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Réflexions
simiantropologiques sur le décès d'un anthropologue
La mort du roi des culturalistes
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Lundi 16 novembre 2009
Introduction
1 - Les
désarrois de la raison
Avant la commercialisation de la planète
de Gutenberg, qui a métamorphosé les grands éditeurs en
industriels cotés en bourse, il existait chez Gallimard une
collection célèbre dans le monde entier et qui jouissait en
quelque sorte d'un monopole sur le rayonnement intellectuel de
la France sur la scène internationale, la "Bibliothèque
des Idées", qui avait édité non
seulement L'être et le néant
de Sartre et L'Introduction à la
méthode historique de Raymond Aron,
mais des traductions d'ouvrages prestigieux, tels que
Le Corps du roi
de Kantorowicz, ou Le Déclin de
l'Occident de Spengler. En ces
temps reculés, la consécration de Paris donnait encore tout leur
éclat à un Toynbee ou à un Max Weber.
A la suite de la parution de mon modeste
Essai sur l'avenir poétique de Dieu
(Plon 1965), consacré à l'étude d'un quatuor censé à l'écoute
d'une seule et même théologie - Bossuet, Pascal, Chateaubriand
et Claudel en figuraient les choristes - j'avais rédigé, à la
demande de Raymond Queneau et pour paraître dans cette
collection mon Science et Nescience,
qui s'en prenait notamment à trois gourous fort cotés à l'époque
: Althusser,
qui anesthésiait Marx à l'usage des écoles, mais qui allait
étrangler sa femme, Lacan,
qui parfumait Freud d'une vague transcendance du symbolique et
Claude Lévi-Strauss,
ex-professeur d'histoire de la philosophie, lequel, face à
l'impuissance de la raison bi-dimensionnelle héritée du XVIIIe
siècle, avait rêvé d'exploiter les riches gisements d'une raison
structurante, structurale ou structuraliste en suspension dans
les mythes et qui aurait néanmoins débarqué sur la terre pour
avoir élu un moyen de locomotion magique, le véhicule d'un "kantisme
sans sujet".
Pour ma très modeste part, j'avais conduit
l'anthropologie philosophique esquissée dans mon
Rabelais
(Seuil 1960) puis - avec le soutien héroïque d'Albert Camus -
dans L'Ecrivain et son langage
(Gallimard 1960), jusqu'à me demander comment l'esprit humain
théorise et finalise la notion d'intelligibilité scientifique
dans la physique mathématique. Il était étonnant que l'univers
de la matière parût servir de dépositaire fidèle et d'acteur
empressé du concept de "signification
rationnelle".
Car, depuis la publication de la
Critique de la raison pure de Kant,
l'examen au microscope de l'apparition d'un langage de la
raison dans
le cerveau simiohumain, et cela par un effet stupéfiant de la
métamorphose des comportements théâtralement constants de la
nature en un discours que présiderait la logique interne propre
aux jurisconsultes, la science du droit - cet examen, dis-je,
avait été laissé non seulement en friche, mais à l'abandon. Et
pourtant, entre temps, la physique moderne avait réfuté les
présupposés épistémologiques inconscients sur lesquels la
logique euclidienne avait construit son légalisme et qui avait
conduit son hiératisme à associer méthodiquement la physique à
la géométrie dans un cartésianisme, puis dans un kantisme d'une
rassurante et réjouissante impavidité.
L'ouvrage était prêt dès 1967, mais
Gallimard ne l'ayant édité qu'en 1970, la presse s'était
contentée de souligner que je prenais acte, avec un retard de
deux ans, du décès du structuralisme lévi-straussien consécutive
aux évènements de mai 1968, qui avait brutalement rappelé aux
rêveurs que le vrai personnage s'appelle l'histoire.
En vérité,
c'était avec un demi siècle d'avance que la défunte "Bibliothèque
des Idées" s'était posé la question
centrale de savoir à quelle profondeur de la connaissance de son
objet la science historique est en mesure d'accéder, alors que
la narration classique, qu'on avait tenue pour "explicative"
depuis Homère avait cessé depuis longtemps de rendre
intelligibles des évènements pourtant planétaires, mais
mythologiques par définition et dont l'encéphale simiohumain
organisait le spectacle depuis deux millénaires: les guerres de
religion internationales par exemple, ou les convulsions
idéologiques intercontinentales auxquelles le XXè siècle allait
servir de champ de bataille se mettaient en scène sur une
étendue bien plus vaste que celle des crises d'épilepsie que les
Croisades du Moyen Age avaient illustrées.
