Europolitique
Les funérailles de
l'Europe bureaucratique (suite)
Manuel de
Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 6 avril
2013
"Interroger les
grands philosophes, c'est transformer
les questions qu'on leur pose en
instruments d'approfondissement de la
connaissance du genre humain."
Jaspers
1 - Le balcon
La
semaine dernière, je me suis proposé, à
l'aide de documents banals en apparence,
d'observer en amont les infirmités dont
l'encéphale du genre simiohumain souffre
en aval; et il m'a semblé que le trait
le plus évident de la cécité croissante
qui caractérise le vieillissement
politique de cet animal n'est autre que
le confort tardif dans lequel il
s'installe et qui le fait se complaire,
sans qu'il s'examine lui-même le moins
du monde, à voguer sur le fleuve de la
normalité dont l'histoire du monde lui
présente, croit-il le spectacle le plus
naturel. Le 25 février 2013, Thomas
Legrand le soulignait à sa manière sur
France Inter:
"Mais il faudrait surtout
qu'on parvienne à cesser
d'imposer aux politiques le
rythme effréné de nos
métiers voraces et de notre
industrie en crise. [..]
Notre responsabilité à nous,
journalistes, n'est pas
d'appliquer une tyrannie du
rythme et du temps, mais
plutôt une tyrannie de la
cohérence à imposer aux
hommes politiques et d'
exiger d'eux, non pas des
réponses tout de suite et
toutes faites, mais d'être
au moins honnêtes sur le
périmètre réel de leur
capacité d'action.
C'est-à-dire de leur
autorité
|
Mais
c'est présupposer qu'il existerait dans
la "moyenne région de l'air",
comme disait Descartes, des solutions "normales"
et en attente tranquille des filets de
nos chasseurs de papillons. Ce n'est pas
le rythme rapide ou lent de l'action
publique qui résoudra la question de
l'avenir politique de l'Europe, mais le
scannage du contenu et du sens de la
politique d'une espèce schizoïde et
placée sous le double joug du rêve et du
monde.
2 - La
scolastique du songe démocratique
J'ai rappelé la stratégie électorale qui
pilote les tribus primitives :
-
M. Hollande
sous la lentille de l'anthropologie
critique,
12 janvier 2013
le
sorcier le plus en vue de la politique y
jure ses grands dieux qu'il fera tomber
la pluie sitôt qu'il aura été élu. Mais
ses électeurs lui reprochent ensuite à
grands cris de ne tenir en rien des
promesses pourtant irréalisables par
définition; et j'ai tenu à souligner
sans acrimonie la seule nouveauté
théologique qu'affiche la gesticulation
religieuse à la française, celle qui a
permis à tout le monde de saluer avec
chaleur les monts et les merveilles
promis par le chef d'un Etat messianisé
par l'évangile démocratique, alors que,
dans le même temps, personne n'ignorait
qu'il s'agissait de billevesées - on
était seulement reconnaissant un instant
au grand sorcier des songes
apostoliques, primo de se plier à
l' heure convenue aux liturgies du
fabuleux en usage et dont la démocratie
salvifique nourrit ses pieuses
courbettes, secundo de se
soumettre sans rechigner pour un sou aux
cérémonies dévotes que le culte de
l'Egalité réclame d'abondance des
croyants, tertio, de saluer avec
un respect confessionnel les bonnes
manières attachées à un mythe du salut
universel dont le clergé élève à bout de
bras la sainte hostie de la Liberté et
s'agenouille devant les offrandes
exposées sur l'autel des droits de
l'homme.
Naturellement, deux mois seulement après
ces prosternements, le grand prêtre du
ciel de 1789 et tout son gouvernement
rassemblé autour de sa personne
reconnaissaient ouvertement que
l'étiquette des génuflexions devant les
idéalités sacrées qui règlent le ballet
de la cour ne réduirait pas d'un iota le
déficit de la République; et tout le
monde a reproché âprement, mais à titre
rétroactif, au hiérarque vertueux un
engagement financier éphémère et par
trop aspergé d'eau bénite. Puis les
grands argentiers de Bruxelles sont
montés sur les planches à leur tour; et
ils ont prophétisé crûment que le
désastre monétaire, inévitable par
nature et par définition, porterait le
déficit de l'Etat des Celtes à 3,7% en
2013 et que la catastrophe bancaire de
2014 ferait monter le niveau des eaux
avec davantage encore de désinvolture -
la ligne de flottaison s'élèverait à
3,9% du gousset public. Mais le gouffre
sans fond resterait à combler: on
jetterait donc de six à quinze milliards
de plus dans l'escarcelle du budget,
alors que la hausse continue du chômage
rappelait à la planète entière des
bénitiers de la démocratie qu'elles ne
se colletaient en rien avec une crise
économique de type classique, mais avec
le tribunal du jugement dernier présidé
par l'Histoire.
