1
- Le retour de la
raison
La dichotomie cérébrale qui a tué la IVe
République à petit feu répondait à un
modèle universel de fabrication et de
démontage de la boîte crânienne de
l'espèce schizoïde: les Solon et les
Lycurgue s'étaient posé la même question
que le Général de Gaulle, celle de
savoir si, d'un côté, le pouvoir
populaire se trouve toujours et
nécessairement condamné par sa nature
même à choir dans la décérébration
mortelle dont il frappe les cités et, de
l'autre, si le pouvoir d'un seul tombe
inévitablement dans la tyrannie. Mais le
naufrage du bon sens qui pilotait les
axiomes de la physique tridimensionnelle
d'autrefois avait démontré que, deux
siècles et demi après Voltaire,
l'humanité n'avait en rien appris à "
penser par elle-même " dans un cosmos
redevenu mystérieux: simplement, ce
n'était plus l'autorité théologique des
dogmes religieux les plus sûrs de leur
dégaine qui paralysait maintenant
l'entendement naturel de tout le monde,
mais le sceptre des industriels et des
marchands devenus habiles à gérer des
vocables abstraits et polymorphes, donc
plus faciles que les anciens à
métamorphoser en guides sonores de
l'histoire et de la philosophie.
Puis, le
lent et inexorable évanouissement de
l'Europe politique, assorti de
l'ascension clopinante de sa classe
dirigeante, avait illustré la
superficialité d'esprit des notables,
mais également la paralysie
intellectuelle des sciences humaines,
qui entassaient en aveugles et dans les
douceurs de la paix les matériaux d'une
connaissance prétendument rationnelle du
fonctionnement cérébral moyen du genre
humain, mais dont les feuilles mortes
n'éclairaient en rien ni les secrets des
âmes incandescentes, ni la rouille des
peuples et des nations. C'est qu'il
n'existait encore aucune connaissance
abyssale des adorateurs de leurs
idéalités vertueuses et aucune science
de l'alchimie qui cimentait les autels
dressés vers un ciel de la Liberté. Les
mots-bougies dont le siècle des Lumières
avait commencé d'observer les
chandeliers s'étaient rapidement
embourbés dans le culte d'une
scolastique dont les cierges vocaux de
la démocratie portaient les flammèches.
Et pourtant, l'étude de la sophistique
qui gouvernait le mythe de la Liberté
dans les têtes faisait ses premiers pas
dans la foule des idolâtres de leurs
totems grammaticaux.
Quant à l'implosion du capitalisme
mondial dans un chaos financier mortel ,
il ressortissait à la même incohérence
mentale qui avait réduit la pensée semi
logique des Républiques au rang d'otage
de ses propres énoncés. Mais le
charivari cérébral auquel les
démocraties avaient conduit la notion
même de raison avait commencé de faire
l'objet d'une pesée des rouages du singe
schizoïde .
2 - Une espèce en
rade
Dans
Antigone, puis dans
Œdipe à Colonne, Sophocle avait
tenté de repeindre la vie terrestre des
Grecs et d'en articuler le tohu bohu
avec l'agencement d'un cosmos mis en bon
ordre par les dieux de son temps. Puis
Platon avait essayé de réconcilier la
logique dont les philosophes frappaient
le fer sur l'enclume de leur dialectique
d'une part, avec la raison bancale des
englués dans le quotidien, d'autre part.
Vingt siècles plus tard, Descartes
s'attelait derechef à huiler les
syllogismes d'une raison lubrifiée par
les "lumières naturelles" qui lui
donnaient si bonne contenance sous le
soleil et à parquer à l'écart les
allégations vomies par les cornues du
fantastique chrétien - et, depuis lors,
toute la philosophie occidentale lui a
emboîté le pas, sans jamais aboutir à un
décodage anthropologique de
l'écartèlement originel entre le réel et
le fabuleux dont le crâne de l'animal
dichotomisé souffre depuis son évasion
du règne animal.