Dans le
désarroi qui frappe la notion même de "raison"
historique sur notre astéroïde, la mort de Claude Lévi-Strauss
illustre à point nommé le chaos méthodologique dans lequel Clio
est tombée. Je me suis donc attaché à raconter brièvement et à
tenter d'expliquer la véritable histoire de l'anthropologie
tantôt semi rationnelle, tantôt irrationnelle de Claude
Lévi-Strauss, tellement cette discipline encore dans les limbes
se réfléchit désormais tout entière dans un miroir de plus en
plus parlant, celui du siècle dernier. "On
entre dans l'histoire à reculons",
disait Paul Valéry.
2 - La
mort du roi des culturalistes
En 1970, il n'était pas encore indécent
d'étudier les mythes religieux des Amérindiens et de laisser
prudemment sur les bas-côtés de la route l'étude anthropologique
des trois mythes de type monothéiste. Une simianthropologie
européenne encore embryonnaire ne se voulait nullement
universelle, et cela pour le motif fort simple que la divinité
de l'endroit était toujours censée échapper à la règle commune.
Mais le présupposé selon lequel chaque peuple se trouvait en
possession du vrai dieu handicapait tout examen sérieux de
l'idole des autres nations de la terre. En 1974, Raymond Queneau
m'a aidé à publier la suite de
Science et Nescience, dans laquelle
le Yahou de Swift traquait le concept ahurissant de raison
scientifique aux enfers, puis chez les Phéaciens d'Homère et
enfin au paradis socratique (La
Caverne, Bibliothèque des idées,
Gallimard, 1078 pages).
Trente cinq ans
plus tard, dans une France qui compte cinq millions de
musulmans, tandis que le dernier carré des catholiques et des
protestants a définitivement renoncé à percer les secrets
politiques, cérébraux et psychobiologiques de l'animal
religieux, une anthropologie qui place soigneusement les
Amérindiens sous vitrine au Quai Branly et les fait bénir par
leurs sorciers accourus par la voie des airs des forêts
d'Amazonie pour la circonstance, une telle anthropologie,
dis-je, est devenue un amusement de salon.
On a dit que la philosophie naquit
un jour de l'étonnement: aujourd'hui, le temps presse de se
demander pourquoi des personnages fabuleux se promènent depuis
des millénaires sous l'os frontal du simianthrope; car ces
acteurs de plus en plus vaporisés du cosmos se métamorphosent ou
meurent avec leurs autels et leurs liturgies, mais ils
renaissent toujours et en tous lieux. L'anthropologie moderne a
pour vocation de percer les secrets ataviques d'un délire
inscrit dans les gènes de l'espèce.
A la suite du
décès du chef d'orchestre de tous les sorciers et magiciens de
la planète, la pesée post-darwinienne et post freudienne du
cerveau de notre espèce se place enfin au cœur non seulement de
la géopolitique, mais des sciences humaines de l'avenir.
Réflexions
simianthropologiques sur le décès d'un anthropologue
1 -
Vivent les gris-gris, vivent les sorciers
2 - A quand une " Introduction
à la méthode anthropologique " ?
3 -
Le statut scolarisé de l'intellectuel français
4 -
Les limites actuelles de l'histoire dite scientifique
5 -
Platon anthropologue
6 -
Les causes anthropologiques du naufrage de la raison
7 -
L'avenir de la raison mondiale et le Collège de France
8 -
L'Occident le dos au mur
9 - In memoriam
1 - Vivent les gris-gris, vivent
les sorciers
Quel recul le regard critique de la postérité prendra-t-il à
l'égard de M. Claude Lévi-Strauss et dans quelle mesure cette
prise de distance fera-t-elle progresser la réflexion de fond
sur le genre simiohumain en tant que tel, c'est-à-dire la
simianthropologie? L'œuvre de cet homme de plume talentueux
pourrait bien ouvrir la porte à la question fondamentale de
savoir si l'anthropologie est une discipline appelée à faire
progresser la connaissance scientifique de la boîte osseuse de
notre espèce ou s'il s'agit d'une pseudo science dont la
vocation serait seulement de s'extasier sur les coquillages
cérébraux qu'elle récolte et qu'elle expose dans les musées où
les fuyards de la nuit animale présentent leurs songes
cosmologiques les plus richement achalandés. Ou bien
l'anthropologie se veut rationnelle, et dans ce cas, sa vocation
scientifique la rend critique par nature et par définition, ou
bien, elle demande aux héritiers de Voltaire de s'exclamer en
choeur: "Vivent les grigris, vivent les sorciers".
