Décodage anthropologique en direct de
l'histoire contemporaine
Andres Behring
Breivik et l'anthropologie critique (2)
Manuel de Diéguez
Manuel de
Diéguez
Dimanche 7 octobre
2012
Introduction
La semaine dernière j'ai saisi
l'occasion d'un tragique fait divers en
Norvège pour préciser davantage quelques
aspects essentiels d'une anthropologie
critique dont l'échiquier, la
problématique et la méthode prendraient
acte de la mutation du recul
intellectuel de l'historien qu'appelle
le troisième millénaire.
Depuis sa
naissance en Grèce, la raison est
distanciatrice. Sa vocation naturelle
l'appelle à placer la connaissance dite
"objective" à quelques pas de son objet.
Le langage suffit à y pourvoir, et cela
du seul fait que les mots se présentent
séparés de ce qu'ils nomment et
désignent. Mais cet éloignement répond à
divers types de discours. La tragédie
met en scène une coupure distincte entre
le récit et l'évènement de celle de la
comédie, qui demande au rire et à
l'ironie de courir au secours de
l'intelligence, l'épopée orchestre un
exil et une rencontre entre le lecteur
et le spectacle auquel il est convié à
assister différent de la connivence et
du détachement qui caractérisent le
récit historique.
Avec
L'Eloge de la
folie
d'Erasme ou
L'île d'utopie
de Thomas More une étape nouvelle a été
franchie sur le chemin qui conduit de
Pétrone ou de Martial au Swift des
Voyages de
Gulliver;
car le grand Irlandais a inauguré le
premier regard de l'extérieur sur une
espèce semi-animale. Alors que le
Voltaire de
Micromegas
conquiert à peu de frais une
distanciation abstraite et artificielle
de la pensée, les aventures d'un
spécimen largement étranger au genre
humain ont conduit pour la première fois
la planète des intelligences à la
conquête d'un nouveau télescope, celui
d'une généalogie des univers cérébraux
que sécrètent les évadés partiels de la
zoologie.
L'anthropologie critique se situe dans
la postérité qui attend Darwin et Freud.
Elle tente de préciser les traits d'un
animal masqué par ses voix. Cette
discipline tente également d'observer la
bête adoratrice des idoles cérébralisées
qu'elle se construit et qui se scindent
toutes entre les récompenses qu'elles
accordent et les châtiments qu'elles
infligent.
Mon approche
anthropologique du cas de M. Andres
Behring Breivik débouche maintenant sur
une interprétation conjointe de
l'évolutionnisme et de la psychanalyse
du sacré. Je rappelle que Freud fut le
premier décrypteur de la postérité qui
attend Darwin, celle d'une lecture
nouvelle de l'histoire et de la
politique.
1
- Le simianthrope
Quelle fut, la semaine dernière, la
découverte la plus dérangeante, donc la
plus féconde à laquelle mon modèle de
tueur nous a conduits ? Nous ne savions
pas que notre espèce cherche en vain les
paramètres d'une science qui la
conduirait tout droit au décodage des
neurones du spécimen capturé à Oslo. Et
pourquoi la simianthropologie
expérimentale piétine-t-elle? Parce
qu'il s'agit de rien moins que de savoir
à quel instant précis de notre évolution
notre logique nous permettra de soutenir
qu'un homme véritable serait apparu sur
la terre, ce qui seul nous donnerait
enfin l'autorité nécessaire pour tracer
une vraie frontière entre notre espèce
et l'animal. Mais si nous nous trouvons
encore en deça de cette ligne de
démarcation, nous supputerons qu'elle ne
nous apparaîtra que le jour où nous
aurons du moins appris qu'aucun
interlocuteur de notre esprit dans le
cosmos n'a jamais adressé la parole au
meurtrier solitaire que nous sommes
demeurés. Mais alors, nous sommes des
tueurs auto-sanctifiés par la démocratie
des droits de l'homme et du citoyen
comme nous l'étions hier par nos autels.
A quelle heure avons-nous chu dans la
trappe d'une animalité de type
angélique, donc propre à l'espèce de
séraphins à laquelle nous appartenons?
