Qu'est-ce que philosopher ?
Dernières
nouvelles du laboratoire mondial des
sciences humaines de Pékin
L'inauguration de
l'observatoire chinois de l'évolution du
cerveau humain (3)
Manuel de
Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 9 mars
2013
1 -
Oratio
pro domo
Un jour un chauffeur de taxi à
l'accent espagnol appuyé avec lequel
j'avais engagé une conversation
animée me dit qu'il était de Sagayo,
dont ce vantard de don Quichotte se
prétendait originaire. Il pouvait me
jurer que ce fou n'avait jamais
figuré sur les registres de l'état
civil de son illustre patelin et
que, si je consultais les habitants
du village ils s'en porteraient
garants la tête sur le billot.
- Votre témoignage tombe à pic, lui
ai-je répondu: un capitaine au long
cours anglais vient de publier dans
le Guardian de Londres un article
qui confirme, cartes en mains, que
Gulliver n'a jamais bourlingué et
que son ignorance de l'art de la
navigation saute aux yeux des marins
expérimentés du monde entier.
Que dois-je répondre aux nombreux
internautes qui m'ont fait connaître
leur indignation la plus vive de ce
que, ni dans la presse chinoise, ni
dans aucun journal du monde entier
ils n'ont trouvé la moindre trace de
l'existence du célèbre
Observatoire international de
l'évolution de l'encéphale du genre
humain de Pékin?
La preuve la plus irréfutable de la
faiblesse en géographie de mes
contradicteurs repose sur la
démonstration de la véracité des
faits que j'ai allégués et dont les
anthropologues du monde entier se
font désormais l'écho. Ils racontent
à qui veut les entendre que la
littérature se présente souvent sous
les dehors trompeurs de la fiction
et qu'il arrive à cette mégapole de
donner si bien l'illusion d'ignorer
la charpente osseuse de l'humanité
qu'elle semble se nourrir d'ombres
et de spectres. Mais croyez-vous que
les lions et les moutons de La
Fontaine parleraient s'ils étaient
montés sur ressorts, croyez-vous que
des sortilèges, des subterfuges et
des simulacres suffiraient à les
rendre si loquaces et même volubiles
à plaisir? Et que dire des discours
des trépassés dans les
Dialogues des morts de
Lucien de Samosate, et des serfs qui
s'entretiennent avec leurs
propriétaires dans les Ames
mortes de Gogol? Et si les
métamorphoses d'un insecte dans
Kafka nous parlaient davantage que
les habitants de Sagayo ?
J'en voudrais fort aux lecteurs qui
mettraient en doute que Mathilde de
La Mole ait tordu les barreaux de la
prison où Julien Sorel avait attendu
son exécution, j'en voudrais encore
davantage aux lecteurs qui
réduiraient la Colonie
pénitentiaire du grand
Pragois à un artifice littéraire. Et
puis, comment nier, que la loi
française, dont l'autorité se trouve
cautionnée par le sceptre de divers
Etats en chair et en os, comment
nier, dis-je, qu'à l'âge des
ordinateurs et des satellites, le
mariage des hommes entre eux et des
femmes entre elles ait été dûment
décidé et contresigné par la volonté
de peuples bien réels et doués de
raison, à ce qu'ils prétendent?
Comment nier que l'alliance
miraculeuse de la souveraineté du
suffrage universel avec l'ordre
public vous tende un miroir de
l'humanité aussi universel que les
Voyages de Gulliver,
comment nier que la littérature
démocratique entraîne les effets en
miroir que le droit civil et pénal
attache aux contrats conclus en
bonne et due forme entre des adultes
sains d'esprit et tenus pour
pleinement responsables du pilotage
de leur tête? De surcroît, les mâles
en ménage avec d'autres mâles
pourront s'acheter des enfants en
bas âge sur le marché de la
procréation naturelle et les adopter
sans bourse délier.
2 - A la recherche
du réel
Je convie les lecteurs qui ont mis
en doute la véracité de mes écrits
avec tant de légèreté à se poser la
question de savoir où se cache la
vérité à leurs yeux. L'anatomie de
la petite bourgeoise d'un village
d'Italie qui s'appelait Béatrice
est-elle la Dulcinée de Dante ? Mais
cette pente de la réflexion
anthropologique est dangereuse : car
si la vérité est un oracle, si elle
habite des temples et s'il faut
écouter ses prêtres, qui est le
Jésus réel, celui que ses Cervantès
ont fait marcher sur les eaux du
monde, multiplier les pains de
seigle du quotidien, changer l'eau
plate de la vie en vin de l'esprit
et le vin de l'esprit en sang vivant
et respirant de l'histoire?