Mais cette question en soulève une autre encore, qui semble
collatérale, alors qu'elle se révèle décisive: si
l'anthropologie semi rationnelle d'aujourd'hui ne réussissait
pas le tour de passe-passe de paraître d'ores et déjà devenue
une science, donc de sembler armée de pied en cap d'une
intelligence réellement distanciatrice, elle ne trouverait pas
sa place dans le système d'enseignement de la France officielle,
qui est éducatif par définition et qui, depuis 1793, se veut une
pédagogie universelle au service de l'entendement en marche du
simianthrope. C'est pourquoi Tristes Tropiques, ce
compte-rendu bucolique et pourtant souvent piquant des mœurs et
coutumes des tribus d'Amazonie a valu par deux fois à M. Claude
Lévi-Strauss un refus catégorique du Collège de France
d'accueillir un Bernardin de Saint-Pierre du XXè siècle dans ses
rangs.
Est-il démontré, pour autant, que, de son côté, le Collège de
France serait demeuré un intrépide initiateur de l'humanité aux
conquêtes continues de l'intelligence rationnelle? La mort de M.
Claude Lévi-Strauss me donne l'occasion d'une brève évaluation
des possibilités réelles de cette illustre institution de faire
progresser une anthropologie à vocation mondiale. Car, dès
l'origine, le Collège de France a présenté la singularité de
s'être voulue résolument trans-universitaire ; et c'est
expressément dans cet esprit que Budé l'a fondé. Il était donc
demandé à un aréopage de professeurs de répondre à une vocation
et à une mission résolument scientifiques, et cela à titre
statutaire. Il se trouve qu'à cette époque les progrès de la
connaissance rationnelle passaient par la libération de la
philologie de son carcan doctrinal et par la lecture critique
des évangiles, parce que l'Eglise interdisait encore
l'apprentissage du grec et de l'hébreu: la connaissance de ces
langues aurait pu ébranler l'autorité de la traduction
officielle des Saintes Ecritures en latin par saint Jérôme.
Toute Eglise a besoin de sacraliser un texte. Le débat sur les
statuts respectifs de l'anthropologie scientifique et de
l'anthropologie acéphale s'en trouvera-t-il quelque peu éclairé
par ce retour aux origines du Collège de France?
La pensée dite rationnelle depuis Diderot
se trouverait-elle à son tour en perdition?
2 - A quand une "Introduction
à la méthode anthropologique"?
On
attend un anthropologue dont l'Introduction à la méthode
anthropologique ferait écho à L'introduction à la
médecine expérimentale de Claude Bernard, paru en 1865,
tellement l'anthropologie prématurément qualifiée de
scientifique ne dispose encore d'aucun échiquier, d'aucune
problématique prospective, d'aucune assise épistémologique et
méthodologique en mesure d'observer le simianthrope en tant
qu'animal onirique à l'échelle planétaire. Rien de plus naturel:
dès lors que la notion même de "raison scientifique"
demeure confuse et flottante au sein d'une anthropologie
hâtivement qualifiée de scientifique, on ne voit pas pourquoi le
Collège de France n'aurait pas accueilli M. Claude Lévi-Strauss
sur l'heure et sans faire de chichis, puisque, tout au long de
son histoire, cette institution a reçu à bras ouverts des
légions de culturalistes avant la lettre.
Dans cette
auguste enceinte de tous les savoirs rationnels, jamais, depuis
un demi-millénaire, personne, ne s'est interrogé sur l'identité
du dénommé Zeus, qui a arpenté le cerveau des Athéniens en long
et en large pendant tant de siècles, personne ne s'est jamais
demandé pourquoi les Grecs croyaient que ce personnage courait à
toute allure dans les airs et sur la terre, où il se
métamorphosait à son gré en cygne ou en taureau et trompait
vilainement le mari d'Alcmène à l'aide d'une supercherie peu
connue des mortels, celle d'emprunter les apparences physiques
et les vêtements de l'époux.
Mais en raison de l'heureuse longévité de M. Claude
Lévi-Strauss, l'histoire des relations que l'anthropologie dite
culturelle, donc seulement descriptive a entretenue avec
l'anthropologie scientifique se situe, certes encore
partiellement mais néanmoins de manière instructive dans
l'histoire du "commerce de la librairie", comme on disait
du temps où le vocable "commerce" revêtait un sens
culturel. C'est ainsi que Tristes Tropiques nous
met en relations avec le dernier grand succès de librairie du
XVIIIe siècle, le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce
de l'abbé Barthélémy, tellement, en 1955, la parution de
Tristes Tropiques a coïncidé avec le basculement massif des
grandes maisons d'édition françaises dans la fabrication d'un
produit de consommation jetable, qu'on appelle encore, mais
seulement par une longue habitude, un livre. Aussi l'entrée de
M. Claude Lévi-Strauss au Collège de France s'est-elle déroulée
sur une scène nouvelle, puisque l'esprit du temps rendait de
plus en plus convenable la réception au Collège de France d'un
Anacharsis dont le voyage en Amazonie avait été traduit en plus
de trente langues.
