Décodage anthropologique en direct de
l'histoire contemporaine
Un Etat catéchisé
par la démocratie
Manuel de
Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 19 janvier 2013
1 - La question
Voltaire
et Rousseau sont décédés la même année,
en 1778, bien qu'ils fussent nés à
dix-huit ans d'intervalle, le premier en
1694, le second en 1712. Leurs héritiers
ont été frappés de la même malédiction :
la percée de la pensée semi-rationnelle
inaugurée par le patriarche de Ferney
n'est pas allée jusqu'à amorcer le
décryptage actuel des secrets
psychogénétiques de l'anthropomorphisme
sacré, tandis que les écologistes
modernes traînent un silence
philosophique pesant sur les sentiers de
l'auteur des Rêveries d'un
promeneur solitaire. Pourquoi le
mutisme de la raison mondiale
contemporaine et la liquéfaction de la
postérité des Lumières dans un
panculturalisme décérébré illustrent-ils
à front renversé les arcanes du combat
de la bête onirique avec sa vie posthume
et pourquoi les trois dieux dits
"uniques" sont-ils redevenus les
monarques de la tripartition du bimane
dont l'encéphale est demeuré en friche
sur de vastes étendues du globe
terrestre?
2 - Etapes
Voici les péripéties qui ont jalonné
l'histoire de l'immense régression
intellectuelle du genre simiohumain
depuis 1778. Louis XVIII, décédé en
1824, avait réhabilité l'Inquisition -
mais du bout des lèvres - et redonné,
pour la forme seulement, de pâles
couleurs au culte de la sainte ampoule -
Charles X tentera en vain de la
repeindre à neuf. Quant à la révolution
de 1830, elle a tourné court sous le
règne de Louis-Philippe le Pieux et
celle de 1848 a fait naufrage dans les
dévotions récitées à la cour de Napoléon
III, sous la houlette et l'éventail de
l'impératrice Eugénie de Montijo. Enfin,
en 1871, la République avait commencé de
comprendre que si l'Etat laïc
n'enseignait pas aux enfants de France
l'histoire de la raison des origines à
nos jours, le peuple demeurerait
superstitieux et retomberait de
génération en génération dans les bras
d'un clergé qui, lui, installait, d'un
millénaire à l'autre et dès les bancs de
ses écoles un chef hyper cérébralisé à
la tête du cosmos.
3 -
Les trois hosties de la démocratie
Mais
comment éduquer une nation à l'école de
la raison si la République de la raison
n'a de philosophie ni de la raison, ni
de la déraison et si elle emboite le pas
à la raison multiséculaire des Eglises
sans seulement observer ses propres
hosties? L'évangile de la Liberté et les
cérémonies liturgiques qui sacralisent
la célébration du mariage de cette
idéalité désincarnée avec une patrie
blasonnée des écussons de la Justice et
du Droit n'est qu'une pâle copie du
culte que le monothéisme rend à trois
vertus sanctifiées par leur chorale, la
foi, l'espérance et la
charité.
Les chrétiens devraient graver cette
devise en lettres d'or sur les frontons
de leurs édifices publics, parce que la
France laïque s'est contentée de changer
l'orchestration et la sonorité
grammaticale de la trinité verbale dont
le salut religieux se nourrit. Et
maintenant, Voltaire sacralise trois
concepts réputés en marche dans
l'univers, et maintenant Voltaire
s'agenouille devant trois abstractions
bien sanglées dans les uniformes des
personnages surréels qu'elles sont
censées incarner, et maintenant,
Voltaire se prosterne devant un trio
d'idéalités séminarisées, et maintenant,
Voltaire couronne de la pourpre
républicaine, la triplette des nouveaux
princes de la Curie dont la démocratie
française se chapeaute. Les anges ont
seulement troqué leurs ailes pour des
vocables séraphiques et sotériologiques.
Et depuis lors, une République
catéchisée par le culte de la Liberté
présente son vin de messe dans les
ciboires de 1789 et dépose ses hosties
verbales sur l'autel de la conscience
universelle.