Parallèlement, la plus haute littérature
avait paru inspirer un instant les
mutations internes de la pensée
bipolaire de la bête: un fou espagnol
était mort de désespoir pour avoir
retrouvé, au bord de la fosse, les
platitudes du curé et de l'apothicaire
de son village, à Londres, un géant
avait été ficelé par des nains sur un
char, en Italie, un poète du Toboso des
chrétiens avait construit de ses mains
un palais dans le ciel et y avait logé
une Béatrice de province, à Damas, un
illuminé avait arraché un cadavre au
bois de sa potence et l'avait proclamé
le roi du ciel, à Paris un Aristophane
gaulois avait introduit un rat de
bénitier dans la maison d'un sot et,
depuis 1789, le monde entier s'était rué
cul par-dessus tête vers un Eden des
idéalités coincées entre leurs don
Quichotte et leurs Sancho Pança. Mais,
dans le même temps, des esprits bien
trempés avaient accouché d'une science
de la scission cérébrale des animaux
coincés par leur nature entre le réel et
le rêve.
Puis un Nazaréen avait tenté de faire
battre le cœur de Zeus dans la cage
thoracique des rescapés partiels de la
zoologie. Puis un chamelier arabe
s'était hissé sur un Olympe les stations
quotidiennes de la piété. Puis un prêtre
du ciel des hommes avait tenté de faire
danser la civilisation européenne sur la
corde des funambules du ciel. Mais
aucune cohérence mentale de l'espèce
schizoïde n'était en vue. La bête
délirante oscillait entre ses chutes
sporadiques dans le nihilisme et ses
ascensions éphémères dans le vaporeux .
Il manquait un forceps qui aurait
délivré les entrailles du malheureux
animal d'un fœtus mort-né, parce que les
embûches d'un surnaturel avorté et
celles d'un quotidien boiteux
demeuraient inextricablement emmêlées ou
désespérément confondues dans les
ténèbres de la mort.
3 - Une science
de la mort
A l'heure où, d'un côté, la course de
l'Europe politique vers la satellisation
de son destin devenait spectaculairement
irréversible,
Voir :
Le journal
Le Monde et la
vassalisation de l'Europe
, 4 mai 2013
alors
que, de l'autre, une civilisation
pluri-linguistique,
pluri-confessionnelle et pluri-ethnique
échouait lamentablement à donner un élan
trans-régional à des provinces
désespérément hétéroclites et à devenir
le moteur technologique du monde , il
était nécessaire de donner son assise
méthodologique et sa problématique à une
science de l'engloutissements ou de l'
effacement des nations. Et, pour
seulement le tenter, il fallait
commencer par peser les difficultés
nouvelles et immenses que rencontrait le
capitalisme vingt ans seulement après le
naufrage d'un marxisme proclamé
rédempteur.
On
n'avait guéri des utopies de
l'évangélisme politique que pour tomber
dans les férocités tribales. Pourquoi le
trépas du messianisme économique
n'avait-il pas fait surgir de terre une
classe dirigeante un peu plus réfléchie
et cérébralement mieux armée que la
précédente ? Pourquoi, bien au
contraire, l'étiage mental de l'élite
politique victorieuse d'un édénisme
économique séchait-elle sur pied et
s'appauvrissait-elle d'année en année,
pourquoi le gouffre ouvert entre la
lucidité des cerveaux prospectifs et
l'aveuglement des esprits municipaux ne
cessait-il de s'approfondir?
C'est qu'à l'heure de l'agonie d'une
civilisation construite sur les
trajectoires de la logique et les
fulgurance de la dialectique des Grecs,
la séparation entre le niveau cérébral
moyen d'une classe dirigeante en livrée
et la mutation du calibre des questions
tout subitement posées par le tragique
de l'histoire du monde, cette
séparation, dis-je, ne cessait d'élargir
une brèche ouverte depuis belle lurette
dans la coque du navire.
