Les défis de l'Europe
La honte!
Le prix du sang et la vassalisation de
l'Europe
Manuel
de Diéguez
Samedi 13 juillet 2013
1 -
Des
funérailles prometteuses
L'expulsion de l'Europe de la scène du
monde qu'on appelle l'histoire semble
inéluctable. Mais en sera-t-elle réduite
à jouer sa scénette sur les planches
d'un mini théâtre? Pour l'apprendre,
demandons-nous, primo, quels
seront le contenu politique et la portée
philosophique du déclin cérébral du
Vieux Monde tout au long du lent
engloutissement intellectuel de l'ex
civilisation de l'intelligence critique;
car, depuis la chute de l'empire roman,
les décadences se sont toujours
accompagnées d'une longue agonie dans la
débilité mentale - mais celle-ci n'a
jamais été ni observée, ni expliquée;
et, secundo, demandons-nous si la
fatalité d'un trépas neuronal charriera
néanmoins des promesses encéphaliques
inattendues, donc des sources
potentielles d'un rayonnement nouveau de
la lucidité politique.
C'est espérer que de grands fécondateurs
des déclins - on les appelle des
philosophes - partiront d'un bon pas à
la chasse aux trésors que seuls les
désastres précieux cachent dans leurs
flancs. Ces éveilleurs commenceront par
approfondir à vive allure le diagnostic
qu'appellent les catastrophes
roboratives, afin de s'assurer, avec
l'énergie de la démonstration du
théorème de Pythagore, que l'éjection
irréversible du Vieux Monde de la
planète des armes donnera un nouvel
envol à la chouette de Minerve.
Rappelons que le verdict alarmant du
corps médical est tombé depuis
longtemps. C'est pour toujours, dit
l'Hippocrate des nations, que
l'Angleterre s'est résignée à s'asseoir
sur le banc des satellites réjouis de
l'Amérique et qu'elle n'y occupe même
plus un premier rang qu'elle jugeait
flatteur depuis 1945. La vassalisation
conjointe du Vieux Monde et d'Albion
n'est plus à démontrer : soixante-dix
ans après la fin de la deuxième guerre
mondiale, cinq cents bases militaires du
vainqueur quadrillent le territoire
d'une Allemagne et d'une Italie
asservies à jamais. Quant au quartier
général des forces d'occupation, il
s'est lové à Mons en Belgique depuis
1966, d'où il est devenu inexpugnable.
Mais c'est dans les têtes que l'empire
américain trône au premier chef et défie
le rêve d'une éventuelle Renaissance. "Intus,
intus, equus trojanus." "A l'intérieur,
à l'intérieur, le cheval de Troie!",
s'écrie Cicéron devant le Sénat - mais
personne n'ajoute avec lui: "Tant que
je serai consul, vous ne serez pas
attaqués dans votre sommeil ", parce
que nous dormons maintenant debout et en
plein jour.
Placé sous sa livrée étoilée, le mythe
de la Liberté se loge encore dans les
ors et la pompe de la République. La
Maison Blanche a pu retirer ses dorures
à la bombe nucléaire dont la France
revendiquait les bienfaits et
l'Allemagne a applaudi l'arrivée en
grande pompe du bouclier fantasmatique
des Patriot. L'apostolat américain a
hissé une auréole sur la tête de ses
vassaux comme la France l'était hier de
l'Eglise romaine: l'Europe n'est plus
que la fille aînée de l'Amérique.
2 - Analyse
anthropologique de la vassalisation
Comment les vaincus se mettent-ils des
œillères et s'aveuglent-ils
volontairement? On a pu vérifier ce
phénomène psychologique à l'occasion du
mutisme complet ou des demi-silences
complices de la presse à la suite d'une
violation flagrante du droit
international dont la France, l'Italie,
l'Espagne et le Portugal s'étaient
rendues coupables en commun et au même
instant.
On sait que le Pentagone avait intimé
l'ordre à ces Etats d'interdire leur
espace aérien à l'avion du Président
d'un pays souverain, M. Evo Morales et
l'a contraint, au mépris tant des
traités que des usages diplomatiques les
mieux établis, d'atterrir en urgence à
Vienne où il a passé sur un lit de
fortune plus de treize heures d'attente
nocturne. Il lui a fallu patienter
jusqu'à la mi-journée du lendemain, le
mercredi 3 juillet, pour que l'Elysée se
décidât à autoriser le Président de la
Bolivie à retourner dans son pays, parce
qu'à cinq mille kilomètres de là, les
responsables du Pentagone dormaient à
poings fermés - l'heure de leur réveil
n'avait pas sonné et l'on n'osait
prendre le risque de solliciter leur bon
vouloir.
