Actualité
La chute de M. Nicolas Sarkozy
Les enseignements à tirer d'un
contre-exemple de chef d'Etat
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Dimanche 6 mai
2012
Le 29 avril, j'avertissais mes lecteurs
que j'allais poursuivre mes
rétrospectives imaginaires par des
analyses anthropologiques des ressorts
qui commandent la tyrannie depuis
Caligula. Je remets ces exercices aux 13
et 20 mai, parce que l'élection de
demain du Président de la République
donnera à la planète tout entière une
occasion à ne pas manquer de se poser à
nouveaux frais la question de la nature
et de l'avenir du régime démocratique :
vingt-cinq siècles après Périclès, le
suffrage universel n'est pas encore
devenu apte à juger les chefs d'Etat
dans leurs compétences essentielles,
celles qu'il leur est principalement
demandé de démontrer sur la scène
internationale.
Régis Debray soulignait récemment que la
politique étrangère est devenue le
véritable ministère de l'intérieur des
grands Etats européens; mais sur ce
point décisif, M. Nicolas Sarkozy sera
demeuré étranger aux devoirs de sa
charge en raison d'une cécité politique
incompatible avec le regard d'aigle sur
l'avenir du monde auquel leurs hautes
fonctions appellent les géants de
l'histoire. Sa chute aura coïncidé avec
un tournant décisif de la géopolitique:
en apportant, aux côtés de la Russie,
son soutien à la fois au Hamas et à
l'Euro, la Chine a pris acte de ce que
l'utopie messianique d'Israël est
parvenue au terme de son parcours et que
l'heure a sonné, pour une planisphère
dont le centre de gravité s'est d'ores
et déjà déplacé vers l'Asie, de prendre
la tête du printemps arabe authentique -
celui qui n'aura pas le soutien des
théocraties pétrolières.
Telle est la
problématique dans laquelle la postérité
jugera la myopie de M. Nicolas Sarkozy
sur la scène internationale. Mais, dans
le même temps, son échec suscitera une
réflexion anthropologique sur l'avenir
de l'Europe, puisque, depuis vingt-cinq
siècles, la pensée politique se demande
si la civilisation de l'agora est en
mesure de répondre à bon escient aux
défis que lui lance le monde extérieur.
1 - Une
pathologie politique inédite
Dès 2004, j'ai étudié sur ce site la
pathologie politique que le sarkozysme
n'allait illustrer spectaculairement sur
la scène internationale qu'à partir de
2007. On comprendra que je tire quelques
conséquences d'une chute dont la portée
paradigmatique mérite bien davantage
qu'un haussement d'épaules de Clio,
parce que les civilisations tirent de
plus féconds enseignements de leurs
échecs que des lauriers dont elles
couronnent leurs victoires. Si les
démocraties à la courte vue ne tiraient
pas des enseignements d'une portée
mondiale du bref passage à la tête de la
République française d'une caricature de
chef d'Etat, la simianthropologie
moderne ne s'enrichirait pas d'un
approfondissement de la réflexion sur le
concept même de démocratie.
C'est donc le diagnostic d'une myopie
mondiale que l'historien et le
simianthropologue désormais étroitement
associés appellent à préciser de
conserve, c'est donc la maladie qui
paralyse la gouvernance républicaine et
démocratique de l'histoire de notre
espèce qu'il nous faut apprendre à
caractériser.
2 -
Les syllogismes socratiques
On sait
que la science politique simiohumaine
est née tout entière de la réflexion de
Socrate sur un enseignement de la
"vérité" qu'il croyait pouvoir
domicilier dans des syllogismes
irréfutables: si vous suiviez pas à pas
l'itinéraire d'une logique idéale, elle
logeait ses évidences au cœur d'une
psychophysiologie de histoire. Primo,
disait le maître de Platon, un homme
bien informé a nécessairement raison
tout seul contre une multitude
d'ignorants. Secundo, les
ignorants se pressent infiniment plus
nombreux sur l'agora que les
connaisseurs des affaires de l'Etat,
d'où il résulte que l'erreur trouve
toujours et fatalement son expression
naturelle dans l'opinion commune, tandis
que la vérité se réfugie dans le
jugement infiniment minoritaire auquel
seuls les esprits rationnels ont accès.