Qui est le Muhammad réel, l'homme
politique et l'écrivain de génie qui
s'est fait dicter par l'ange Gabriel
les écrits d'un Dieu tellement
supérieur à son modèle que sa parole
a délivré le Galiléen des mains de
son boucher et sacrificateur de
père, ou celui du chamelier qui a
traîné son squelette sur cette
terre? Et puis, quelle est la France
de la vérité, celle de 1789 ou celle
dont les défis grotesques au bon
sens évoqués ci-dessus sont signés
Ponson du Terrail ou Maurice Dekobra?
Pour ma modeste part, je crois en
l'existence de la Chine des
hauteurs, celle qui a construit le
premier observatoire de la cervelle
d'une espèce flottante entre
Béatrice et Maritorne.
3 - La haute et la
basse littérature
Mais alors, comment séparer
l'ossature de Dante de celle du
mortel impérissable dont la plume a
gravé l'effigie dans toutes les
cathédrales de l'esprit? Je conteste
que Jules Verne se soit
effectivement rendu au centre de la
terre et que son atterrissage sur la
lune ait été enregistré à Sagayo; et
mon hérésie va jusqu'à douter de
l'équipée du capitaine Nemo, qui
parcourut vingt mille lieues sous
les mers, à en croire la plume de
son biographe. Mais puisque la
littérature fantastique a bel et
bien fait débarquer le réel sur la
terre, il n'est plus nécessaire de
chercher le fabuleux au fond des
encriers, il suffit d'observer ses
guenilles et ses vêtements en
loques; car des lois falsifiées à
Laputa et rapiécées par des
couturiers éhontés sont exposées en
lambeaux au journal officiel des
platitudes de la France.
Il faut enregistrer l'atterrissage
d'une littérature de plumitifs dans
l'histoire du monde que nous
qualifions si abusivement de réel.
Comment se fait-il que les
personnages littéraires d'autrefois
se rendaient d'autant plus réels que
vous ne les rencontriez jamais au
coin de la rue, comment se fait-il
que Dulcinée, Nausicaa, Marie, leur
géniteur les arrachait dans la sueur
et les larmes à son écritoire de
bois sec, comment se fait-il que les
érudits de Sagayo les cherchent
maintenant dans le poulailler de
Maritorne, comment se fait-il que
les prodiges littéraires enfoncent
maintenant les portes fragiles des
chaumières, comment se fait-il qu'
Homère, Kafka, Cervantès, Rabelais
et Swift demeurent tout pantois de
ce que notre espèce soit tombée en
syncope à Sagayo, comment se fait-il
que le fantasmagorique ait changé
d'encrier et que les évènements les
plus oniriques précèdent maintenant
les écrits qui les relatent?
Mais s'il n'est plus besoin de faire
jaillir de nos têtes des exploits
littéraires à la pelle et si,
soixante-dix ans après la chute de
Hitler, cinq cents garnisons
américaines armées jusqu'aux dents
montent en chair et en os la garde
sur le continent de la Liberté, quel
exploit de la médiocrité que les
missiles Patriot soient pointés en
Europe contre un ennemi imaginaire,
quel exploit de la sous-littérature
que la guerre repose maintenant sur
une scolastique militaire, mais quel
exploit politique, en revanche,
d'avoir construit à Pékin un
observatoire du crâne de l'humanité!
4 - La filiation
naturelle et la filiation symbolique
Que dit le second rapport de Pékin
sur les personnages réels et les
personnages imaginaires qui se
promènent sous la conque osseuse de
notre espèce ? Il observe la parenté
qui relie l'idole colloquée dans le
vide de l'éternité à la
psychophysiologie du père de
famille, donc la relation qui
s'établit entre la complexion propre
aux trois dieux uniques et le lien
conjugal qui légalise la
procréation. Le lecteur se souvient
sans doute de ce que, l'an dernier,
les anthropologues chinois avaient
commencé de radiographier le mariage
homosexuel et en avaient comparé la
portée politique à celle du
donativum qu'un Sénat oublieux
de sa grandeur passée accordait à
partir de Séjean aux légions à
l'occasion de chaque proclamation du
successeur de l'empereur régnant et
qui s'élevait à des centaines de
talents par troupier. Qu'est-il
advenu des représentants du peuple
souverain qui, vingt siècles plus
tard, accordent le donativum
de la paternité aux couples stériles
des homosexuels et des lesbiennes et
qu'advient-il des enfants privés de
géniteurs naturels par la volonté de
la loi?