Exemple: à l'heure où la question du
gaspillage des deniers publics auquel
les Etats obèses se livraient du matin
au soir et du soir au matin, paraissait
tout soudainement débarquer dans une
crue lumière, l'univers de la production
mécanisée et massive des biens de
consommation demeurait bouche cousue et
les oreilles bouchées, alors qu'il
aurait fallu se demander par quel
prodige le laxisme persévérant des Etats
qui conduisait les nations au naufrage
budgétaire nourrirait en retour la
croissance économique mondiale et
redonnerait ses dorures aux finances
publiques. Pourquoi la question de fond,
celle de la crédibilité des Etats du Sud
de l'Europe n'était-elle même pas
soulevée, alors que l'augmentation
vertigineuse de la dette de l'Italie et
de la Grèce anéantissait d'avance et
nécessairement les recettes escomptées
d'une prospérité supposée jaillir l'
amaigrissement des Etats convertis à
l'ascèse?
Depuis deux mille ans, c'était
l'incompatibilité de nature entre
l'esprit public du nord et celui du Sud
qui avait écrit l'histoire réelle de
l'Europe. Une fois de plus, le Vieux
Continent avait rendez-vous avec la
fatalité interne qui pilote son histoire
depuis l'ouvrage de Tacite sur les
Germains. Simplement, cette fois-ci, le
Continent de Copernic n'était plus seul
à osciller entre Spartes et Athènes - il
se trouvait assiégé de tous côtés par la
nouvelle jeunesse de l'Asie, celle que
les délices de Capoue n'engloutiraient à
son tour que dans un siècle.
4 - Les
métamorphoses de l'esprit d'orthodoxie
C'est
qu'à peine délivré de l'épopée d'un "processus
historique" béatifique et véhiculé
par la sainteté supposée aussi native
qu'irrépressible d'un prolétariat du
salut, un capitalisme désormais
auto-légitimé par sa voracité même ne
savait que faire du besoin organique du
divin qu'éprouve la bête scindée entre
la jungle carnassière et le rêve
stérile; et la démocratie mondiale
investissait en vain une foi épuisée
dans une nostalgie plus acéphale que
jamais, celle qui s'épuisait à illuminer
les cultures de la lumière d'un divin
sénescent. On s'interdisait toute
radiographie de la mentalité des peuples
et des nations aux cheveux blancs. Mais
si, d'un côté, l'étude de la
psychophysiologie des derniers assoiffés
d'un ciel vide de ses acteurs
d'autrefois permettait d'observer
comment une civilisation en vient à
jeter ses chapeautages sacrés à la mer,
le scannage, de l'autre, de leur besoin
toujours vivace de se procurer un chef
plastronnant dans le cosmos
n'intéressait en rien la politologie
officielle. Pourquoi cela, sinon en
raison de la chute en déshérence du
baudrier des idéalités et de
l'épuisement conceptuel des personnages
vocaux de 1789 - on les avait habillés
du vocabulaire, de la grammaire et de la
syntaxe du séraphisme démocratique.
Depuis
la fin du nazisme, il aurait été jugé
sacrilège à l'égard de l'orthodoxie
verbale en majesté que professait la
civilisation de la liberté et des droits
universels de l'homme de paraître
hiérarchiser les cogitations des évadés
de la zoologie. Autrefois, l'inquisition
aurait interdit de se livrer à une pesée
rationnelle de la tournure d'esprit des
populations dont les dieux changeaient
d'essence et de quintessence au gré des
mœurs et de la complexion de leurs
adorateurs. Maintenant, c'était le code
de la bienséance des démocraties
apostoliques qui jugeait hérétique
d'approfondir la connaissance
simianthropologique d'un Adam demeuré
inégalement cogitant au gré des
latitudes et des moeurs: du coup,
comment comprendre les arcanes de la
géopolitique et notamment la volonté
féroce des Iles britanniques de faire
obstacle à toute velléité du Vieux Monde
de se donner une autonomie politique que
son unification aurait fatalement rendue
conquérante? L'orthodoxie culturelle et
politique des démocraties rendait les
mêmes services doctrinaux que la guerre
aux déviances théologiques des siècles
précédents, simplement le Dieu
bâillonneur de la pensée s'appelait
maintenant la Liberté.