3
- Le statut scolarisé de l'intellectuel français
Il
est trop tôt pour faire le bilan des relations entre le commerce
et la pensée au sein de la planète de Gutenberg. Il a été vendu
cinquante exemplaires de Ainsi parlait Zarathoustra
en dix ans ; mais le fait qu'un siècle plus tard ce titre
ait trouvé des millions d'acheteurs dans toutes les langues a
également un peu dérangé les aises professorales et les routines
mentales de la philosophie dite universitaire, dont Descartes
avait fait un objet de risée deux siècles avant Schopenhauer :
un philosophe se reconnaît, disait-il, à ce qu'il boit dans son
verre et ce n'est pas philosopher que de raconter l'histoire de
la pensée d'autrui aux enfants des écoles.
Aujourd'hui,
toute anthropologie réellement scientifique est appelée à se
situer dans la postérité encore à féconder de Darwin, de Freud
et de Nietzsche, de sorte que cette discipline d'avant-garde a
aussi peu de chances de se trouver représentée et défendue sous
une forme scolarisée au Collège de France que le Jésus de Renan
sous Napoléon III : la République actuelle n'est pas près de
confier une chaire de ce genre à un iconoclaste qui observerait
au télescope les exploits proprement théologiques du singe
vocalisé et qui les pèserait sur la balance d'une vraie
connaissance du cerveau d'un évadé de la zoologie que la nature
a scindé de naissance entre le réel et le fantastique religieux.
C'est pourquoi la vie posthume de M. Claude Lévi-Strauss se
situe d'ores et déjà au cœur de la question des avantages et des
inconvénients qui présente, depuis le Moyen Age, le statut
scolarisé et officialisé de l'intellectuel français. On
n'imagine pas Jean-Jacques Rousseau élu au collège de France
pour y enseigner son Contrat social ou Voltaire,
pour y commenter ses Lettres anglaises ou les
articles les plus explosifs de son Dictionnaire
philosophique. Quand une chaire de poésie a été créée au
Collège de France pour Paul Valéry, tout le monde comprenait
encore clairement qu'il s'agissait seulement de garantir un
salaire à un esprit suréminent, alors que la République
officiellement "protectrice des Lettres et des arts"
depuis 1789 n'est pas près de tenir Proust ou Balzac pour de
vrais travailleurs. Mais les successeurs de l'auteur du
Cimetière marin se sont bien gardés d'enseigner un "art
d'écrire en vers". On sait qu'un prétendu enseignement de
l'art d'écrire fleurit dans les Universités américaines, où il
est censé enfanter des Hemingway et des Faulkner à la pelle.
La
"carrière" de l'intellectuel français est jalonnée de
petits leviers pédagogiques dont l'inutilité n'apparaît avec
éclat aux yeux de la postérité qu'après les funérailles de leurs
bénéficiaires. Qui se souvient de l'enseignement d'un Roland
Barthes au Collège de France? Son éditeur de l'époque déclare
aujourd'hui qu'il veut bien perdre trente mille euros à le
rééditer, mais non trois cent mille. De toutes façons, la
postérité de Roland Barthes retiendra seulement qu'il fut
marxiste quand il était de bon ton de porter cette tunique-là,
puis que la tenue d'apparat de l'esthète des lettres lui alla à
ravir, parce que la mode politique du moment fournit un
achalandage culturel varié aux "grands intellectuels" du
siècle des nouveaux marchands de Venise.
La
mort tardive de Claude Lévi-Strauss pose de manière suraiguë la
question du statut officiel de l'intellectuel français dans un
monde où la question longtemps dormante de la définition de la
rationalité scientifique se trouve posée à une profondeur
tellement nouvelle que nous nous trouvons renvoyés aux ténors de
la raison de la fin du XVIIè et du XVIIIe siècle. Le Collège de
France actuel s'effaroucherait-il grandement de renouer avec sa
vocation originelle de rendre le simianthrope progressivement
pensant?
Après tout, cette institution a si bien tenu son rôle de
défricheur au siècle de Voltaire qu'elle n'a été inquiétée en
rien par la Révolution, qui l'a appelée le Collège national
et qui, par décret du 25 messidor de l'an III, avait élevé de
1200 à 3000 francs le traitement des professeurs. Napoléon, qui
le rebaptisa Collège impérial y a fondé une chaire de
turc et la Restauration une chaire de sanscrit et de chinois -
mais depuis longtemps, la vocation philologique du Collège
faisait place à l'ambition nouvelle d'embrasser le champ entier
du savoir humain.