Si j'ai bonne mémoire, ce fut au
paléolithique supérieur: c'est alors que
nous avons commencé d'exorciser la
déréliction cérébrale dans laquelle
notre psychisme s'enracinait. Et comme
notre pauvre encéphale ne se trouvait
pas encore de taille à regarder en face
la solitude des tueurs-nés, nous avons
inventé notre première gestuelle
sacramentelle; et nous avons appris à
exorciser nos meurtres à l'école des
liturgies qui nous branchaient sur le
surnaturel Notre terreur était encore
grande de nous plonger dans la nuit et
la mort. Et maintenant, l'arôme du tueur
divin dont nous avons accouché commence
de chatouiller nos narines; et
maintenant, c'est le fumet du fauve du
ciel qui nous renvoie l'image du
carnassier que nous sommes demeurés; et
maintenant notre immersion dans nos
cosmologies meurtrières nous fait signe.
Qu'en est-il de la bestialité biblique
qui nous précipite à genoux devant la
sainteté de nos carnages sur la terre et
au ciel ? Décidément, il nous faudra
réinterpréter entièrement l'histoire de
notre sortie manquée de la zoologie.
Observons donc en tant que signes et
emblèmes d'un assassin divin les cultes
sanglants que pratique la bestiole
prosternée que nous sommes devenus,
vissons-nous à l'œil le verre
grossissant de nos sacrilèges
transcendantaux. Peut-être, à profaner
les rêves d'immortalité d'un insecte
verrons-nous Dieu en insecte tueur à
notre image et ressemblance. Apprenons à
regarder Caïn droit dans les yeux.
2 - Le coût des
dieux
Ce sera précisément le signal de notre
retour au culte des animaux que nous
divinisons et que nous idolâtrons dans
le ciel de leur éternité que nous
enregistrerons à Oslo. Car jamais notre
connaturalité native avec la zoologie se
s'est manifestée avec davantage d'éclat
qu'à l'heure où Dieu s'est révélé un
tueur auprès duquel notre Norvégien
n'est qu'un microbe de génocidaire. Il
est donc clair que cet animal sécrète
viscéralement des sacrifices payants et
qu'il les juge pieux à ce titre. De
plus, s'il a toute sa tête, ce sera à un
autre animalcule, son semblable et son
frère, qu'il offrira d'un cœur ardent
des victimes pantelantes; et il
demandera nécessairement à une bête
hissée dans le ciel de le récompenser
grassement. Les cadeaux les plus
précieux et les plus abondants qu'il lui
fera livrer par l'intermédiaire de ses
assesseurs assermentés ne seront autres
que les fruits de ses propres
entrailles. Du coup, la bête dévote se
livrera à un négoce cultuel avec ses
surplombs mythiques; et elle ne se
lassera plus de marchander son doit et
son avoir avec son caissier et son
pourvoyeur de grâces et de châtiments.
Prenez
les dévotions si exactement calculées
dont les Romains nous ont fourni des
siècles durant le spectacle roboratif.
On sait qu'ils offraient jour et nuit
deux types de bêtes à leurs Célestes
pingres ou généreux et que ce trafic
salarié reposait sur l'inégalité de
poids des bêtes que leur avarice ou leur
générosité sacrifiaient sur leurs saints
offertoires. Comment vérifiaient-ils
sans relâche la valeur religieuse de la
viande de leurs animaux domestiques? Par
la pesée des quadrupèdes lourds, des
victimae et des plus légers,
mammifères ou ovipares, les hostiae.
Mais les plateaux de leur balance à
quantifier leurs sacrifices et à en
mesurer le prix ne suffisaient pas à la
juste estimation de la valeur de la
marchandise.
Quand leurs poulets sortaient de leur
cage en traînant la patte ou manquaient
d'appétit, ils y voyaient un signe
irréfutable de ce que la colère de leur
Olympe ne se trouvait pas apaisée à son
juste coût et qu'il convenait d'y
remédier en toute hâte par la
présentation à la table des dieux d'une
masse de chair et de sang plus
considérable et mieux cuisinée qu'à
l'accoutumée. En cas de nécessité, on
égorgeait des congénères dont les
muscles et l'ossature se révélaient plus
rentables - c'est-à-dire mieux rémunérés
sur le marché des carnages cuits à point
qu'on appelle l'histoire.