Le motif d'une mascarade diplomatique
contraire à l'art. 5 de la Constitution
de la Ve République du 4 octobre 1958,
aux articles 411- 4, 5 et 6 du même
monument législatif, à l'art. 226-15 du
code pénal et aux articles 1et 2 du code
de la défense? On craignait que M.
Edward Snowden, dénonciateur du système
de surveillance du globe terrestre mis
en place par les Etats-Unis, se trouvât
à bord de l'avion du Président bolivien,
lequel aurait commis le forfait, ignoré
en droit international, de le prendre
sous son aile, si je puis ainsi
m'exprimer, alors que Washington
ordonnait à tous ses sujets de capturer
la brebis galeuse afin de la juger et de
la condamner à mort.
3 - Le déshonneur
politique, un tribut religieux
Comment
apprécier un ordre international dont
l'immoralité conduit ses membres à
l'humiliation et au déshonneur de ne
plus peser les coupables sur la balance
de la justice, mais seulement leurs
courageux dénonciateurs? Les Romains
appelaient les malheureux de ce genre
des coupables de crimen majestatis,
donc d'impertinents punissables pour
avoir endommagé la façade de l'éthique
que Tibère ou Néron affichaient en
public et de châtier le civisme.
On voit combien Montesquieu se trompait
de réserver à la monarchie le ressort
moral de l'honneur et à la démocratie
celui de la vertu: une démocratie peut
se déshonorer, elle aussi, mais
l'offense à la dignité d'un Etat de ce
type n'est plus un insulte à la noblesse
de son sang, mais le résultat de la
décérébration soudaine de l'offensé,
parce que le pouvoir populaire manque
des ressources de l'aristocratie pour
jeter son gant à la figure de
l'offenseur. On ne peut dire à tout un
peuple: "Rodrigue, as-tu du cœur?" Du
coup, l'offensé tombe dans le ridicule
désarmé et ce ridicule-là est une forme
d'abêtissement. On vide son cerveau afin
de se cacher à soi-même l'humiliation
qu'on a subie, on se réfugie dans la
sottise afin de se cacher sa honte.
Mais il va beaucoup plus loin, le
comique des peuples qui ont perdu leur
fierté et dont les gouvernants ont
renoncé à relever le gant, faute d'épée
au côté: leur presse nationale se garde
bien, en l'espèce, d'avouer que le péché
de blasphème, de sacrilège et de
profanation à l'égard de Washington
répond aux règles classiques de
l'auto-culpabilisation religieuse. Sous
le pieux aiguillon de leur maître
étranger, les croyants se sentent
coupables de désobéissance larvée. Ce
protocole s'inscrit en filigrane dans
les clauses acceptées des peuples
portant livrée. Comme il est rappelé
plus haut, on remarquera que l'Italie,
l'Espagne et le Portugal ayant reçu au
même instant un ordre déshonorant, tous
trois l'ont exécuté au péril de la vie
du Président Morales, dont l'appareil se
trouvait quasiment en panne de kérosène
à quelques kilomètres seulement du ciel
français.
Ces circonstances permettent
d'approfondir l'analyse anthropologique
de la politique et de la conduire
jusqu'à une psychanalyse de
l'inconscient qui régit le sacré. Car le
sacrifice est à la fois une expression
de la repentance du fidèle et le
paiement du tribut réparateur qu'il doit
acquitter. La victime tuée sur l'autel
paie le prix du blasphème consubstantiel
aux notions mêmes de croyance et de
péché: le dieu est courroucé, il s'agit
de l'apaiser par l'immolation d'un bouc
émissaire. On voit comment les
décadences mettent les secrets des
décérébrations nationales entre les
mains des chirurgiens de la théologie.