5 - Le
journalisme, relais diocésain
Résultat: la classe moyenne de la
civilisation recevait les articles de
son catéchisme politique de la bouche
d'un clergé des droits d'une humanité
abstraite. Quel soutien à l'ostracisme
parareligieux dont toute analyse
rationnelle des secrets
psychobiologiques du genre simiohumain
se trouvait frappée! Le régime
parlementaire était devenu un monastère
où les cierges de la dévotion brillent
des feux des idéalités de 1789.
L'allumeur qui aurait déposé sur
l'enclume de la pensée critique
l'explosif le plus profanateur, celui du
décryptage de la véritable nature des
Etats et des empires, celui-là aurait
brisé les murs du cloître, parce qu'une
Europe décérébrée par son repli sur une
grammaire des idéalités séraphiques ne
pouvait que tomber dans une naïveté
d'enfant de chœur de la politique. La
contagion de la décérébration angélique
n'avait pas tardé à aveugler les grands
organes de presse à leur tour.
C'est
ainsi que M. Jack Lew, Secrétaire d'Etat
américain au trésor, a pu s'offrir le
luxe de donner, devant des journalistes
allemands, des conseils attentionnés et
miséricordieux à la nation de Goethe et
de Kant au chapitre de sa gestion, jugée
insuffisamment édénique, des finances
européennes. Les Etats démocratiques
sont censés gentillets par nature et
spontanément bien intentionnées les uns
à l'égard des autres. Les civilisations
paradisiaques ont perdu non seulement
les éducateurs d'une vraie réflexion
politique , mais celles du plus simple
bon sens au chapitre de la férocité et
du tragique de l'histoire du monde. Mais
si la presse allemande se trouve
contaminée par une pédagogie moribonde
au point que M. Lew peut se permettre de
sermonner son élève, la chancelière
allemande, sur le mode le plus scolaire
et de stigmatiser l'agonisante comme
coupable d'avarice confessionnelle, on
comprend que le journal Le Monde
chapitre non moins miséricordieusement
un Président de la République suspect de
ne pas faire de la France la "force
motrice" de la vassalisation apostolique
du pays.
Voir :
Le
journal Le Monde
et la vassalisation de l'Europe
, 4 mai 2013
Je
rappelle qu'en latin "misericordia"
ne signifie pas charité, mais
pitié et que la pitié est l'aumône
que le vainqueur jette au vaincu.
6 - De la
fécondité intellectuelle des désastres
Mais la
ruine de la réflexion politique sérieuse
n'est pas le seul tribut que les Etats
mourants paient au guichet du trépas qui
les attend: la géopolitique
confessionnelle des démocraties
persévère dans la méconnaissance des
relations enracinées dans son
inconscient religieux que l'humanité et
son histoire entretiennent depuis des
millénaires avec des mythes à la fois
sacralisés et hyper-conceptualisés.
C'est pourquoi ni la dimension
viscéralement théopolitique de la
mythologie marxiste, ni les ressorts qui
commandent l'eschatologie musulmane, ni
les secrets psychobiologiques du
messianisme chrétien et juif n'ont été
éclairés à la lumière d'une
anthropologie de la politique en mesure
d'observer l'onirisme cérébral de
l'humanité. Pour l'instant, la
politologie du "Connais-toi" simiohumain,
se réduit à un humanisme amputé d'une
spéléologie de la théopolitique, ce qui
lui interdit tout accès à une
géopolitique abyssale.