3 - Le passé
anthropologique des dieux auto-proclamés
uniques
On dira que les trois dieux qui ont
succédé à ceux des Anciens sont devenus
plus compatissants et moins véreux que
les gastronomes célestes des Grecs et
des Romains. Mais, premièrement, les
idoles corruptibles d'autrefois
n'allaient pas jusqu'à torturer leurs
morts et à les rendre immangeables dans
leurs empires infernaux, secondement,
depuis deux mille ans, le Dieu-homme des
chrétiens est une victime de meilleure
qualité que toutes les précédentes aux
yeux de ses consommateurs - et l'Eglise
la porte aussi saignante et pantelante
au Créateur que les bêtes immolées
d'autrefois, ce que les paroles de la
messe soulignent en toutes lettres. Si
le fils de Marie s'est substitué au gros
et au petit bétail des maîtres queux des
ancêtres, qu'y a-t-il de changé dans
l'ordre des immolations de luxe, sinon
que le meurtre de l'autel est seulement
devenu plus valorisant, tant pour
l'offrant que pour l'idole, du fait que
sa valeur d'échange se veut désormais
immense : le crucifié est censé effacer
à lui seul et une fois pour toutes la
dette fabuleuse contractée par l'Adam
originel dans le palace du cosmos qu'on
appelait l'Eden.
De plus,
le créancier du salut se garde bien de
tenir ses promesses rédemptrices. Il les
juge, en catimini, pour non moins
inconsidérées que contraires aux lois du
marché du ciel. Aussi feint-il, depuis
deux millénaires, d'avoir épongé la
dette d'un cœur généreux, sans rechigner
et d'un seul coup. Mais, dans le même
temps, sa miséricorde apprêtée la
déclare d'un montant tellement
incalculable que jamais le débiteur ne
parviendra à la rembourser sur sa propre
cassette. Le nouveau Jupiter est un
usurier tartuffique et un banquier
insatiable : il entend distiller au
compte-goutte les bénéfices de la bourse
suintante d'un salut hors de portée.
Longtemps il a nourri son clergé des
prébendes qu'il tirait d'un sacrifice
intarissable, longtemps il a rempli
l'escarcelle sans fond de ses servants
gros et gras. Ecoutons Bossuet: "A la
justice rigoureuse qui tonne, qui
fulmine, qui rompt et qui brise, qui
renverse les montagnes et arrache les
cèdres du Liban, c'est-à-dire qui
extermine les pécheurs superbes, il faut
des sacrifices sanglants et des victimes
égorgées pour marquer la peine qui est
due au crime." (Bossuet,
Panégyrique de saint Pierre Nolasque,
La Pléiade, p. 590)
4 - L'animal
livré au fabuleux
On voit
que l'interprétation officialisée des
signes de l'évolution intellectuelle et
morale du genre simiohumain se fonde sur
une méconnaissance radicale de la
signification anthropologique de la
tradition ecclésiale des sacrifices, ce
qui signifie que seule une laïcité
devenue pensante donnerait toute sa
portée à la notion devenue inerte, d'identité
immolatrice. Pourquoi la
connaissance du caractère cultuel du
social est-elle demeurée superficielle,
sinon parce que Darwin et ses
successeurs ont considéré que l'ossature
d'Adam répondait au modèle définitif
d'une espèce encalminée et que le
parfait achèvement anatomique de ce
bimane apaisé démontrait, de surcroît,
l'autarcie de ses capacités cérébrales
et la légitimité de leur mouillage dans
la rade du temporel.
Mais
l'observation de l'encéphale religieux
de M. Andres Behring Breivik nous
conduit à l'examen des neurones
intellectifs d'un anthropos erectus
erectus explosif. Car un animal
devenu cultuel à titre psychogénétique
se révèle désireux de valoriser ses
performances pieusement meurtrières, et
il s'y efforce à l'école et à l'écoute
des signes et des symboles de son
identité collective. Depuis quand ?
Depuis l'âge de pierre, que d'efforts
pour se rendre transzoologique sur les
propitiatoires? Du coup, il devient
impossible de peser la spécificité de la
masse grise de l'animal auto-sacralisé
sans avoir appris à hiérarchiser les
emblèmes, supposés glorieux, de la
psychobiologie sacrificielle qui l'élève
au célestiforme et dont il se pare
tantôt dans des mondes invisibles,
tantôt sur la terre.