4 - Un exemple de
rapetissement mental
Comme le Général de Gaulle l'avait
prédit, les Etats asservis à l'OTAN ne
sont plus seulement des supplétifs
muets, mais des otages de leur foi dont
la sujétion permet de conjoindre
l'analyse politique et celle de la
fonction de bouc émissaire dans une
anthropologie commune à l'histoire et au
sacré. On sait que le quartier général
des forces américaines stationnées à
perpétuité en Europe campe à Mons en
Belgique depuis un demi-siècle et que
les gouvernements des nations de
l'Europe asservie ne rappellent jamais à
leur population que leur pays se trouve
placé, même en temps de paix, sous le
commandement direct et exclusif d'un
César lointain. Du coup, c'est à tout
moment que l'Amérique peut sonner le
tocsin et crier à tous ses otages:
"Branle-bas de combat, nous sommes
attaqués par les Martiens."
Pis que cela, les Etats-Unis brandissent
maintenant le drapeau du salut du monde
au seul bénéfice de leurs calculs de
politique intérieure. On savait depuis
des millénaires que le glaive du
vainqueur grave les jours et les nuits
de sa victoire dans le train quotidien
de l'histoire du monde. On sait
maintenant que l'oubli de la loi du plus
fort démontre le rapetissement de la
boîte osseuse des vaincus.
C'est pourquoi la France et l'Europe
cachent soigneusement à leur population
le ratatinement accéléré du cubage
cérébral des Etats. L'Elysée, Rome,
Madrid et Lisbonne ont commencé par nier
les faits ce qui, par une nouvelle
erreur de jugement, exagérait le degré
de sottise présupposé des citoyens aux
yeux de leurs gouvernants.
Puis un
second communiqué, non moins officiel
que le premier a déclaré: "La France
s'excuse auprès du Président Morales du
retard apporté à la confirmation de
l'autorisation de survoler son
territoire", ce qui signifie que
cette autorisation avait bel et bien été
accordée le mardi matin au Président
Morales, mais qu'elle avait soudainement
besoin, le lendemain, d'une confirmation
inexplicable.
Puis un
troisième communiqué officiel, aussi
irraisonné que les deux précédents est
tombé de la bouche même du Président
Hollande: "Nous avons eu des
renseignements contradictoires
concernant l'identité des passagers.
Mais sitôt que j'ai appris qu'il
s'agissait de l'avion du président
Morales, j'ai immédiatement donné
l'ordre de lui accorder le droit de
survoler notre territoire". Pourquoi
les passagers étaient-ils subitement
devenus des suspects, pourquoi
fallait-il contrôler leur identité de
force ou de leur plein gré à la suite de
l'atterrissage forcé de l'avion du
Président bolivien en Autriche?
Puis un
quatrième communiqué, plus burlesque
encore que ses trois prédécesseurs, a
allégué qu'on avait cru, bien à tort,
mais de bonne foi, à l'existence de
deux avions boliviens; hélas, le
malheureux Président était déjà en route
pour Vienne à l'instant où l'on avait
enfin découvert que l'on s'était
lourdement trompé. Mais la porte-parole
du Gouvernement, Madame Najat Vallaud-Belkacem,
déclarera, avec un retard d'une
demi-journée et seulement à la sortie du
Conseil des ministres du lendemain, à
11h, que le gouvernement français avait
enfin levé l'embargo. Il est
difficile de cacher la poutre qu'on a
dans l'œil.
Alors,
il ne restait que le recours à la
métaphore bien filée: le gouvernement a
expliqué sans rire que le prétendu
retard "dans la compréhension de la
situation" à l'aide d'une image que
les spécialistes de l'inconscient de la
politique n'oseraient inventer,
tellement le symbolique et le réel y
scellent une terrible alliance: "C'est
comme lorsqu'un vêtement noué est passé
à la machine à laver, il faut ensuite un
peu de temps pour le démêler."
Décidément le quai d'Orsay est à la
recherche d'une machine à laver plus
performante que celle de la Ve
République dans le rinçage et l'essorage
du linge de la France.
Les
proverbes latins sont crus et francs du
collier. En voici un: "Nous ouvrons
de grands yeux sur les verrues d'autrui,
alors que nous sommes couverts d'ulcères."
5 - Le tribut de
la mort
Depuis 1945, sept décennies se sont
écoulées. Pendant tout ce temps-là, nous
avons payé jour après jour le prix du
sang que l'empire américain est venu
verser sur nos arpents. De génération en
génération, les tombes des guerriers
étrangers enterrés sur nos terres nous
placeront sous le joug de la gratitude :
le tribut que nous payons au trépas de
nos saints délivreurs sera aussi coûteux
que celui du Golgotha. Depuis que le
principe d'une reconnaissance éperdue à
l'égard d'une divinité généreuse s'est
enracinée dans le mythe chrétien de la
rédemption, la servitude est
indéfectiblement attachée à la piété et,
du coup, la piété ne pouvait que se
ficeler au pardon politique. On est
coupable d'une désobéissance à Dieu et
aux Etats les plus puissants. Des
hectares hérissés de croix innocentes
gravent dans nos têtes le sceau des
morts à rémunérer.