Tertio, la démocratie renverse
entièrement cette dialectique,
puisqu'elle soutient que la vérité se
rangerait infailliblement dans le camp
du plus grand nombre. Quarto, la
démocratie fonde donc la politique des
cités sur un système de gouvernement
absurde par nature, puisqu'elle valide
l'erreur collective à partir de l'assise
illégitime qu'elle donne au vrai et au
faux. Quinto, la meilleure preuve
en est que, depuis les origines du
monde, l'animal vocalisé n'a jamais fait
aucun progrès dans quelque ordre que ce
soit par la concertation, l'inspiration
et l'attention d'un rassemblement de
spécimens anonymes et tirés au sort,
mais toujours et exclusivement à
l'écoute d'un individu incompris de la
foule et inévitablement honni à ce
titre. Sexto, il faut donc mettre
en place une sélection éliminatrice de
l'ignorance et de la sottise, afin que
l'art, la science et la pensée retirent
peu à peu la bête parlante de la
zoologie qui lui a servi de berceau.
Septimo, la discipline qu'on appelle
la philosophie sera la seule appelée à
singulariser les têtes et, à ce titre,
elle paiera jusqu'à la fin des temps le
tribut de la mort socratique à
l'ignorance armée de la ciguë du plus
grand nombre.
3 - Les nains
ficeleurs
A ces
syllogismes implacables, Montesquieu
répondait que "c'est une grande folie
que de vouloir être sage tout seul".
Quant à un certain Winston Churchill,
qui, sitôt la guerre achevée avait été
puni de sa victoire et renvoyé sèchement
à son domicile au profit d'une baderne,
il alléguait que la démocratie est le
moins catastrophique possible de tous
les régimes politiques, parce que la
nature même d'un animal insuffisamment
cérébralisé le contraint de choisir le
moindre des maux dont il se trouve
accablé de naissance. Son instinct de
conservation naturel suffit à remédier
quelque peu à ses infirmités; et il
parvient à survivre tant bien que mal au
milieu de la jungle où il se débat. Il
faut donc examiner ce qui arrive à cette
espèce quand elle entend déclencher à
son profit les prétendus bienfaits
qu'égrène le chapelet de la piété
démocratique.
Sitôt que des bimanes dûment
sélectionnés et réputés réfléchis
s'emparent des commandes des cités,
leurs qualités cérébrales se changent
instantanément en vices rédhibitoires;
car ils se jalousent si férocement les
uns les autres, qu'à peine étalées au
grand jour, leurs rivalités neutralisent
leurs vertus les plus estimables et en
anéantissent les effets heureux que
Socrate en attendait bien à tort.
Certes, à l'origine, l'ignorance des
foules s'était révélée le pire des maux
dont souffraient les Athéniens; mais
maintenant, l'égoïsme des meilleurs
supplantait les désastres de la sottise
collective, de sorte qu'à peine un
individu suréminent se détachait-il du
corps social, les avantages de
l'aristocratisme relatif des élites
volaient en éclats. Ou bien les
spécimens supérieurs se coalisaient
contre lui afin de sauvegarder à leur
profit les bénéfices d'une médiocrité
fructueuse et qu'ils entendaient
perpétuer entre eux, ou bien un sommital
brisait la coquille de
l'auto-agglutinement de ses pairs et
Gulliver tombait dans la tyrannie du
seul fait qu'il en venait à se défendre
contre les nains ficeleurs.
4 - Entre les
casemates et les nues
Depuis la Grèce antique, cette loi
s'applique à tous les simianthropes dont
l'écriture nous a transmis le souvenir.
Aussi l'Europe d'aujourd'hui
s'apprête-t-elle à reproduire ce modèle
: en raison de la vassalisation
intensive de sa classe dirigeante par un
empire étranger et de la corruption
endémique de ses notables, le Vieux
Monde entend remédier à l'impéritie des
démocraties abusivement qualifiées
d'élitaires; mais elle ne s'y essaie
qu'à se forger une "vraie droite". De
même, Athènes vaincue dans la guerre du
Péloponnèse a prétendu se muscler à
l'école craintive et furieuse des Trente
Tyrans. De même encore, l'Eglise
affaiblie par la Réforme s'est raidie au
Concile de Trente pour forger l'armure
de sa foi sur l'enclume de ses dogmes
effarouchés et durcis. De même, enfin,
la mort de Louis XVIII en 1824 a
entraîné la monarchie de droit divin de
la France à se réfugier, avec Charles X,
dans la forteresse doctrinale des
Capétiens.