En droit romain, l'adoption ne
remédiait pas seulement au "désir
d'enfant" d'un couple infertile,
parce que le titre de pater
familias se trouvait étroitement
rattaché au statut proprement
politique du géniteur, donc aux
prérogatives civiles du Romain. Le
statut social d'une famille privée
de descendant mâle, donc condamnée à
l'extinction était bien davantage
qu'une tragédie biologique: il
s'agissait du rang, de la fonction
et des apanages du citoyen romain
marié. Puis, la nécessité, héritée
de la République, de concilier le
désir de perpétuer l'empire avec la
continuité des progénitures d'une
génération à l'autre a conduit le
législateur à soumettre la
succession génétique des Auguste ou
des Trajan à la procédure de
l'adoption réelle en droit et
fictive en fait qui permettait à
l'empereur d'écarter son fils
biologique au profit du fils
juridique qu'on lui substituait en
raison de ses mérites, ce qui a
permis à Hadrien de succéder à
Trajan, pour ne prendre que cet
exemple. Mais l'empereur pouvait
faillir à son devoir politique de
peser la compétence de son
successeur sur la balance trans-conjugale
de la raison d'Etat: Marc-Aurèle a
laissé les rênes de l'Empire à
Commode, le fils adultérin, dit-on,
de son épouse avec un gladiateur
athlétique. Ce géant se comportait
en cocher de cirque digne de son
père biologique - et le philosophe
stoïcien s'abaissait jusqu'à tenir
par la bride son cheval dans l'arène
des jeux.
5 - La procréation
biologique et la procréation
symbolique
Le rapport du célèbre Observatoire
de Pékin d'octobre 2012 démontrait
déjà, mais encore à mots couverts,
que les trois dieux uniques de
l'Occident sont bien moins
construits au titre de modèles
familiaux divinisés qu'au titre
d'emblèmes des civilisations de ce
type; et il se trouve que la famille
chinoise, elle aussi, se situe au
fondement politique de l'empire du
Milieu - mais il s'agit d'une
famille chaleureusement ouverte à
ses membres dispersés. Ces tribus
d'un même sang ont survécu à toutes
les épreuves, y compris à celles du
collectivisme marxiste - et la
famille impériale elle-même n'était
jamais qu'une enceinte familiale
sacralisée et proclamée sommitale.
Aussi le second rapport chinois sur
la notion de décadence de l'Occident
schizoïde se focalise-t-il sur la
spectrographie anthropologique de la
validation, bipolaire à son tour, de
la procréation naturelle en droit
romain, de sorte que la critique des
trois dieux uniques au titre de
pères perfectibles, mais souvent
indignes de leur haute fonction
politique se révèle l'axe central de
la réflexion de l'observatoire
mondial de l'humanité dichotomisée.
Car sitôt devenue abyssale,
l'argumentation de Pékin en vient à
l'analyse des liens que le droit
romain assignait à la paternité
imaginaire et forgée sur l'enclume
de la loi d'un côté et à la
paternité biologique de l'autre.
Certes, il n'existait aucun lien
génétique entre Trajan et Hadrien,
de sorte, comme le rapport le
souligne avec insistance, on
pourrait se laisser abuser au point
d'en conclure que la filiation
fictive des juristes était admise en
son principe par un législateur
épris des artifices législatifs qui
fleurissent dans les décadences.
Mais Pékin explicite tout le
contraire: l'adopté ne pouvait
acquérir le statut de fils
biologique s'il se trouvait l'aîné
de son père légal, parce qu'il
fallait éviter que le lien génétique
fût exclu par la nature elle-même -
sinon l'enfant se trouvait dans
l'impossibilité de se construire une
identité physiologiquement
concevable. Les anthropologues
chinois nous démontrent qu'aucune
civilisation ne saurait se permettre
d'anéantir purement et simplement la
paternité symbolique et de risquer
de doter d'une identité civique des
enfants issus de nulle part, alors
que cette carence s'inscrit dans le
mariage à vide où le "couple" exclut
par nature toute procréation
biologique
6 - L'école de Pékin
et la psychophysiologie des
civilisations
On voit que l'école de Pékin est
allée beaucoup plus en profondeur
que l'Occident dans l'analyse
anthropologique de la frontière qui
sépare nécessairement l'enracinement
biologique de la greffe juridique,
parce que l'effondrement des
civilisations est lié à la promotion
d'une vacance de l'origine, donc au
remplacement de la procréation
génitale par une filiation
artificiellement construite sur le
droit.
On doit considérer, dit le rapport,
que l'Edit de Caracalla, qui a
accordé la citoyenneté romaine à
tous les habitants de l'empire n'a
été qu'une propagation foudroyante
ou une contamination instantanée du
donativum et, par conséquent,
de l'universalisation d'un
déracinement originel. Le citoyen
privé de racines romaines devenait
un fils adoptif de l'empire
construit sur le modèle fictif
exclusivement construit par la loi,
donc privé d'un père et d'une mère
de souche.