Elle est dévote, donc inépuisable, la
dette des vassaux de leur salut à leurs
saints convertisseurs. De plus, la
religion enseigne que la reconnaissance
de type apostolique se grave dans le
capital psychogénétique des fidèles et
que la coulée des siècles rend
héréditaire la dette originelle. Que
va-t-il advenir d'un animal crucifié par
un créancier auquel son ciel sert de
gibet éternel sur lequel clouer sa
victoire. Un supplice vieilli sur une
potence imputrescible nous rappelle que
nous sommes des débiteurs condamnés à
plier à jamais l'échine sous le
tranchant d'une gratitude en acier
trempé.
Les garnisons d'outre-Atlantique se sont
implantées pour toujours sur notre
continent. Elles répondent au plus vieux
modèle d'incrustation d'un vainqueur
immortel sur les terres d'un vaincu
périssable. La loi du glaive est devenue
messianique, apostolique et
bénédictionnelle. Pourquoi l'espèce
simiohumaine élève-t-elle ses tombes au
rang de balance à peser le sens de l'
univers ? L'étranger enseveli dans nos
champs nous ordonne de brandir sur nos
têtes le sceptre d'un salut
vassalisateur. Mais quelles sont les
ascensions idéalement universelles et
tartuffiques qui rendent sotériologique,
eschatologique et apostolique le tribut
du sang que nous payons sans relâche à
l'Amérique depuis 1945?
Si nous ne perçons pas le secret de
l'humiliation politique d'une Europe
vassalisée par la foi démocratique et si
nous n'éclairons pas notre chute à la
lumière du sang de l'histoire, jamais
nous ne disposerons d'un recul
d'anthropologues à l'égard du tribut à
la mort que la raison de ce temps nous
appelle à connaître. Si nous demeurons
inaptes à spectrographier la viande et
l'hémoglobine que nous déposons sur les
autels du mythe de la Liberté, si nous
ne spectrographions pas les théologies
du salut par la mort dont notre histoire
s'alimente, l'asservissement de l'Europe
à la théocratie américaine et à sa théo-politique,
cet asservissement, dis-je, deviendra
irréversible sous le sceptre d'un "
libérateur " et d'un " rédempteur "
auto-messianisés. Quels sont les secrets
psychobiologiques d'un animal englué
dans son sang ? Pourquoi paie-t-il ses
tributs tour à tour à ses dieux et à ses
vainqueurs sur les champs de bataille?
Il est temps de placer l'OTAN sous le
projecteur des Thucydide et des Tacite .
6 - Le
sang du messianisme américain coule dans
nos veines
Pour la première fois dans l'histoire
des nations et de leurs sacrifices, la
libération d'un continent ligoté aux
religions du sang payant et dont le
christianisme n'a fait que prendre le
relais cette libération, dis-je, se
trouve conditionnée par une victoire
proprement cérébrale sur des garrots
mentaux diversement rémunérés. Il nous
faut donc préciser sur quels chemins
d'un approfondissement de la
connaissance rationnelle des arcanes
semi zoologiques du cerveau simiohumain
l'Occident se tirera du gouffre et par
quelles rechutes dans la cécité
sacerdotale son encéphale régresserait
en deçà du XVIIIe siècle.
Jamais
encore une civilisation livrée pieds et
poings liés à ses autels les plus
primitifs ne s'était tirée de l'abîme
non point par quelque forgerie
d'armuriers de sa tête, mais par une
mutation de ses neurones qui seule lui
permettra de décrypter l'identité
cultuelle d'une espèce qui, depuis
le paléolithique, enfante ses effigies
transcendantales sur l'enclume de ses
immolations. Qu'en est-il de la voracité
des sacrificateurs d'outre-Atlantique,
qu'en est-il de la chair et du sang que
nous déposons sur les autels de
l'Amérique?