4
- Les limites actuelles de l'histoire dite scientifique
Et
pourtant, le Collège de France n'a rempli sa mission que
sporadiquement et seulement en raison de circonstances
politiques provisoirement favorables. Faut-il estimer qu'il a
failli à sa vocation originelle ou bien aucune institution
simiohumaine n'est-elle en mesure de répondre à l'ambition de
précéder l'esprit du temps, tellement tout enseignement
officiel, qu'il soit d'Etat ou d'Eglise, est appelé à se
fossiliser ? Pourquoi Guillaume Budé tout le premier s'est-il
heurté au refus d'Erasme de participer à une entreprise
politiquement trop audacieuse à ses yeux?
Parce que le simple bon sens avertissait le grand Hollandais de
ce qu'il était irréaliste de seulement tenter de soutenir une
ligne médiane entre Luther et l'orthodoxie catholique à deux pas
de la Sorbonne. Qui a jamais légitimé des compromis politiques
avec une divinité, sinon les prophètes, qui prennent toujours le
plus grand soin de faire prononcer par l'idole en personne les
arrangements qu'ils jugent utiles à une saine gestion des
affaires de l'humanité. Si Abraham n'avait pas fait prendre à
Jahvé la décision de sacrifier des agneaux, on tuerait encore
les nouveaux-nés, comme chez les Pitandjara d'aujourd'hui. La
Ratio verae theologiae de 1518 comprenait des vues
rationalistes encore tenues pour sacrilèges en 2009 par l'Eglise
et qu'il eût été suicidaire d'approfondir en 1530, telle la
thèse selon laquelle les religions se contentent de sacraliser
les exigences élémentaires de la raison pratique.
Tout enseignement officiel se fonde sur l'octroi de patentes.
Erasme était déjà célèbre dans toute l'Europe depuis sa
Disputatiuncua de taedio et pavore Christi de 1499 (Petite
controverse sur le dégoût et l'effroi du Christ), mais
aucun théologien ne le prenait au sérieux, faute qu'il possédât
le viatique du docteur estampillé en théologie: il lui fallut
passer quelques mois à Paris pour obtenir le précieux parchemin
des mains des sorbonagres et des sorbonicoles de l'époque, qui
jargonnaient un peu de latin.
En
ce début du IIIe millénaire, le Collège de France se trouve dans
une situation bien plus tendue et plus scabreuse au chapitre de
la définition même de la scientificité du savoir historique
qu'au début du XVIe siècle ou en 1905, quand la séparation
superficielle de l'Eglise et de l'Etat a partiellement libéré la
critique biblique, avec les Loisy et les Guignebert, mais
paralysé sur l'heure et jusqu'à nos jours toute analyse
anthropologique ou simianthropologique du sacré parce que tous
les Etats du monde sont construits des pieds à la tête sur le
modèle théologique dont le mythe de la Liberté fournit désormais
une version laïcisée et conceptualisée de la rédemption et du
salut.
Machiavel au paradis - Réflexions sur l'identité des
peuples,
9 novembre 2009
Le
drame dans lequel le IIIe millénaire a fait entrer la raison
française et mondiale l'appelle à la pesée du cerveau des évadés
actuels de la zoologie, alors que ce type de science exige
l'apparition d'un modèle si entièrement nouveau d'"intellectuel
français" que son statut et sa balance se révèleraient
incompatibles avec la soutane, les rubans et les décorations que
la science laïque et républicaine distribue désormais au clergé
de sa demi raison. Que serait-il advenu de l'enseignement
d'Erasme au Collège de France en 1534, au lendemain de l'affaire
des Placards, qui mit le terme brutal que l'on sait au
réformisme religieux de François 1er? Que serait-il arrivé en
Espagne à l'ironiste de l'Eloge de la folie à l'heure où
l'érasmisme espagnol fut étranglé de la main de Charles Quint à
la suite du sac de Rome par les troupes impériales et où les
Franciscains réussirent à faire étiqueter pour deux siècles
l'auteur du Novum instrumentum parmi les
hérétiques de "première classe", c'est-à-dire
irrécupérables. En 2009, il demeure non moins irréalisable qu'au
début du XVIe siècle d'initier en public des anthropologues
français au scannage des acteurs cérébraux qui pilotent le
cosmos du monothéisme ; car il ne suffit pas de démontrer que
les Olympes sont nécessairement des fruits de la géographie et
de l'esprit des peuples : encore faut-il comprendre un animal
qui recule, épouvanté devant le vide et dont la "raison"
sert à conjurer sa solitude, non à l'affronter.