C'est dire que la question de la qualité
des cerveaux se place enfin au premier
rang des préoccupations méthodologiques
des sciences humaines de notre temps,
parce qu'il s'agit de savoir si un
bimane pieux et qui aura chu tête
baissée dans des mondes meurtriers sur
la terre et au ciel - et qui aura changé
son ciel même en gousset - sera déclaré
achevé, ou bien si l'anthropologie
critique périra pour avoir trop
précipitamment tenté de conquérir des
instruments d'identification définitifs
des traits fantasmagoriques que présente
une espèce accouchée avant terme. Pour
cela, il faudra nous initier à peser les
démences disruptives d'un animal
prématuré. Pourquoi s'attache-t-il au
fabuleux et au démentiel religieux, mais
également aux délires idéologiques que
des concepts universels nourrissent des
sèves de l'abstrait?
5 - Darwin et
Socrate
Comment
un animal privé de supérieurs
hiérarchiques connaissables en tant que
tels et qu'il installera d'autorité dans
le néant ne se mettrait-il pas à
l'écoute des acteurs agissants dont il
peuplera le cosmos ? Nos paléontologues
n'ont pas encore découvert comment cette
bête a subitement appris à consulter les
entrailles des poulets, des brebis ou
des bœufs et à s'enquérir par ces moyens
des dispositions de ses propriétaires à
son égard. Mais si de tels comportements
cultuels ont pu s'étendre sur des
siècles, doivent-ils être tenus pour
propres à l'homme ou seulement à un
animal sui generis? Il faut nous
résigner à reconnaître qu'il
n'appartient qu'à nous de conquérir la
capacité de juger les géants dont nous
peuplons l'immensité, il faut nous
avouer que la frontière dont notre tête
solitaire nous dictera le tracé entre
Abel et le chimpanzé sera un signe et un
emblème de la place que nous occupons
sur l'échelle des mammifères
cérébralisés par leurs crimes sacrés.
La singularité des barreaux de l'échelle
de notre évolution sur lesquels nous
poserons un pied d'abord hésitant sera
précisément celle de nous faire
bénéficier d'un premier regard sur les
encéphales que nous avons mis hors
service depuis belle lurette. Pourquoi
cet organe gravait-il ses œuvres
complètes sur la rétine des tueurs
délirants du cosmos qu'il avait imaginés
et qu'il avait pilotés au profit de ses
entrailles? Le cérébralisé encore à
naître sera un bipède dont la
connaissance de son identité meurtrière
en appellera nécessairement au
diagnostic d'un accoucheur
transcendantal de son encéphale; et ce
médecin-là portera le regard d'une
philosophie de l'intelligence sur les
machines à penser devenues
anachroniques. C'est pourquoi la
philosophie est née d'un maïeuticien qui
ne cessait de comparer son herméneutique
à une sage-femme qui mettrait de vrais
cerveaux au monde.
6 - Comment
hiérarchiser les cerveaux
C'est dire que seule une science de
l'inégalité cérébrale des divers
spécimens d'une espèce née sacrificielle
et ficelée à ses totems conduira
l'anthropologie socratique à des
spectrographies ouvertes sur une science
historique devenue ambitieuse, elle
aussi, de peser les signes cultuels de
l'humanité tant profane que religieuse
et de hiérarchiser l'évolution des
signifiants dont se nourrit une espèce
ambitieuse de se rendre relativement
transzoologique, ce qui donnera tout son
sens à l'anatomisme de Darwin; car dès
lors que l'anthropologie traditionnelle
plaçait sur le même rayon la boîte
osseuse d'un Grec du temps d'Homère et
la calotte crânienne d'un certain
Platon, l'interprétation du devenir
cérébral simiohumain se trouvait
grossièrement enfermée d'avance dans une
critériologie nécessairement inexperte
et inapte à la pesée des cerveaux à
différencier.
Aussi la
pesée de l'identité viscérale du
spécimen norvégien décrit ci-dessus nous
conduira-t-elle à une révolution de la
connaissance expérimentale du
"Connais-toi" de la simiohumanité
actuelle et de ses totems
semi-zoologiques. Mais quels sont
l'échiquier et la méthode d'une science
qui ne se contenterait pas de valider le
vérifiable en tant que tel, mais qui le
rendrait "parlant" en soi? Pour cela, il
faut disposer d'avance d'une vision de
l'animalité proprement humaine, donc
d'un regard pré-informé sur le
transhumain pour élaborer une
herméneutique de la métazoologie - donc
une science du qualitatif. On sait,
depuis Claude Bernard, que l'hypothèse
créatrice précède l'expérimentation
confirmative et que, sans une piste
fournie au préalable par l'intuition
heuristique, la "recherche scientifique"
ne sait ni quels constats elle doit
rassembler, ni quelle grille de lecture
leur servira de clé.