Mais si les droites se crispent et
conduisent les sociétés à leur
auto-fossilisation, les gauches les
mènent à la vaporisation. A l'instar de
l'Eglise et de la monarchie, l'Europe
oscille entre la raideur cuirassée et la
liquéfaction. C'est ainsi que le Concile
Vatican II n'a supprimé le latin et la
soutane que pour se diluer dans
l'atmosphère. Lugubre choix, pour
l'Europe, de rouiller dans ses casemates
ou de se perdre dans les nues.
5 -
Les décadences au microscope
La domestication empressée des classes
dirigeantes fait autant de ravages dans
les décadences que la cécité des foules
dont on rêvait de conjurer le
relâchement. Dans ce contexte, M.
Nicolas Sarkozy se situait à la croisée
des chemins où la démocratie mondiale se
trouvait déjà contrainte de lutter
davantage contre l'impéritie de ses
élites que contre l'aveuglement du plus
grand nombre. C'est dire que le sort de
ce président de passage se révèle
d'autant plus démonstratif que l'élite
européenne consent davantage à plier
l'échine sous le joug d'un empire
étranger. Il en résulte qu'à l'ignorance
et à la sottise des majorités
démocratique se substitue la piteuse
veulerie des élites sur lesquelles
Socrate fondait des espérances
philosophiques excessives.On vient
encore de le vérifier à l'occasion de la
démonstration publique de ce que les
ravages de la démission des classes
dirigeantes dont leur maître caresse
l'encolure peuvent égaler et dépasser
les désastres de la candeur des masses.
Une
député hollandaise du Parlement
européen, nommée rapporteur, avait été
chargée de "négocier" avec le
souverain d'outre-Atlantique "l'autorisation"
- qu'il feignait de quémander - qu'on
lui transmît les traits distinctifs des
voyageurs en transit sur son territoire.
Contre toute attente, cette commission
avait osé conclure que les enquêtes de
police de Washington devaient se limiter
à l'examen du prétendu "danger
terroriste" que les touristes
étaient réputés représenter dans leur
ensemble, mais non violer la loi qui
protège les droits fondamentaux des
citoyens européens, puisque les
démocraties leur donnent la solennité
constitutionnelle dont ils parent leur "loi
fondamentale" - celle qui s'éclaire
à la lumière, disent-ils, des droits
universels et inaliénables du genre
humain.
Les
Etats européens s'étant évidemment
empressés d'annuler ce rapport et ayant
désavoué rudement la député hollandaise,
cette citoyenne avait déploré
publiquement que les "intérêts
diplomatiques", donc les droits de
l'Olympe du monde, fussent devenus
prioritaires au point que les valeurs
morales réputées inaltérables et si
hautement proclamées intangibles par
l'ex-civilisation européenne fussent
jetées tous les jours aux orties.
6 -
L'Europe des valets
Et pourtant le
suffrage universel parvient quelquefois
à témoigner d'un sens rassis plus ferme
et mieux averti que les élites
décadentes dont une cour étrangère
flatte les vanités.
Si le suffrage
universel avait été consulté, jamais il
n'aurait consenti à fournir des gages
criants de la vaporisation de l'Europe.
De plus il aurait fait preuve d'un
esprit de raison et d'une santé du
jugement mieux pesés face à l'hégémonie
insolente du souverain que les
gouvernements flagorneurs et leur
valetaille; car il est bien évident, se
dirait le peuple, que les Etats-Unis ne
disposent en rien d'une souveraineté
qu'ils ne brandissent que dans le vide,
tellement il leur serait impossible de
violer à grand tapage les droits les
plus élémentaires de leurs féodaux si
ceux-ci n'offraient aux yeux du monde
entier le spectacle de leur mutisme
complaisant à l'égard de la
subordination à laquelle ils consentent.