Tacite savait que l'empire romain
faisait naufrage. Aussi se montrait-il
déchiré entre ses nostalgies de
républicain convaincu et l'aveu qui
s'imposait à son intelligence de la
nécessité désastreuse , mais fatale, de
remettre entre les seules mains d'un
César de façade le pouvoir hyper
centralisé indispensable à la conduite
d'un empire condamné à couler en haute
mer - il en avait exposé le tragique par
la voix d'un Galba, le général
septuagénaire censé se trouver instruit
avant l'heure des verdicts d'une
anthropologie de l'histoire dont nous
assistons à la parturition. Mais le
naufrage des civilisations de la
lucidité et des courages contraint les
grands esprits à tourner froidement le
dos à l'action politique de haut vol,
parce qu'ils ne connaissent que trop la
stérilité de se consacrer avec talent et
jour après jour à défendre à ras de
terre une cause perdue depuis longtemps
dans leur tête, tandis que les récoltes
nouvelle de la réflexion introspective
approfondissent la connaissance
sacrilège de la logique interne des
décadences. Alors une scission radicale
apparaît entre une classe dirigeante
dépourvue, par définition, des armes du
génie des Tacite et des Thucydide, d'un
côté et une super élite raréfiée à
l'extrême, mais fécondée par des travaux
autrement plus prometteurs que de faire
tournoyer la chouette d'une Minerve
brisée au-dessus des arènes de la mort.
Cette mutation des ailes de la raison
est visible chez le Thucydide sommital
qui abandonne une Athènes amputée de son
avenir afin de lui ouvrir un empire
nouveau et immense au-delà de la science
historique boitillante de son temps.
Vingt-cinq siècles plus tard, une Europe
au petit pied sait qu'elle ne
redeviendra jamais le géant que
l'histoire avait placé au centre de la
planète, mais l'humanisme aux bras
courts dont elle a hérité a besoin d'un
désastre de ce calibre pour élever
l'intelligence de l'histoire aux
conquêtes florissantes qui l'attendent.
7 - L'Europe du
Dieu absent
Quels sont les paramètres
anthropologiques des intelligences
ascensionnelles ? Ceux dont la course
vers les hauteurs scelle l' alliance des
civilisations avec leur philosophie du
tragique de la vie et de la mort. Par sa
nature et sa vocation, l'existence
humaine est une fusée qu'on appelle une
destinée. L'Europe souffre du
tarissement de sa transcendance ; son
élan civilisateur s'est desséché. Aussi,
ce continent erre-t-il comme "une âme en
peine" à la surface de la terre. Quand
une civilisation asphyxiée par la
scolastique que son clergé sacerdotal ou
laïc a sécrétée ne sait vers quel sommet
de la pensée porter son regard, est-il
un remède doctrinal à sa désespérance?
Que disent les médecins? "Notre trousse
demeurera vide aussi longtemps que vous
n'aurez pas diagnostiqué la maladie."
Il faut donc apprêter les théologies
devenues des dinosaures cérébraux - mais
on cherche en vain un cuisinier? Il n'y
a pas de thérapie ecclésiale des grands
sauriens de l'imaginaire religieux. La
pathologie dont souffrent ces baleines
s'appelle l'anachronisme. Que faire d'un
christianisme que son grand âge a coincé
entre sa cosmologie réduite à un cétacé
échoué sur le rivage et son incapacité
de combattre les barbares avec des armes
nouvelles de l'intelligence? François
verse une larme pieuse sur les pauvres,
mais comment le silence peureux des
dévots d'une religion de la charité sur
la légalisation tonitruante de la
torture judiciaire en Amérique ou sur
les assassinats ciblés par les Etats
démocratique conquerraient-ils une
sainte crédibilité? Les fidèles d'un
ciel harassé et muet sont les complices
des nouveaux couperets.