Et
pourtant, si c'est rien de moins que la pesée du genre
simiohumain - et d'abord de son encéphale - qu'attend notre
siècle, nous entrons dans la vraie postérité des Lumières. Que
deviendra l'effigie transitoire de Claude Lévi-Strauss à la
lumière de l'histoire des avatars de l'humanisme mondial?
5 - La tenue ecclésiale du
colonialisme culturaliste
On
sait que ce philosophe de formation a passé sa vie entière en
renégat de la philosophie et en ténor des bienfaits de la "diversité
culturelle". Il n'y aurait pas, à l'entendre, de hiérarchie
à établir entre la musique de Mozart et les chants rituels des
Amérindiens. Naturellement, l'astuce peureuse est cousue de fil
blanc: si toutes les civilisations se veulent égales entre
elles, l'anthropologue occidental se démasquera sous sa chasuble
de nouveau bénisseur et sa crosse d'évêque, devenue invisible,
permettra aux Hottentots de cultiver en bocal leur "trésor
culturel" en toute sécurité - il leur suffira de se priver
de l'électricité, du chemin de fer, de la lecture et de
l'écriture. Le colonialisme culturaliste des anthropologues lévi-straussiens
pousse la charité de son apostolat inconsciemment sacerdotal
jusqu'à protéger ses ouailles du fléau des antibiotiques ou des
exploits chirurgicaux de l'Occident, qui provoqueraient un
vieillissement catastrophique de la population et risqueraient
de rompre le bienheureux équilibre naturel des sociétés
primitives.
Mais ce n'est pas le lieu d'étudier la science anthropologique
culturaliste face au "bon sauvage" d'aujourd'hui, qu'il
s'agit de préserver des méfaits du grand âge, donc en tant que
système de camouflage de la cléricature du sacré démocratique.
Il est clair qu'il s'agit d'une prêtrise seulement mieux cachée
que la précédente, il est clair que l'esprit sacerdotal s'est
doté de parures cérébrales nouvelles, il est clair que la
question posée est de savoir comment légitimer une Eglise censée
privée de cerveau dans l'enceinte demeurée obstinément pensante
d'un Collège de France fondé en 1530 sur les audaces de la
raison les philologues de l'époque.
Que devient l'enseignement républicain si
l'anthropologie culturaliste réduit les civilisations à une
exposition de crustacés mentaux à glorifier sur l'autel de la
décérébration de l'univers? Peu importe de savoir de quel ennemi
intérieur Claude Lévi-Strauss s'est secrètement vengé sa vie
durant, et pour quelles raisons; car on ne saurait enseigner une
anthropologie décapitée sans afficher, toute honte bue, une
stupidité trop titanesque pour paraître crédible dans l'enceinte
du Collège de France. Qui croira que Claude Lévi-Strauss s'est
voulu en toute sincérité l'otage pieds et poings liés des
grigris et des totems? Qui croira qu'il aurait campé en toute
candeur et sa vie durant dans la citadelle désaffectée de la
semi lucidité relativement confortable dont l'Occident n'aura
évidemment pas officialisé la pédagogie en toute innocence, mais
fort délibérément, du moins au sein des plus hautes instances de
l'Etat?
6
- Les causes anthropologiques du naufrage de la raison
Pour comprendre la part d'inconscient qui
a conduit à cette situation, il faut se souvenir du gigantesque
malentendu qui a rendu parallèle l'effondrement de la raison
occidentale et la ruine du marxisme: c'est que la chute du mur
de Berlin a fait croire à une civilisation viscéralement
évangélisatrice que la raison véritable serait rédemptrice et
eschatologique par nature et par définition, de sorte qu'au lieu
de se dire que l'autisme des piétés de cette raison-là devait se
trouver radiographié à la lumière d'une anthropologie
spéléologique, l'Occident a préféré se couper la tête. Et
pourtant, il faudra bien qu'elle repousse : la mort de
l'Occident pseudo-rationnel fera naître la raison solitaire dont
l'héroïsme se collètera joyeusement avec le tragique. (Machiavel
au paradis - Réflexions sur l'identité des peuples,
9
novembre 2009)
L'Occident se venge de cette garce de raison qui l'a transporté
dans l'île d'Utopie de Thomas More ; et notre civilisation
désemparée a retrouvé avec délices les innocents qui
s'accouplent en public. Mais il n'y a rien de nouveau sous le
soleil : Xénophon raconte qu'au cours de leur retraite, les Dix
Mille ont traversé le territoire des "humains les plus
inéduqués de la terre", qui forniquaient en plein air et qui
ont tenté d'importuner les hétaïres placées avec les bagages à
l'arrière-garde à l'armée des Grecs. Sauf qu'à l'époque, on
n'avait pas inventé la photographie, de sorte que Claude
Lévi-Strauss a pu publier Tristes tropiques avec des images dont
la crudité n'a pas peu contribué au succès de vente de
l'ouvrage. Naturellement, il ne suffit pas du secours de la
pellicule pour rendre scientifique le reportage anthropologique
; mais j'observe qu'un marché nouveau du livre a aidé Claude
Lévi-Strauss à gagner ses galons d'anthropologue des innocents
et que l'arrière-fond de ce spectacle demeure un naufrage de la
pensée scientifique qui résulte, lui, d'un désespoir diffus des
orphelins mondiaux de la raison salvatrice héritée des évangiles
et de l'eschatologique marxiste.