Du
reste, les autorités américaines ont
aussitôt claironné que leur "relation
forte" avec leurs "alliés"
avait à nouveau été affichée, ce qui
signifie, en clair, que la "relation"
qualifiée à cor et à cri de "forte"
exprime seulement un assujettissement
franchement reconnu et pleinement
accepté par des Etats en livrée. Du
reste, en cas d'insoumission des
gouvernements habillés en chambellans,
Washington imposerait de force des "traités
bilatéraux" à une Europe divisée en
nations, parce que des roitelets isolés
et tremblants sont plus faciles à mettre
à la raison qu'un ensemble flasque et
supra-national.
On voit que l'épouvante la plus
irraisonnée s'empare avec la rapidité
impérieuse d'une épidémie de l'encéphale
des classes dirigeantes des démocraties.
Mais si l'on songe aux dangers pour leur
vie que couraient les sénateurs romains
exposés aux pouvoirs réels et illimités
d'un Néron ou d'un Caligula, on se dit
que, dans les décadences, la science
politique des élites effrayées et
vaincues se révèle décidément une proie
appétissante à croquer.
7 - Les armes
nouvelles de la démagogie
C'est à son insu que M. Nicolas Sarkozy
jouit du privilège peu enviable de se
présenter en spécimen d'une civilisation
démissionnaire; car c'est tout
fortuitement qu'il se trouve à la source
des travaux fondateurs qui attendent les
politologues de demain. Qui ne sait
qu'ils se livreront à une dissection
drastique des relations de plus en plus
tendues que les peuples humiliés
entretiennent avec leurs élites quand
celles-ci leur renvoient une image
d'eux-mêmes cruellement domestiquée par
une puissance étrangère? L'ascension et
la chute de ce Président fourniront en
outre des documents de grand prix aux
historiens d'avant-garde que l'épreuve
aura rendus désireux de comprendre en
profondeur ce qu'ils nous racontent,
tellement les rôles respectifs des
masses et des classes dirigeantes
nourriront une science de la mémoire
moins scolaire que celle d'aujourd'hui.
De plus, M. Nicolas Sarkozy fournira aux
futurs mémorialistes de son règne la
première démonstration éloquente des
chances nouvelles dont bénéficient les
démagogues de se hisser à la tête des
démocraties par l'achat en sous-main et
fort peu coûteux de la bienveillance ou
de la complicité largement étalées des
rois de la communication de masse. En
2007, on ignorait encore que les
démocraties de l'ubiquité de l'image et
du son permettent à une presse et à une
télévision complaisantes de séduire la
foule à bas prix et qu'à l'ère des
promesses délirantes et débitées sur un
ton messianique des marxistes succèdera
le règne des prophètes du "paradis
capitaliste".
M.
Nicolas Sarkozy aura renforcé la
soumission bruyante ou silencieuse de la
France à la sotériologie américaine;
mais, pour peindre la rédemption par la
démocratie avec le pinceau de la
Liberté, il aura exploité de main de
maître l'ignorance des règles qui
régissent les relations des grands Etats
entre eux - ignorance dont témoigne
inévitablement une classe dirigeante
municipalisée ou régionalisée sous les
fanions de la décentralisation
administrative. Ce type d'incompétence
répond à une méconnaissance des
relations internationales que Platon a
soulignée dans La République,
mais qui, vingt-cinq siècles plus tard,
n'est pas près d'entrer dans le champ du
regard des élites dirigeantes des
démocraties.
8 - Une espèce
auréolée par son langage
La science politique des modernes n'a
pas conquis non plus de connaissance
méthodique des réflexes innés qui
pilotent les "empires de la liberté".
Jusque dans les grandes chancelleries,
on s'imagine que les Etats-Unis
étendraient leur puissance à partir du
système économique qui leur servirait de
noyau et qui leur donnerait une
impulsion diplomatique tantôt
instinctive, tantôt lucidement
motorisée. Un Machiavel collectif
comparable au corps redoutable des doges
de Venise, mais soigneusement soustrait
aux regards du public guiderait
l'expansion d'une industrie de
l'armement autonome ou "en roue libre",
ce qui engendrerait une coalescence
entre l'esprit guerrier et la défense
des intérêts commerciaux de l'empire
mondial du dollar. Mais cette synergie
répond elle-même aux pulsions
incontrôlées qui commandent les rouages
et les ressorts omnipotents et largement
inconscients des "empires du Bien".