7 - Les boîtes
osseuses sommitales
La notion
de "savoir rationnel" est donc
tributaire de la philosophie de la
raison qui la précède et la commande. La
théologie, l'alchimie, la chiromancie,
l'astrologie se disent rationnelles au
vu de la cohérence de leurs présupposés,
donc de leur logique interne. S'il
existait des dieux, il serait rationnel
de traiter avec eux et de négocier au
mieux des avantages que nous tirerions
de nos tractations avec leurs comptoirs.
Le singe parlant ne devient donc pensant
qu'à l'heure où il parvient à peser des
échiquiers et des problématiques sur la
balance d'une anthropologie critique.
Or
l'encéphale moyen de notre espèce ne
progresse qu'imperceptiblement d'un
millénaire à l'autre dans la
connaissance des plateformes cérébrales
qui pilotent les intelligences. De plus,
notre boîte osseuse peut subir des
régressions durables dans la conjugaison
du verbe comprendre. L'évolution
réelle des cerveaux sera donc celle qui
conduira des neurones d'exception à une
spécialisation extrême et tardive dans
la radiographie anthropologique du verbe
expliquer. On observe un
resserrement du champ d'investigation
des boîtes osseuses distanciées et
sommitales. Leur tropisme prospectif
leur donne un recul dont l'humanité
entière va s'approprier les percées.
Mais le génie entraîne également des
infirmités attachées à la supériorité
même qui le rend prospectif.
Newton
avait percé deux trous dans sa porte, un
grand pour son chien et un petit pour
son chat, Einstein croyait réfuter la
physique des relations d'incertitude de
Heisenberg à soutenir que Dieu "ne
jouait pas aux dés", Leibniz a
inventé le calcul infinitésimal, mais
Voltaire a pu le décrire sous les traits
du Dr Pangloss dans Candide,
Erasme expliquait les fautes de syntaxe
et d'orthographe de Dieu dans ses
Evangiles par son souci de souligner
l'infirmité de sa créature, Bergson
n'avait pas entendu parler de
l'espace-temps, le siècle de saint
Augustin avait perdu la mémoire du
principe d'Archimède et la piété
attribuait à la volonté du Créateur
qu'un vase de plomb pût flotter ou que
le bois pourri coulât, Kant prouvait
l'existence de Dieu par la nécessité
absolu de le faire exister, Descartes et
Pascal croyaient que le sens commun, le
sentiment d'évidence et les "lumières
naturelles" étaient les oracles
irréfutables du cosmos, Montaigne
pensait guérir de la gravelle à la
faveur d'un pèlerinage dévot, Hegel
disait avoir vu passer l' "esprit du
monde" au spectacle de Napoléon assis
sur son cheval, saint Thomas d'Aquin,
devenu le "docteur angélique" de
l'Eglise universelle ayant fait
débarquer la physique d'Aristote dans sa
théologie de la vie éternelle en
concluait que les ressuscités jeûnaient
au paradis, sinon ils engraisseraient
sans fin - mais Jésus se faisait
cuisiner de petits plats afin de
démontrer sans relâche sa résurrection
aux autres immortels, Platon croyait en
l'existence de Zeus, mais niait qu'il
eût été pris d'un désir si violent pour
Hera son épouse et qu'il l'avait plaquée
au sol.
Mais le génie renverse la table de jeu:
Einstein découvre les entrecroisements
et les échanges entre le temps et la
matière. Freud découvre que le
simianthrope ment de bonne foi, Pascal
découvre que la pompe dite aspirante
n'aspire jamais rien, mais subit la
poussée du poids de la masse
atmosphérique, Darwin découvre
l'évolution, mais la croit terminée,
Saint Ambroise se moque des oies du
Capitole, mais se vante d'avoir
découvert le vrai maître du cosmos,
Andres Behring Breivik découvre une
divinité nouvelle, l'identité de la
Norvège, ce qui conduira les sciences
humaines à observer Dieu et Caïn dans un
seul et même miroir.
8 - Qui
êtes-vous, M. Andres Behring Breivik ?