7 - Le sang sacré
de la démocratie
En vérité, la question des relations
semi animales que les dieux d'autrefois
et les trois dieux plus cérébralisés
d'aujourd'hui entretiennent avec un
suffrage universel désormais
auto-sanctifié sur toute la planète par
l'infaillibilité de type oraculaire dont
les majorités font bénéficier leur
propre voix, cette question-là, dis-je,
s'impose d'emblée aux anthropologues de
Dieu et des identités mythiques du genre
humain. Mais Platon ne précisait-il pas
déjà que les dieux exercent des
prérogatives et des compétences
hégémoniques, mais que si les Athéniens
ne sont pas habilités à monter au ciel
et à y régler les affaires de là-haut,
de son côté, tout l'Olympe réuni ne
dispose en rien du pouvoir de descendre
des nues et de régler de ce pas celles
des cités.
Dans son
traité De la nature des dieux,
Cicéron reprend à son compte ce
vigoureux partage des responsabilités:
dans Euthyphron, le
philosophe condamne expressément nos
marchandages de guichetiers de l'Olympe.
Sitôt relégués dans leur grandeur
séparée, les Immortels n'ont que faire
de nos profits de petits trafiquants,
mais leur rang doit demeurer préservé et
il faut leur sauver la face en leur
déclarant qu'ils sont trop majestueux
dans leur solitude et trop intouchables
pour qu'ils viennent quêter nos
redevances. Comment allons-nous rendre
grâces au ciel d'outre-Atlantique et,
dans le même temps, lui refuser tout net
de se mêler de nos affaires? C'est dire
que l'OTAN nous condamne à aiguiser le
tranchant de notre politologie et à
l'enrichir des armes de combat et des
leçons d'une anthropologie du sacré,
tellement nos relations dialectiques et
guerrières avec Washington doivent se
libérer des mentalités inconsciemment
religieuses enfantées par le messianisme
de la Liberté.
Car les idéalités de 1789 sont devenues
les hosties du monde moderne. A ce
titre, elles se présentent en messagères
du "salut" de l'humanité. Mais si notre
libérateur d'outre-Atlantique les plante
au bout des piques de l'empire américain
et si ce sont nos têtes qui servent
d'emblèmes à la révolution universelle
du Beau, du Juste et du Bien, nous
demandons de placer notre science des
relations que les hommes entretiennent
avec les guichets de leurs Olympe sur
les plateaux de notre balance à nous.
8 - Dieu dans la
démocratie
Que nous dit le "discours de la méthode"
auquel nous avons soumis la raison
socratique du monde? Qu'il nous a fallu
attendre le débarquement dans le
christianisme de la monarchie abolie à
Athènes pour que nos aristocrates de
droit divin conquissent le rang
extraordinaire de coadjuteurs
omnipotents de Jupiter. Les Anciens
n'ont jamais mis sur pied une théologie
doctrinale expressément appelée à
sanctifier les dynasies et à les fonder
sur la consanguinité des rois avec
Jupiter. Les autels des Grecs et des
Romains se sont rapidement donné l'agora
et le forum pour interlocuteurs de leurs
cités. Les patriciens ont bien vite
assassiné Numa Pompilius, qui se
prétendait de nature divine; et ils se
sont hâtés de le faire descendre des
nues en bénisseur trépassé et en
prophète désormais digne de foi de la
grandeur future de Rome.
C'est dire que la théocratie des
plénipotentiaires américains met en
scène une omnipotence et une omniscience
des autels du salut démocratique dont
elle se veut la prophétesse exclusive à
l'échelle du monde entier. Du coup, nous
nous demandons, en anthropologues
comment ce type d'Olympe exerce son
autorité dans le monde moderne. Mais
pour cela, il nous faut observer que,
depuis Platon, la démocratie est une
théologie amollie, parce qu'un
Dieu-mollusque est condamné à passer par
le creuset d'un suffrage universel
invertébré. Comment le Dieu américain
fera-t-il connaître ses volontés
amorphes, sinon à s'insinuer
subrepticement et continûment dans les
aléas des majorités flottantes, afin de
les éclairer de sa lanterne vacillante?
Depuis 1789, le ciel des démocraties
semi-religieuses se demande si la
conquête monothéiste et messianique du
salut sous le sceptre rédempteur de la
Liberté populaire prendra appui sur un
civisme cléricalisé en sous-main par le
culte des majorités auto-sacralisées ou
si les nations de haut rang deviendront
rebelles à cette sotériologie et si des
oligarchies désarrimées de la
sacralisation des urnes prendront seuls
la direction eschatologique des grands
empires.
