis, le canon nous avait
confirmé que nos sceptres en appellent au tintamarre. Enfin,
Hiroshima a porté notre tonnerre à l'apocalypse.
Du
coup, la notion d'énergie s'est associée à celle d'explosion. Et
voici que l'atome indomptable nous glisse des mains, voici qu'il
s'est mis à courir tout seul sur la terre. Peut-être est-ce cela
qui fera date dans l'histoire de la ménagerie qu'on appelle le
cosmos: trois siècles seulement après la mort de l'inventeur du
premier poumon à vapeur, Adam le hurleur se cherche un avenir
murmurant sous la poussée irrésistible de l'eau en ébullition.