Le second rapport de l'observatoire
universel de l'évolution du cerveau
de notre espèce fonde donc, me
semble-t-il, un humanisme désireux
de tenir d'une main ferme les deux
bouts de la chaîne de l'inconscient
des civilisations debout ou en cours
de dissolution: d'un côté, l'animal
onirique de naissance est capable de
se construire divers édifices
politico-juridiques dans
l'imaginaire, donc de se donner une
identité sociale préconstruite sur
une paternité artificielle. Mais il
lui appartient ensuite de prendre le
plus grand soin de donner une assise
biologique à une espèce dichotomisée
par définition. On sait que toute la
mystique chrétienne s'est donné un
père mi-transcendantal, mi-sexué
dans le ciel - la parole génitrice
est qualifiée de spermatique
dans la théologie de cette religion.
Et pourtant, la doctrine n'a pas
explicité l'alliance entre le père
mythique et son double, le Nazaréen
proclamé mortel et éternel tout
ensemble, alors que la lucidité
spéléologique de l'humanisme chinois
rattache notre espèce à sa
phylogenèse, ce qui exclut la chute
des civilisations parentales dans le
vide. Le géniteur désincarné du
cosmos des chrétiens n'a pas fécondé
un garçon, mais une vierge dont ses
docteurs qualifient la grossesse de
"naturelle", afin de donner une
assise biologique à l'incarnation du
père symbolique.
On voit que les chercheurs de Pékin
se révèlent non seulement des
décrypteurs d'avant-garde des
secrets anthropologiques que couvent
les mythes sacrés et qui font éclore
les œufs des trois dieux uniques,
mais les premiers politologues des
couvées de l'inconscient biologique
des théologies schizoïdes. A ce
titre, le rapport souligne la bévue
du législateur français, qui
remplace naïvement les termes de
père et de mère - dont
usait l'humanité avant son
déracinement par le donativum
d'une paternité fictivement
universalisée - par celui de
parents, qui est censé écarter
l'obstacle biologique tenace de la
bipolarité du couple humain. Mais
parent renvoie à parere,
qui signifie enfanter, à
parturitio, qui signifie
enfantement et à
parturire, qui signifie
accoucher. A prétendre voguer au
large d'une zoologie dichotomisée ab
ovo entre le masculin et le féminin,
l'étymologie vous retient par la
manche.
7 - Le génie de la
Chine et l'Occident de l'abstrait
Tous les régimes, dit Confucius,
vieillissent dans la conjonction
pathologique entre l'hypertrophie
administrative et la dégénérescence
physique de leurs élites - et toutes
les civilisations ont mal vieilli.
Deux siècles après 1789, les
démocraties intensément
bureaucratisées sont menacées par
l'enflure de leurs Etats. Aussi leur
obésité se rapproche-t-elle à grands
pas du culte que la cité interdite
et sacrée de la Chine sénescente
rendait à la famille impériale. Le
pouvoir suprême et solitaire
s'enfermait dans une forteresse
parentale sacralisée.
Mais le génie chinois pose désormais
les jalons d'une anthropologie du
vieillissement des Etats; et cette
discipline se montre ambitieuse de
mettre la planète en garde contre
l'extinction artificielle de la
filiation biologique au sein d'une
espèce bi-sexuée. Nous ne sommes pas
des hermaphrodites: si vous brisez
la barrière du symbolique qui sépare
la durée animale d'un côté des
floraisons d'un culturel
hypertrophié de l'autre, vous
changerez l'histoire en un mausolée
désert et votre sépulture délivrée
de toute chair célèbrera les
funérailles de la signalétique d'une
espèce scindée entre des mâles et
des femelles. "Il est significatif
que le débarquement, au cœur d'un
Occident désemparé par l'abstrait,
du génie pourtant tenu pour tout
pratique de la Chine, donne toute sa
portée anthropologique d'une part, à
l'évanouissement du corps de
l'enfant dans une filiation asexuée
et, d'autre part, à l'évasion
faussement triomphale de la
politique dans le séraphisme des
idéalités démocratiques, donc dans
l'angélisme." C'est demander à
l'Alceste de l'Occident: "Où le réel
se trouve-t-il ? Auriez-vous caché
votre ossature sous la chasuble de
vos idéaux? Si vous l'avez égarée en
chemin, cherchez-la sous votre
plumage."
le 9 mars 2013
Reçu de l'auteur
pour publication
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