Depuis la plus haute antiquité, le
simianthrope marche sur la terre sous
diverses couronnes verbales qui lui
servent tout ensemble de masques et
d'auréoles. En ce sens la démocratie
mondiale porte la tiare évangélisatrice
et rédemptrice de la Liberté comme
l'Eglise marchait sous le dais du salut
par le Christ. De même que l'expansion
guerrière de la foi était censée obéir à
la volonté d'un faire valoir suprême -
la divinité en personne - la démocratie
planétaire se trouve sanctifiée par le
mythe d'une justice universelle,
glorifiante et réputée conduire la
barque du salut parmi les aléas de
l'histoire mondiale de la vertu. Si le
cynisme proprement religieux était
volontaire, son hypocrisie ne
demeurerait pas viscéralement
inconsciente.
Tout empire déplace un corps cyclopéen,
mais encore alourdi par les mécanismes
aveugles qui pilotent son
auto-sanctification spectaculairement
affichée ou dévotement rampante. Les
couronnes fleuries que charrie le
vocabulaire sont les organes naturels de
la psychobiologie chargée d'assurer la
progression implacable des grands Etats.
Le monstre se sert des tentacules
sonorisés dont dispose sa masse
musculaire et sa puissante ossature. On
l'a bien vu dans le cas évoqué
ci-dessus: quels intérêts politiques
conscients, primordiaux et dûment
raisonnés les Etats-Unis ont-ils à
connaître dans le détail la vie privée
des voyageurs de passage sur leur sol,
sinon parce qu'il s'agit d'un type
d'expansion et de domination dont nulle
pléiade de cerveaux désignés à cet effet
ne songe à formuler, même
confidentiellement les objectifs à long
terme: bref il n'existe pas de guide
minutieux qui théoriserait la politique
étrangère de l'empire américain, il
existe seulement de petits caporaux
inconsciemment au service d'un animal
titanesque et dont le tempérament est
observable dès l'origine chez les
chimpanzés, qui reconnaissent déjà et
saluent, eux aussi, les spécimens de la
tribu dominante d'en face qu'ils
rencontrent sur leur chemin. C'est donc
que le cerveau animal perçoit depuis des
millions d'années les identités
collectives tapies derrière les
individus.
9 - Qu'est-ce
qu'un Français ?
On voit
combien éloquemment le destin politique
de M. Nicolas Sarkozy ressortit à
l'anthropologie critique; d'un côté, il
n'a réussi à se hisser au pouvoir qu'à
force de sourires et de tutoiements
déplacés. Puis sa chute a découlé du
rejet progressif dont l'élite
semi-aveugle des gestionnaires de la
nation l'a frappé. Cette noblesse de
robe avait commencé de comprendre - et
cela dans un ébahissement, un
ahurissement et un abasourdissement non
feints - qu'elle avait porté à la tête
de l'Etat un agité qui n'acquerrait
jamais la carrure internationale, mais
dans lequel la France fonctionnarisée
avait cru reconnaître la décence en col
blanc de son propre étiage. Or, la
surprise est venue de ce que cette caste
gouvernementale découvrait qu'elle
n'avait nullement mis l'un des siens au
timon des affaires, mais un étranger
sautillant et chargé d'énergie "jusqu'à
la gueule", comme on l'a dit des
personnages de Balzac.
De surcroît M. Nicolas Sarkozy s'est
bien vite révélé un enfant malappris.
Pis que cela, il lui manquait bien
davantage que le savoir-vivre et les
bonnes manières en usage au sein de la
classe moyenne française, il lui
manquait l'art élémentaire de vivre
décemment que les sages africains
appellent dans leur langue la "science"
de la vie. Aussi sa seconde femme,
Cécilia, l'avait-elle quitté avec fracas
en raison de ses troubles de
comportement, et cela au lendemain de
son élection triomphale, tellement elle
avait compris la nature inguérissable de
la sorte de pathologie native avec
laquelle son destin allait lui donner
cruellement rendez-vous.