4 - Les rechutes
de la France
En 1940, la France née de la séparation
de 1905 entre la sotériologie ecclésiale
et celle de l'Etat terrestre est
retombée dans l'escarcelle de la foi
d'un soldat dévot, un Maréchal né en
1856, qui rêvait de théologiser le
patriotisme républicain à l'école du
travail, de la famille et de la patrie;
puis, en 1997, le Président Chirac, un
soldat patriote, lui aussi, tentait de
redonner à la Gaule de Voltaire sa place
de fille aînée de l'Eglise dite
catholique, apostolique et romaine, mais
forgée sur l'enclume de l'apprentissage
de la guerre. Puis, seule la
superficialité d'esprit et la titanesque
inculture du Président Sarkozy nous ont
préservés d'une légitimation à nouveaux
frais du sacerdoce militaire des prêtres
de Clovis et des pasteurs de Calvin
réconciliés sur l'offertoire de l'OTAN.
Les hussards de la religion de la
Liberté se sont fatigués sous le harnais
d'un empire étranger.
Pourquoi
tant d'échecs de l'apostolat cérébral
avorté de la France? Pourquoi les
descendants travestis de Rousseau et de
Voltaire ne sauraient-ils unifier la
nation de la pensée? Parce que la
scolastique démocratique a envahi
l'Université dite laïque. Jamais les
Sorbonne ne regarderont l'humanité droit
dans les yeux. Les propitiatoires des
idéalités ne sont pas ceux de la raison.
Il faudra revenir à la question
discrètement ascensionnelle de Platon:
"Qu'est-ce que la Justice humaine?
Qu'est-ce que l'Etat humain? Qu'est-ce
que le savoir humain? Quel est l'esprit
de la philosophie humaine et quelles
sont sa transcendance et son inspiration
spirituelle propres?" Si la raison des
humanistes de la Renaissance censée
s'être substituée aux Exercices
de saint Ignace s'était interrogée sur
les dieux du langage que sécrète
l'encéphale du genre humain, elle aurait
radiographié la boîte osseuse de Jahvé,
d'Allah ou du Dieu des chrétiens et ses
autopsies auraient retrouvé le Platon du
Gorgias, du Théétète
et de La République. Car
la condition dite humaine se
trouve réfléchie dans le miroir de son
encéphale.
5 -
L'école de l'âme
Du coup, la philosophie occidentale
aurait déposé les documents
anthropologiques qu'on appelle des
théologies sur les plateaux de la
balance commune à la politique et à
l'histoire de la raison. Mais, pour
cela, il aurait fallu retrouver l'esprit
du dialecticien d'Athènes, qui faisait,
de sa discipline, une école de l'âme.
Alors seulement le miroir de la
philosophie serait devenu si profond
dans la caverne symbolique de Platon
qu'on y aurait vu s'y réfléchir les
rouages et les ressorts cérébraux des
évadés de la zoologie du Ve siècle avant
notre ère jusqu'à nos jours. L'appareil
auditif de la philosophie universitaire
ne saurait écouter et entendre Socrate
renvoyer au sophiste Prodicos les jeunes
gens dont l'âme n'est grosse de rien,
selon l'expression de Platon. Le miroir
de l'anthropologie critique que notre
époque tend au genre simiohumain
sera-t-il existentiel en profondeur?
Dans ce cas, observons du moins la
caverne où campe une espèce aporétique.
6 - Le Pégase de
la philosophie
Je
qualifie d'historique une
anthropologie ambitieuse de "rendre
compte" du parcours d'une espèce tapie
dans un antre privé de lumière et
d'observer "du dehors" son aventure
proprement cérébrale. Si son
intelligence se trouve en chemin,
quelles étapes cet animal a-t-il
franchies dans l'ombre? Une discipline
de ce genre se veut donc également
critique au sens où l'entend
l'auteur de la Critique de la
raison pure, c'est-à-dire au
sens du verbe grec kritein, qui
signifie juger, peser et évaluer
la valeur d'une pensée en apprentissage
de sa légitimation véritable, donc à
initier en cours de route au chapitre de
la spécificité de sa nature et de sa
destination particulière. Pour cela, le
néophyte de la pensée rationnelle rend
son instrument de conquête du savoir
plus cohérent que les précédents.
Aristote se veut plus logicien que
Platon, Descartes que Thomas d'Aquin,
Kant que Descartes, Hegel que Voltaire
et Nietzsche que Kierkegaard. C'est dire
que la notion même de raison modifie ses
armes et son contenu au fur et à mesure
de son cheminement ou de sa course
précipitée.