Le
colonialisme rampant sous l'anthropologie bucolique de Claude
Lévi-Strauss aura pu se parer d'une langue à son tour en demi
teinte et dont les accents semi optimistes de Rousseau se mêlent
à ceux, plus amers, de Chateaubriand. Naturellement, cette voix
enrubannée témoigne seulement du déhanchement épistémologique
sans remède d'une civilisation qui ne sait plus sur quel pied
faire danser la notion bâtarde de raison dont elle a hérité à la
suite de la chute du mur de l'utopie politique. Comment une
raison devenue manchote continuera-t-elle de servir non
seulement de pilote, mais de longue-vue à l'Occident?
Qu'adviendra-t-il d'une civilisation privée de système de
navigation et qui s'interdit désormais de porter un regard vers
l'avenir du cerveau simiohumain?
Certes, l'intellectuel occidental paraîtra jouir pour quelques
heures encore des prestiges de l'universalité flatteuse qu'il a
héritée des concepts pseudo oraculaires du XVIIIe siècle.
L'humanisme euphorique et en trompe-l'œil forgé depuis la
Renaissance n'a-t-il pas résisté aux coups de boutoir de
Voltaire, de Renan, de Darwin et de Freud ? Et pourtant, voici
que la barque fait eau de toutes parts et aux yeux du monde
entier, comme si la mort de Claude Lévi-Strauss avait subitement
ouvert les vannes toutes grandes et livré soudainement passage
au torrent des retrouvailles de la planète avec l'intelligence.
Au sortir de ce second Moyen Age, il s'agit de conduire la
raison entre les récifs d'un culturalisme qui faisait penser les
mythes tout seuls et une rationalité scientifique fondée sur le
trésor épuisé de l'antiquité. D'un côté, nos historiens tentent
encore d'observer le simianthrope avec les yeux de Thucydide et
de Tacite, de l'autre, les vrais fécondateurs de Darwin et de
Freud ne sont pas encore descendus dans l'arène.
7
- L'avenir de la raison mondiale et le Collège de France
On
sait que le Collège de France a fait ses premières armes dans le
royaume des profanations et des sacrilèges avec les deux
lecteurs, l'un de grec, l'autre d'hébreu, nommés par François
1er et que l'Université, que dominait encore la faculté de
théologie - on l'appelait, pour faire court, la Sorbonne -
poursuivit aussitôt nos deux imprudents devant le Parlement et
les fit condamner pour hérésie. Mais non seulement François 1er
refusa de laisser exécuter cette condamnation, mais il releva le
défi en créant une chaire d'éloquence latine, afin de rappeler
aux Janotus de Bragmardo de Rabelais qu'il fallait cesser
d'ânonner un latin ecclésial en Sorbonne . Puis, pendant cinq
siècles, la guerre de la France pensante est demeurée tout
entière celle des savoirs scientifiques. C'est pourquoi,
l'enseignement de la botanique, de la chimie et de l'astronomie
avait été introduit très tôt dans le temple des savoirs
rationnels.
Mais, depuis Darwin, il ne s'agit plus de dévorer en aveugle les
pommes les plus appétissantes que l'arbre de la connaissance
porte à maturité, parce que le paradis de la liberté
républicaine les fournit en grande abondance et les rend si
stériles qu'il faut se résigner à remplacer le verbe savoir
devenu un fruit blet par le verbe comprendre, qui offre
un Nouveau Monde à conquérir aux Christophe Colomb de la
connaissance moderne. Car si comprendre, c'est rendre signifiant
et si tous les signifiants sont humains, les savoirs tout crus
ne sont plus que des potiches muettes. En revanche, Pizarre
enseigne que la "vérité" était le signifiant général que
les ancêtres avaient porté sur les fonts baptismaux de l'intelligible,
mais que l'axiomatique qui pilote l'intelligible attend
encore ses radiographes. Comment peser la question du sens
si les faits sont retombés dans le silence du seul fait que les
magiciens de l'autel ont cessé de donner le change à les
sonoriser à tout vat? Comment apprendre à penser dès lors que
nous ne savons même pas sur quelle balance il nous faudra peser
le verbe comprendre et les signifiants banalisées qui le
charrient?