C'est dans la problématique d'une
géopolitique demeurée finaliste qu'il
faut situer les tractations sanglantes
de la théo-démocratie américaine avec
les autels d'une "Liberté" jugée
salvifique et poser la question des
relations semi-animales du sang de
l'histoire avec les ciels de l'humanité.
Car, aux Etats-Unis, il existe d'ores et
déjà une scission radicale entre les
suffrages pilotés par des considérations
de politique intérieure d'une part, et
d'autre part, une classe politique de
haut rang et toujours vigilante sur les
remparts de l'empire. Cette phalange-là
voit clair comme le jour que la
faiblesse politique de l'Europe est
congénitale à la multiplicité de ses
ethnies et que, de toute façon,
l'incompatibilité des tempéraments
nationaux du Sud avec ceux du Nord voue
inexorablement à l'échec toute ambition
planétaire du Vieux Monde. C'est cette
oligarchie sommitale d'outre-Atlantique
qui exige des négociations de
libre-échange avec l'Europe, afin de
consolider la domination mondiale du
dollar et de rendre sans danger,
croit-elle, la frappe de milliers de
milliards d'une monnaie résolument
fictive.
On voit, à la lumière des décadences et
de leurs désastres, que seule une
déperdition soudaine et dramatique des
capacités cérébrales des classes
dirigeantes moyennes peut expliquer une
épidémie de cécité politique
contagieuse, à savoir qu'une Europe
prise dans les mailles serrées d'un
marché économique transatlantique ultra
règlementé tombera nécessairement dans
l'incapacité physique de jamais se
constituer en puissance politique à
l'échelle internationale. Comment
expliquer que la construction d'une
"vaste zone de libre-échange" signe
fatalement l'arrêt de mort d'une
civilisation de l'action et que, tout
subitement, personne ne semble le
comprendre? Le Général de Gaulle
brandissait encore ce spectre comme
l'aboutissement logique de la conquête
américaine du monde aux yeux de la
classe politique relativement alertée de
son temps.
Si quatre décennies après sa mort,
personne ne prend acte de cette
situation, c'est bel bien parce que ce
spectacle a quitté les rétines. Il
s'agit de rendre compte de
l'évanouissement de ce spectacle sur
l'écran autrefois géant de la lucidité
la plus répandue. Or, le phénomène du
naufrage du regard de la raison la plus
normale n'est pas inédit dans l'histoire
du cerveau de l'humanité. A partir du
IIIe siècle, l'Eglise est parvenue à
faire croire à l'entendement commun à
toute la chrétienté qu'il fallait
prendre au pied de la lettre la parole
de Jésus, qui avait montré un morceau de
pain en disant: "Ceci est mon corps"? Un
grand juriste bâlois , Amerbach
adressait à Erasme une lettre
terrorisée: le conseil municipal de la
ville lui demandait maintenant de
comprendre la métaphore. Dans les
époques de crise, le cerveau collectif
tombe dans l' esprit magique des
religions.
L'Europe a commencé de manger le pain de
l'asservissement de sa raison politique
sur le même modèle d'amputée cérébrale
que l'Eglise - les négociations
transatlantiques sont l'hostie de la
vassalisation eucharistique de type
démocratique.
9 - La théo-politique
américaine
C'est pourquoi aucun homme politique
européen n'avouera crûment à la
population que nous sommes à la croisée
des chemins : ou bien l'Europe s'alliera
avec la Russie, la Chine, l'Inde et
l'Amérique du Sud afin de tenter de
retrouver un destin à l'échelle de la
planète, ou bien la vassalisation d'une
Europe parcellisée ira jusqu'à son
terme. Tel est le contexte dans lequel
se pose la question du statut
théologique de la démocratie mondiale.
Un Dieu des idéalités est-il capable de
se colleter avec l'histoire réelle du
monde? Au XVIIe siècle, le Jupiter des
chrétiens tenait encore les rois de
l'Europe bien en mains. Dans les
démocraties livrées à des majorités de
plus en plus capricieuses, le ciel du
mythe de la Liberté en est réduit à
s'infiltrer en catimini dans des
décomptes de voix anonymes, tellement le
suffrage universel met des bâtons dans
les roues des évangélistes de la
démocratie, tandis que le cocher suprême
de l'histoire universelle ne sait plus
de quel cheval il tient les rênes.