Au
double titre, primo, de l'examen
du tracé dans la durée d'une science
heuristique, et secundo d'une
appréciation du caractère cognitif ou
trompeur d'une philosophie,
l'anthropologie historico-critique
constate que notre espèce est la seule
que la nature ait condamnée à vivre à la
fois dans un monde réfléchi sur sa
rétine et dans les paradis oniriques
censés éclairés de l'extérieur que
sécrète le globe oculaire falsifié et
trompeur dont elle se trouve affligée de
naissance. Ces Edens modifient sans
cesse le contenu et la gestuelle de
leurs aventures dans des royaumes
imaginaires, mais tenus pour réels par
la bête délirante, de sorte que le
simianthrope rêveur se loge dans des
jardins cérébraux dont les frontières
fragiles et les clôtures branlantes se
déplacent sans relâche au gré des
époques et des lieux.
7 - Les mystères
d'une ascension
Toute la
difficulté, pour l'anthropologie
historico-critique, se ramène donc à
découvrir les causes qui séparent ou
confondent les repaires cérébraux de la
bête. Cette discipline tente de répondre
à la question la plus focale soulevée
par Platon: comment se fait-il qu'un
animal atteint d'une pathologie
cérébrale qui le handicape lourdement -
le pauvre s'imagine surveillé du coin de
l'œil par des personnages gigantesques
et sourcilleux qui se seraient tapis
dans le cosmos - comment se fait-il,
dis-je, que cet animal soit néanmoins
parvenu à se hisser au premier rang
parmi les vivants? Comment un estropié
incurable, semble-t-il, et terrorisé par
la colère des monstres invisibles censés
l'environner de toutes parts, est-il peu
à peu devenu suffisamment retors pour
s'acheter jour et nuit les faveurs de
ses dompteurs, alors que ses mille
astuces sont cousues de fil blanc?
Comment a-t-il trouvé dans les ténèbres
de la caverne de Platon les leviers de
la suprématie qu'il exerce désormais sur
tout le reste du règne animal ? Pourquoi
Ulysse "aux mille ruses", dit
Homère, a-t-il forgé les instruments de
sa grandeur à offrir des prébendes bien
grasses aux fournisseurs de ses
épouvantes? Qu'en est-il des relations
que ce songeur détoisonné a réussi à
entretenir avec ses dompteurs
inaccessibles et incapturables?
8 -
Une animalité spécifique
Les Grecs étaient aussi convaincus de la
présence réelle - au sens corporel du
terme - des dieux qu'ils s'étaient donné
à séduire et à tromper que de
l'existence physique de leurs montagnes
et de leurs plaines; et, maintenant
encore, les habitants de l'Hellade ne
sont pas moins persuadés de la
matérialité du ciel qui les plonge dans
l'allégresse et de l' enfer qui les
terrorise que de l'odeur de la chair et
du sang de leur prophète assassiné:
puisqu'ils le trucident rituellement et
tous les jours sur leurs offertoires.
Sont-ils aussi convaincus de l'existence
de leur Jupiter que les contemporains
d'Homère l'étaient de la musculaire de
leurs locataires de l'Olympe? De plus,
l'espèce simiohumaine prend violemment
parti, et toujours les armes à la main,
à de sanglantes altercations entre
l'invisible et l'osseux, de sorte,
depuis des siècles, les principaux
carnages entre les représentations
mythologiques du monde qui ont
ensanglanté leur astéroïde ont toutes
porté sur le caractère moléculaire ou
symbolique du squelette d'une victime
exposée sur l'étal de leurs sacrifices
d'étripeurs.
9 - Les premiers
empires fiduciaires
Les deux campements dans lesquels gîte
le genre immolateur entretiennent donc
en permanence des relations assassines
entre eux et avec leurs servants
respectifs. A peine s'était-elle quelque
peu cérébralisée que l'espèce
simiohumaine était demeurée tellement
embryonnaire qu'elle offrait ses
congénères les plus précieux, donc les
plus coûteux, aux mâchoires de ses
divinités carnassières, tantôt afin de
tenter d'apaiser leur fureur à force de
remplir leur panse, tantôt afin
d'apprivoiser les insatiables à des prix
déterminés. Mais pourquoi la viande
fraîche dont ils se montraient friands
ne les rassasiait-elle jamais?
Pour répondre à cette question, il faut
se demander pour quelles raisons les
animaux de boucherie n'ont succédé que
fort tard. aux meurtres des humains sur
leurs autels. C'est que la transition
piteuse des meurtres les plus
dispendieux aux sacrifices avares des
seuls animaux domestiques a illustré le
passage de la religion en usage dans les
économies rurales à la production
industrielle et massive des biens de
consommation courante.