Mais le
mal est autrement plus profond: si
l'aiglon ne quitte plus son nid, c'est
qu'aucun volatile ne s'envole pour un
Olympe indigne de ses ailes. Les aiglons
d'aujourd'hui ouvrent leur bec sur une
pâtée insipide: le Jupiter des ancêtres
s'est ridiculement rapetissé. A cesser
de tourner autour de la terre,
disent-ils, le soleil nous a fait tomber
dans la trappe de l'infini. Quel espace
irons-nous habiter? Le mathématicien du
De Revolutionibus ne
s'attendait pas à ce que l'étendue jouât
ce tour-là aux planètes. Mais songez-y:
à partir du moment où l'héliocentrisme a
expulsé le géocentrisme du champ des
comportements étriqués du système
solaire, la question de la nature du
vide devient énigmatique, puis
angoissante - le néant bondit sur vous
toutes griffes dehors. Copernic ne se
demandait pas davantage que saint
Augustin comment l'espace se doterait
jamais d'une frontière, puisqu'il n'y a
pas de barrière imaginable qui ne
sectionnerait pas en deux un terrain
illimité par définition.
8- Les aiglons du
IIIe millénaire
Avec le XVIe siècle, se disent les
aiglons du IIIe millénaire, la théologie
biblique est passée de vie à trépas, non
point parce qu'elle s'était trompée sur
la place qu'il fallait attribuer au
soleil et à la terre dans le vide de
l'immensité, mais parce qu'un Dieu des
ailes qui perdrait sept jours de son
éternité à suer sang et eau pour
seulement vous fabriquer une particule
élémentaire plus microscopique que le
ciron de Pascal, un tel roi des photons
n'a pas achevé la pose de la première
pierre de l'édifice que nous habitons.
Songez que si la lumière cessait de se
traîner comme un escargot ahane sous sa
coquille et si elle se décidait à hâter
le pas jusqu'à migrer de trois cent
mille misérables kilomètres à la
seconde, à un milliard, il lui faudrait
encore quarante milliards d'années pour
seulement se glisser dans le seul infini
digne de ce nom, mais qu'ignorent les
astronomes, celui qui s'étale
effrontément au-delà de la matière
éparpillée qu'on appelle le champ des
étoiles. /p>
L'univers à trois dimensions dans lequel
nos écrits sacrés se promènent s'est
ridiculement rabougri. Le système
solaire des ancêtres rouille sur son tas
de ferraille - mais, cette fois-ci, où
Allah cache-t-il ses ailes? Nous n'avons
que faire du Pygmée poussif que nous
avions chargé d'éterniser le cliquetis
de notre ossature ou de la précipiter
dans les rôtissoires éternelles du ciel
de Ptolémée. En vérité, la panne
spirituelle de la planète des aigles
tient au ratatinement grotesque d'Allah,
de Jahvé et du Dieu des potences:
comment l'aiglon d'aujourd'hui
essaierait-il ses ailes de demain à
voleter au-dessus de trois Olympes
microscopiques?
Et
pourtant quelle couveuse de la vie
mystique que de chercher Allah au-delà
du nid d'Homère, de Pindare ou de
Copernic! A partir du XVIe siècle, les
théologiens de l'incandescence de la
nuit et du vide ont découvert un Allah
de leur propre absence, un Allah sans
domicile fixe et incendiaire de
lui-même, un Allah délocalisé à jamais
par l'infini dont il est habité. Qui
est-il s'il n'est plus le bâtisseur, le
maçon, le geôlier, le tortionnaire, le
cimentier de quelques photons? Où
chercher sa cachette dans les ténèbres
si le croyant ne le trouve nulle part
hors du nid d'où il a pris son vol? "Si
Allah n'est nulle part, se disent les
aiglons d'Allah, ce nulle part-là habite
pourtant nos ailes, ce nulle-part-là est
installé dans nos têtes, ce
nulle-part-là, c'est lui et c'est nous."
Ou bien
l'Europe réveillera un islam et un
christianisme tombés du nid et la
civilisation mondiale retrouvera la
raison sommitale des aigles qui ne
cessent de dire à leurs petits:
"Regardez l'idole qui se cache sous le
plumage de votre Dieu, regardez le petit
chef de tribu ridicule et féroce que
vous adorez et cherchez en vous-mêmes
l'aigle d'Allah dont l'œil s'est ouvert
dans vos coeurs. "
Le 11 mai 2013
Reçu de l'auteur
pour publication
Le sommaire de Manuel de Diéguez
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