10 -
Incartades et extravagances
J'ai dit
que la classe notabiliaire française
n'avait pas tardé à comprendre qu'elle
s'était trompée de calibrage social de
son candidat et que la maladie était
incurable. Et pourtant, cette classe
moyenne n'était pas allée jusqu'à
imaginer que le représentant officiel de
la France sur la scène internationale
escaladerait les marches de l'Elysée en
culottes courtes, qu'il ferait de la
course à pied dans les rues de New-York
en short et sous l'effigie de la police
de la ville, qu'il paraderait sur le
pont du yacht d'un ami milliardaire,
qu'il visiterait Disneyland en touriste
dévot, qu'il jouerait les caïds - mais
entouré de gardes du corps herculéens -
à crier à un syndicaliste: "Viens ici
si t'es un homme", qu'il userait
d'un langage de charretier pour écarter
un importun - "Casse-toi, pov'con"
- que ce malotru reçu en grande pompe à
Buckingham irait se coucher avant la
reine et qu'il se tordrait de rire dans
le carrosse royal, qu'il imiterait
l'Amérique jusqu'à recevoir, au soutien
de sa réélection, les dons de ses riches
amis réunis pour la fête à l'hôtel
Bristol et enfin, qu'il ne comprendrait
même pas combien au delà de ses
incartades, on lui reprochait le
personnage de comédie que révélaient ses
extravagances : il répondait seulement à
ses amis horrifiés que si c'était à
refaire, il mettrait décidément
davantage de solennité, donc de
théâtralité dans les apprêts et la mise
en scène de ses fonctions - il ne
pousserait plus, par exemple,
l'inconvenance jusqu'à tenter de hisser
son fils de vingt-trois ans à la tête du
plus puissant consortium immobilier de
France. Bref, son "job" l'avait fait
tomber dans des erreurs de "management",
mais tout était fable et fiction
d'acteur populaire chez ce Démade [1]
hissé à la force du poignet au sommet de
l'Etat. Décidément, ce n'était pas
seulement du fruit de sa mauvaise
éducation qu'on lui faisait grief, mais
d'un style de vie étranger à une société
française policée depuis des siècles et
instruite des usages de la vie en
commun.
[1]
Célèbre
démagogue athénien du "parti de
l'étranger" de l'époque, les
Macédoniens, mais qui
bénéficiera de la chance d'une
condamnation à mort par le
vainqueur de la Grèce, ce qui
lui vaut encore de figurer dans
le
Petit
Larousse illustré.
11 -
La France et sa culture
Dès les
premières semaines, on a vu un élan
national de type inédit expulser
d'instinct cet acteur étrange et inconnu
de la nation - on n'en revenait pas d'en
être arrivé à ce spectacle, on ne se
résignait pas à ce que ce corps allogène
s'incrustât un lustre durant dans
l'histoire réelle de la France. Mais qui
aurait imaginé un Président de la
République tellement étranger à la
culture du pays que des citoyens
auraient, une nuit durant, lu à tour de
rôle La Princesse de Clèves
sur les trottoirs de la rue Soufflot qui
conduit au Panthéon? Ce divorce du chef
de l'Etat d'avec l'âme de la France
littéraire n'était pas seulement le
signe de la rupture du pacte culturel
qui, depuis 1882, a unifié l'identité de
la nation sur l'enclume de son éducation
nationale, ce n'était pas seulement le
signe d'une discourtoisie à l'égard d'un
peuple instruit à l'école sommitale de
ses grands écrivains, c'était le signe
de l'atterrissage d'un visiteur débarqué
d'une planète d'illettrés dans le jardin
à la française du peuple de Victor Hugo
et de la cour des rois, de Zola et de
Racine, du poète de la Ballade des
pendus et de La Princesse
de Clèves.
Il s'est aussitôt vendu trois cent mille
exemplaires de ce roman du XVIIe siècle,
parce que M. Nicolas Sarkozy tendait à
la France un miroir qui n'était pas le
sien. Aussi a-t-il été délogé du palais
d'une civilisation de l'écriture, ce qui
pose à la démocratie mondiale la
question centrale que l'empire romain
avait tenté en vain de résoudre à la
suite de l'accession d'un Claude lettré,
d'un Néron cithariste, d'un Caligula
illettré au sommet d'un Etat dont les
héros s'appelaient Cincinnatus, Lucius
Scaevola, Rémus et Romulus.