Si
le simianthrope est un animal qui "se trompe" sans le
savoir et s'il s'agit de radiographier ses illusions les plus
viscérales et les plus héréditaires, nous verrons bien où un
"Connais-toi" redevenu périlleux nous conduira. Claude
Lévi-Strauss aura vécu cent ans à servir de barrage au torrent
de la pensée qui accumulait les eaux de la solitude et du
tragique en amont - et voici que la digue a cédé sous la poussée
des Prométhée de demain, et voici que, dans l'ombre, déjà les
Sorbonne se changent à nouveau en forteresses pour dire aux
hommes : "Tu ne penseras pas, sinon tu mourras" . Mais,
cette fois, on demande aux "lecteurs du roi" dans
l'enceinte de feu le "Collège des trois langues" de
découvrir le langage de l'humanité.
8
- L'Occident le dos au mur
L'Occident de la pensée se trouve le dos au
mur. Ou bien la présence de cinq millions de musulmans en prière
sur le territoire national éteindra la civilisation de la raison
née à Athènes au Ve siècle avant Jésus-Christ et progressivement
ressuscitée en Italie au XVe siècle. Mais on aurait tort de
croire que les racines cérébrales de l'Occident se trouveraient
arrachées par l'oubli des feux du siècle des Lumières, qui n'a
fait que porter devant l'opinion les thèmes et les découvertes
de la fin du XVIIe siècle.
L'Europe moderne est née entre 1685 et 1715, à l'heure des
Bossuet et des Fénelon, avec les Pierre Bayle, les Spinoza, les
Richard Simon - l'auteur de l'Histoire critique du Vieux
Testament - avec les Locke et, bien sûr, les cartésiens.
Ce sont les germes mêmes de la pensée européenne qu'anéantirait
la régression de la pensée mondiale aux alentours de 1680 si
l'Occident oubliait que l'élan de la raison occidentale
ressuscitée est né de l'islam aristotélicien, qui a fait tomber
les écailles des yeux de saint Thomas d'Aquin au XIIIe siècle et
qui a changé la doctrine ridicule de la transsubstantiation
eucharistique en une scolastique artificiellement surajoutée à
l'orthodoxie catholique. Si l'Occident tombait définitivement en
léthargie et s'il assurait une postérité triomphale au dernier
roi des sorciers, la raison renaîtrait en Chine, en Russie, au
Japon - et la floraison planétaire de l'intelligence aurait
définitivement changé de pôle.
9
- In memoriam
Que faire des
savoirs si leur exactitude ne fait plus leur fierté et s'ils
s'entassent tout seuls dans leur coin, parce qu'il suffit
d'appuyer sur les touches d'un ordinateur pour qu'ils accourent
en foule et se pressent sur l'écran?
Peut-être le
cadeau que son trépas accordera à M. Claude Lévi-Strauss
sera-t-il d'aider sa mémoire à bondir hors du sarcophage de
l'humanisme exténué de son temps. Quelle victoire, pour un
magicien égaré parmi les anthropologues, de prendre sa place
avec quelque retard dans le musée de l'histoire des tâtonnements
de sa science et de se présenter en témoin, même involontaire
d'un tournant des méthodes de sa discipline, quelle bonne
fortune, pour Claude Lévi-Strauss, d'avoir vécu suffisamment
longtemps pour se trouver rejoint par une tout autre histoire
que la sienne, celle de la conversion de la philosophie mondiale
à l'anthropologie de demain! S'il existait un dieu de la
philosophie, peut-être dirait-il à Claude Lévi-Strauss : "Platon
n'observait-il pas déjà les cerveaux ? Va donc regarder les
Athéniens, les chrétiens, les musulmans et les juifs dans le
miroir des Amérindiens. Peut-être ce détour t'aidera-t-il à
hisser la philosophie au rang d'une balance à peser les crânes
embaumés ou germinatifs d'une espèce provisoirement défraîchie,
mais qui attend ses résurrecteurs."
Publié le 16
novembre 2009 avec l'aimable autorisation de Manuel de Diéguez
Les textes de Manuel de Diéguez
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