M. Andres Behring
Breivik, êtes-vous l'offrande de chair
et de sang d'un tueur à un autre ? Vous
égorgerons-nous sur l'autel de nos
sciences humaines ou sur celui de notre
culte? Les augures de la
simianthropologie de demain vous
immoleront-ils au bistouri ou à la hache
sur les offertoires où fument nos
sacrifices? Je constate que la pesée de
vos entrailles conduirait les haruspices
de notre temps à soulever une question
au couteau entre les dents, celle de
savoir si, le temps d'un clignement de
paupières et il y a fort longtemps, un
homme serait né de la sainteté de ses
sacrilèges et aurait demandé à ses
congénères: "Pourquoi me tuez-vous?"
(Pascal).
Quelle
question à renverser nos propitiatoires!
Savez-vous que Pascal évoquait la
"misère de l'homme sans Dieu", mais
que, dans le même temps, il avait pris
le saint massacreur que vous savez dans
son champ de vision et qu'il voyait
notre espèce reléguée tout entière sur
une île déserte où un sacrificateur
géant, qu'il appelait un "boucher
obscur", assassinait saintement ses
hosties l'une après l'autre? Savez-vous
qu'à ce tueur cosmique, l'homme des
Provinciales avait mis le
couteau de la mort entre les mains?
Mais
vous, M. Andres Behring Breivik,
immolateur affolé et tueur frustré de
l'usage des fétiches et des colifichets
que brandit votre patrie, comment ne
conduiriez-vous pas vos gentils
éducateurs à se dire que la solitude de
leur créateur lové dans le cosmos n'est
autre que la leur? Seraient-ils
tellement épouvantés de se découvrir
sans vis-à-vis dans le néant qu'ils se
précipiteraient la tête la première dans
le gigantesque exorcisme de leurs
sacrifices? Regardez donc la bête qui
s'achète et se vend sur son marché de la
mort. Peut-être le Dieu "réel" est-il à
décrypter à l'école du vide, peut-être
ce dieu-là se dirait-il, avec toute la
mystique de l'Orient: "Je me ferai homme
afin que ma créature déserte la bête
dont elle demeure habitée". Et la bête
demanda: "Pourquoi me tuez-vous ? "
9 - Le Dieu né de
la mort
Mais il y
a plus: si la psychanalyse du Dieu de la
Norvège nous révèle que toute idole se
nourrit du sang de la politique et que
la politique porte le rameau d'olivier
dans une main et le glaive vengeur de la
justice de Caïn dans l'autre,
deviendrez-vous à vous-même un Dieu de
justice? Vous demanderez-vous pourquoi
nous tuons un Dieu né de la mort? "Il
prit le sang des veaux et des boucs avec
de l'eau, de la laine écarlate et de
l'Hysope. Puis il aspergea le livre
lui-même et tout le peuple en disant:
Ceci est le sang de l'alliance que Dieu
a prescrite pour vous. Puis, de la même
manière, il aspergea de sang la tente et
tous les objets du culte. Et, selon la
loi, presque tout est purifié par le
sang et sans effusion de sang, il
n'y a pas de rémission. "
Lettre aux Hébreux, 9,13
Décidément les chemins des insectes du
ciel ne sont pas aussi impénétrables
qu'on le dit. Non, M. Andres Behring
Breivik, nous ne vous occirons pas tout
saignant sur les autels de nos augures,
nous ferons de vous la bête qui déposera
les entrailles de Caïn et du Dieu de
Caïn sur les plateaux de la balance de
la raison de demain, nous ferons de vous
la bête qui apprendra aux sciences
humaines les immolations et les
dégustations respectives de Dieu et de
son double, un certain Caïn. Apprenez
que le ciel de l'Europe de la pensée et
de ses sacrilèges a perdu sa viande,
apprenez que "Dieu" erre dans le vide
d'un cosmos privé de vos sacrifices,
apprenez que nos capteurs de sons les
plus performants ont cru recevoir un
message transgalactique: "Tu ne
tueras pas". Le Dieu nouveau de la
Norvège s'adressera-t-il en ces termes
au tueur de l'île d'Utoya? "Je ferai de
toi l'instrument du "Connais-toi" à
venir"? On prétend que le Dieu des
solitudes "mit un signe sur Caïn",
le meurtrier de son frère. (Gn 4,15)
Reçu de l'auteur
pour publication
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