Comment
se faisait-il qu'on en fût venu à faire
jouer au peuple français le rôle des
légions romaines que Séjean avait fait
débarquer dans l'enceinte de Rome et
qui, à partir de Tibère, étaient
devenues les hommes de main d'une
République courant dans la rue les armes
à la main? Aussi n'est-il pas de
témoignage plus pathétique de la
tragique disqualification culturelle de
M. Nicolas Sarkozy que le spectacle d'un
chef d'Etat auquel les citoyens les plus
éminents refusaient l'honneur de leur
accorder les palmes académiques, l'ordre
du mérite ou la légion d'honneur et que
la famille d'Albert Camus a jugé indigne
de porter au Panthéon les cendres de
l'auteur de La Peste.
12 -
Psychophysiologie de la démocratie
mondiale
Titus,
Trajan, Hadrien n'ont pas pu empêcher un
Commode de succéder au philosophe des
Pensées et l'Histoire
auguste a laissé sans solution
la difficulté d'accorder sa dignité
culturelle à l'autorité impériale
romaine. Mais si la démocratie française
pose au monde entier la question de
l'impossibilité de donner au suffrage
universel l'esprit civique, la
compétence politique et l'autorité
morale d'élire des chefs d'Etat à bon
escient, comment donnerons-nous un jour
à la civilisation de la Liberté d'un
pouvoir central réfléchi et d'un civisme
responsable de ses choix intellectuels?
A l'heure où l'Europe découvre qu'elle
n'incarnera jamais l'identité d'un seul
peuple et d'une seule patrie et
qu'aucune des nations qui se partagent
le Vieux Continent n'a conservé la
taille de se colleter seule avec la
planète du destin de la raison, M.
Nicolas Sarkozy nous présente un
document récapitulatif de la chute d'une
civilisation née de l'invention de la
démocratie à Athènes et qui avait
progressivement porté la planète tout
entière à la vocation d'apprendre à
penser.
On demande quel sera l'avenir cérébral
des démocraties si ce régime souffre de
l'aporie qui l'a conduit sans relâche à
l'échec. D'un côté, Périclès avait
remplacé les aristocrates issus de la
royauté chtonienne et sacerdotale de la
Grèce antique par un pouvoir populaire
qu'il croyait de nature municipale par
nature et qui le laisserait le seul
maître de la politique extérieure. Mais
Athènes s'était déjà convertie au
commerce maritime. Une aristocratie de
grands armateurs était née - aujourd'hui
encore cette caste ne paie pas d'impôts.
Aussi le peuple athénien avait-il
bientôt empiété sur les prérogatives que
son chef s'était trop aisément arrogé.
Il lui a fallu, sous la pression de
l'agora, lancer la cité de Pallas dans
la désastreuse expédition de Sicile. Le
même type de conflit entre la science
des Etats et celle des citoyens s'était
répété à Rome où le Sénat ne s'était
montré à la hauteur de ses
responsabilités internationales que
jusqu'aux guerres puniques, parce que,
chaque année, écrit Tite-Live, ce corps
illustre retranchait de son sein ses
membres affadis ou devenus inaptes à
défendre le nouveau sceptre de Rome,
celui qui mettait la Méditerranée
entière entre les mains des grands
marchands. Puis, de Jules César à
Constantin et au-delà, les empereurs ont
conduit la planète à la même paralysie
dont l'Europe d'aujourd'hui découvre la
fatalité: un Etat dirigé par une élite
notabiliaire médiocre et issue d'un
suffrage universel ignorant demeure
aussi impropre que la Grèce de Périclès
à diriger la politique d'un Continent
sur la scène internationale.
La France de M. Nicolas Sarkozy en
apporte une confirmation dramatiquement
répétitive : la première République a
basculé dans la Terreur, puis dans le
césarisme du premier empire, la seconde
n'a pas tardé à porter le neveu de
l'Alexandre des temps modernes à la tête
d'un peuple inexpert à la manœuvre sur
la scène du monde, la troisième s'est
achevée par la défaite militaire
humiliante de 1940, la quatrième a
aussitôt reproduit la superficialité
diplomatique de la troisième - mais sous
l'égide, de surcroît, d'une classe
dirigeante en extase devant le Nouveau
Monde - et la cinquième fait naufrage
sous nos yeux dans une oscillation qui
la ballotte de la pathologie démagogique
aux pataugeages d'un despotisme de préau
d'école.