Vous voyez à quel point une
anthropologie critique ambitieuse de
porter le regard sommital de la raison
méta-zoologique des modernes sur la semi
animalité de notre espèce se révèle
nécessaire au décryptage des vassalités
politico-religieuses de notre temps: si
l'Amérique est évidemment une théo-démocratie
du seul fait que toute religion place
nécessairement la divinité qu'elle adore
au cœur de l'histoire du monde, comment
voulez-vous que des sciences humaines
inaptes à décoder les documents
simiohumains centraux qu'on appelle des
théologies accèderaient à une
connaissance rationnelle des identités
mythiques entre lesquelles les évadés de
la zoologie partagent leur encéphale?
Or, il se trouve que toutes les
cosmologies fantastiques placent le
sacrifice au cœur de leur vision
onirique du monde; et tous les
sacrifices désignent nécessairement une
victime et son immolateur, un
bénéficiaire et un payeur, un vainqueur
et un vaincu. Si l'on ne situe pas
l'OTAN et ses piétés dans une
problématique du fabuleux sacrificiel,
si l'on ignore que le moteur cérébral de
l'Europe est immolatoire depuis 1945, on
passe au large de la seconde
Renaissance. Derrière la vassalisation
messianisée d'une Europe guidée par les
idéalités para-religieuses de la
démocratie, l'interdiction d'accéder au
ciel européen intimée à un chef d'Etat
de l'Amérique du Sud par les théologiens
américains du Bien et du Mal, cette
interdiction vaticanesque prend toute sa
signification anthropologique. De quel
ciel de l'Europe sommes-nous les otages
et qui en tient-il les rênes d'une main
de fer?
10 - Les Pizarre
de la raison
Dans le
même temps, l'éventualité d'un sauvetage
in extremis de l' Europe de la pensée
rationnelle donne tout son sens à la
vaillance civilisatrice des Pizarre de
la raison politique. Ceux-là savent que
l'espèce simiohumaine est en cours de
décérébralisation et qu'elle n'est pas
près d'aller de l'avant avec vaillance -
jamais elle ne se donnera spontanément
le courage de défier en solitaire le
vide et le silence de l'éternité. Aussi
les chefs de l'expédition de ce vivant
dans le néant ont-ils brûlé leurs
vaisseaux de siècle en siècle afin
d'interdire le chemin du retour au
troupeau épouvanté.
Si la
civilisation européenne faisait
déguerpir l'occupant américain, elle se
sentirait d'abord privée des routes
odorantes qui permettent aux armées
déconfites de paraître battre en
retraite le plus dignement du monde; et
le Vieux Monde tremblerait de tous ses
membres, tellement il se croirait
précipité dans le vide. Si vous spoliez
un animal des délires de son
accoutumance à sa domestication
parfumée, il se croira précipité dans
les ténèbres. La faiblesse d'esprit des
civilisations agonisantes va de pair
avec les couardises bien payées des
élites du "salut démocratique". Il faut
des électrochocs à haute tension pour
seulement alerter l'encéphale des
endormis dans leur Eden. Voyez leur
ahurissement et leurs yeux écarquillés
d'apprendre que depuis 1945, l'Europe
n'a jamais eu d'ennemis à combattre et
que seul le joug du messianisme théo-démocratique
des Etats-Unis l'a enchaîné à un maître
et à un confesseur dispendieux.
Les
guerres de la pensée rationnelle
rallument d'un millénaire à l'autre les
feux d'une intelligence critique
toujours près de s'endormir dans les
effluves des autels, tellement les
périls que court une démocratie
théologisée en sous-main par l'encens de
ses idéalités sont calqués sur
l'épouvante biblique et sur les terreurs
infernales. C'est dire également qu'à
l'heure où les Pizarre de l'Europe
auront calciné leurs vaisseaux afin que
leurs carcasses ne traînent pas,
béantes, mais intactes sur les rivages,
la guerre de la raison ne fera que
commencer dans un cosmos désert. Mais
les conquistadors du silence et du vide
diront à l'Europe des courages
ressuscités: "Cesse de négocier le prix
de tes cadavres sur l'autel de tes
sacrifices, tu as perdu le sceau de ton
sang. A toi de rendre ascensionnels les
orphelins de leurs dieux, à toi
d'enfanter de nouveaux vainqueurs de la
mort, à toi de rallumer le flambeau
éteint des blasphèmes qui s'éclaireront
de tes feux."
Reçu de l'auteur pour publication
Le sommaire de Manuel de Diéguez
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