A l'origine, les relations meurtrières
que la bête semi cérébralisée entretient
avec le fantastique assassin qui l'a
frappée de plein fouet au sortir du
paléolithique supérieur répondaient aux
circonstances les plus dramatiques de la
politique des peuples et des nations: si
la flotte de guerre des Achéens ne
parvenait pas à rendre favorables à
Ménélas les vents nécessaires à une
heureuse navigation vers la cité de
Priam, l'expédition aurait été annulée à
grands frais et remise sine die en
raison de l'état des finances publiques,
déjà saignées à blanc par les
gigantesques préparatifs d'une guerre
navale d'une envergure aussi inusitée.
Seul le sacrifice au dieu du vent de la
fille de l'amiral en chef était de
taille à éviter une catastrophe
financière et morale sans exemple. Mais
ensuite, l'animal rêveur qu'on appelle
l'humanité est parvenu à mettre sur pied
des relations moins désastreuses et
précautionneusement ritualisées d'avance
par des accords écrits avec les rois les
plus rentables du cosmos, ce qui a
permis à la bête industrieuse et
menteuse d'organiser un puissant clergé
de marchands des bestiaux de la foi. Des
commerçants et des changeurs en grand
nombre se sont ensuite spécialisés dans
le trafic des offrandes devenues
coutumières avec un royaume bancaire
encore logé dans les nues et bétonné
dans le crâne de l'animal.
Quel spectacle le culte bruyant et puant
de l'époque présente-t-il à
l'anthropologie historico-critique
d'aujourd'hui? Observez les bêtes
affolées par l'odeur du sang, filmez les
taureaux, les boucs, les béliers
mugissants, bêlants, urinants -
impossible d'éviter de patauger dans les
excréments de la foi.
10 - Les
offertoires de l'humanité sous l'œil des
cameras
Mais si
repoussante que soit l'observation
actuelle d'une bête à la fois enragée et
ficelée aux songes sanglants de ses
marchands du ciel, l'anthropologie
moderne porte le regard distancié de la
raison scientifique contemporaine sur
les motivations, tant conscientes
qu'inconscientes qui colloquent
l'encéphale boursier de tout le genre
simiohumain dans un fabuleux et un
sanglant fiduciaires. A ce titre, cette
discipline relève que Tite-Live, Tacite
ou Salluste commençaient par coller dans
leurs herbiers les animaux schizoïdes
dont la férocité, l'"immanitas",
écrit Cicéron, faisait saliver leur
génie de l'écriture.
L'anthropologie historico-critique,
elle, se distingue radicalement de leurs
exploits littéraires dans la description
de la férocité originelle des premiers
temps. Seule l'intéresse l'examen
minutieux et la pesée réfléchie de la
nature et des caractéristiques de
l'animalité propre au simianthrope
d'hier et d'aujourd'hui. Que signifie la
dichotomie mentale dont souffre la bête
en voie de cérébralisation et qui la
scinde entre les platitudes de la
zoologie et les mondes délirants
auxquels elle se trouve ligotée de
naissance? La scission originelle entre
le monde des sens et la confiance en un
Wall Street rédempteur trouve sa source
dans le langage, qui transporte l'espèce
cacophonique dans des représentations
abstraites et déracinées d'elle-même,
mais angélisées par un vocabulaire
vaporisé et qui la maintient en suspens
dans les airs.
Le
transport du sang simiohumain dans le
ciel des bouchers du sacrifice témoigne
de la nécessité dont souffre l'encéphale
de cet animal d'entrer en tractations
constantes - et rémunérées - avec les
empiffrements de ses charcutiers divins.
Les dieux immolateurs sont à l'image de
leurs servants: dans Aristophane déjà,
ils mangent, boivent et se rassasient,
mais seulement de viandes crues. Leur
art culinaire est demeuré en panne du
feu. Il se trouve que la mangeaille
religieuse s'est perpétuée dans la
consommation chrétienne de la victime
immolée au Zeus nouveau, il se trouve
que la religion de la torture se
contente d'individualiser la potion du
sang frais et de l'ingestion sans
cuisson préalable de la chair mythifiée
d'un homme divinisé de son vivant - son
cadavre crucifié est transporté aux
côtés de Jupiter. L'anthropologie
historique est le cinéaste des
offertoires de l'humanité d'Iphigénie à
nos jours.
La semaine prochaine j'observerai
comment les marmites du langage flottent
entre le ciel et la terre des rôtisseurs
et comment leurs sacrifices à la
rentabilité de leur propre scission
interne immolent la bête coincée entre
ses deux domiciles cérébraux.
Le 19 janvier 2013
Reçu de l'auteur
pour publication
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