13 -
Quelle démocratie pour demain ?
M. Nicolas Sarkozy a illustré la
fatuité, la vanité, l'incompétence et
l'affairisme d'un séducteur au petit
pied. Jamais il n'a compris que
l'existence même d'une Europe placée
sous le commandement solitaire du
Nouveau Monde insulte la Russie en
permanence et qu'on n'est pas respecté à
porter un siècle durant la livrée d'un
maître soucieux seulement de maintenir
allumée la chandelle d'une suspicion
payante pour lui, puisqu'elle lui permet
de déposer sur sa tête la couronne d'un
"empire de la Liberté", jamais il n'aura
compris que si la France était demeurée
à l'écart du volet de l'alliance
atlantique qui place l'Europe militaire
sous le commandement direct d'un général
américain, elle recueillerait
aujourd'hui les fruits de la politique
du Général de Gaulle, parce que l'Europe
se trouverait ridiculisée de se
pelotonner autour de son maître à
Chicago les 20 et 21 mai 2012 et parce
que Paris prendrait la tête de
l'évolution rappelle des esprits à
l'heure où Washington contraint le Vieux
Monde à installer vingt-trois ans après
la chute du mur de Berlin un "bouclier
anti-missiles" aux frontières de la
Russie; jamais il n'aura compris que
l'utopie messianique d'Israël serait
bientôt à bout de course et que le Hamas
débarquerait sur la planète des réalités
nationales avec l'appui de la Russie et
de la Chine, jamais il n'aura compris
que le "royaume de David" ne sera pas
ressuscité et qu'il aura seulement sapé,
pendant plus de sept décennies, les
fondements moraux de la planète et les
idéaux universels de la démocratie
mondiale.
14 - La vraie
France
Mais, du
coup, la vraie France s'est réveillée
comme jamais, tellement elle s'est
découverte la fille du rire de Molière
et de la logique de Descartes, tandis
que son élite littéraire s'est tout
entière recroquevillée. On attend le
Balzac de l'Europe du déclin, le
Shakespeare de nos Hamlet de bazar, le
Swift de nos mascarades de valets, le
Cervantès de l'Europe des Sancho Pança
de la démocratie, le Kafka de notre
métamorphose en cancrelats. Les
historiens de demain raconteront la
capitulation de l'édition des marchands
cotés en bourse, le renoncement avare
des industriels du livre à faire
corriger les coquilles des imprimeurs,
l'inscription des nombres en chiffres
jusque dans les ouvrages de luxe, la
chute de la langue allemande dans un
vocabulaire qui rend Schiller illisible,
l'envahissement d'un anglais allogène à
l'esprit du Vieux Monde, le naufrage des
identités nationales dans une laïcité
décérébrée, l'abandon des hauts
sacrilèges de la pensée rationnelle,
l'hégémonie du temporel et la relégation
des nouveaux clercs au rang d'employés
ou de main d'œuvre des rois de
l'industrie de l'imprimé.
Mais
tout se tient. Comment un chef d'Etat
qui juge les relations diplomatique de
la France avec un Etat de quatre-vingt
millions d'habitants à l'école d'une
bande dessinée intitulée "Blanche
Neige et les gangsters", un chef
d'Etat qui ignore que les peuples et les
nations sont les acteurs géants de
l'histoire du monde, un chef d'Etat qui
se contorsionne devant le Congrès
américain et qui place sa nation sous
les ordres d'un général américain dont
le quartier général se loge en Belgique,
un tel chef d'Etat illustre le drame de
la bipolarité dont souffre le régime
démocratique depuis Platon , celui de ne
savoir ni comment instruire le peuple,
ni comment former une élite lucide et
incorruptible, ni même, dans le cas où
cette double initiation serait devenue
possible - la Ve République en avait
rêvé en 1958 - ne sait comment
harmoniser ces deux pouvoirs sans que le
Président de la République devienne
l'otage d'une classe dirigeante achetée
en sous-main par l' étranger et
vassalisée jusqu'à l'os.
On demande au nouveau Président de la
République d'armer l'Europe du télescope
des hommes d'Etat dont le regard porte
sur l'avenir du monde et de la pensée.
Le 5 mai 2012
Reçu de l'auteur
pour publication
Les textes de Manuel de Diéguez
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