3 - L'hôpital du
capitalisme
Quelques semaines seulement plus tard,
l'Europe du tonneau des Danaïdes
s'attaquait de front au fondement même
d'une civilisation mondiale qui, huit
siècles avant notre ère, avait bâti les
Etats sur le règne du droit et substitué
à Athènes, l'autorité des lois à
l'arbitraire des vengeances privées. Il
s'agissait de protéger aux frais de la
cité, l'escarcelle des citoyens contre
le fléau des voleurs qui perçaient les
murs des maisons. Et maintenant, le
principe inverse du pillage des fortunes
par la volonté des lois semblait
s'imposer. Longtemps, les tyrans avaient
remplacé les voleurs. Mais cette
fois-ci, prétendait-on, ce serait au
profit exclusif des particuliers qu'on
spolierait les particuliers. Néanmoins,
la classe unanime des fonctionnaires
s'obstinait à refuser de lire au peuple
rassemblé le diagnostic et le pronostic
atterrants de la Faculté. Quelles
étaient les causes et la nature de
l'épidémie? Existait-il des remèdes ou
bien le malade était-il incurable?
Le monde entier n'était plus qu'un
hôpital silencieux dans lequel les
médecins refusaient craintivement de
faire connaître leur état de santé aux
agonisants. Le mutisme du corps médical
des mourants empêcherait-il la mort
elle-même de faire tomber les écailles
des yeux de l'humanité? Le moribond
trépasserait-il, une taie sur les yeux?
Car la France de l'extrême onction a
continué de soutenir le plus
officiellement du monde qu'elle
inverserait la "courbe du chômage" dès
la fin de l'année, ce qui a déclenché
les reproches les plus véhéments des
mêmes stratèges de la politique des
stratagèmes qui, depuis des années,
serraient le bandeau de leur propre
cécité sur le globe oculaire de la
nation. Aussi les grêlons ont-ils
continué de tomber dru sur le crâne du
Grand Pontife; et pourtant, personne
dans la horde n'a porté un regard
d'anthropologue sur l'astéroïde des
biphasés cérébraux; car, pour cela, il
aurait fallu oser se demander comment
les Etats-Unis continueraient d'entasser
comme Pélion sur Ossa des montagnes de
dollars aussi mythiques que les
indulgences du Moyen Age, pour cela, il
aurait fallu observer l'expansion
continue de la flotte de guerre de
l'empire américain sur une mappemonde
livrée aux fantasmes militaires dont le
mythe de la Liberté était devenu tout
ensemble la proie et le metteur en
scène.
Certes, la Maison Blanche avait
diagnostiqué une perte d'appétit
colossale de Mars et de Neptune. On
réduirait le train de vie et les
ripailles des deux divinités les plus
obèses du lot - leur estomac perdrait
quelque deux mille milliards de dollars
de leur mangeaille par an. Mais, par un
miracle de la gastronomie démocratique,
la main-d'œuvre occidentale occidentale
redeviendrait tout subitement
compétitive face aux masses stomacales
de la Chine et de l'Inde, dont le
remplissage s'élèverait pour longtemps
encore au quart ou au cinquième de celui
des travailleurs manuels de l'Occident.
4 - L'anormalité
du " normal "
Il existe des obstacles insurmontables
par définition. Depuis Jules César, Rome
s'échinait à trouver un équilibre
politique introuvable par nature entre
les pouvoirs législatifs et policiers
nécessairement croissants du pilote d'un
empire encore en expansion et les droits
d'un conseil municipal hérité du regard
paisible que les notables du temps des
Sabins portaient sur leurs champs. Les
sénateurs prorogeaient d'année en année
la fiction politique, devenue ridicule,
selon laquelle le consul désigné -
declaratus - même s'il s'agissait d'un
guerrier célèbre n'exerçait qu'une
gouvernance de deux semestres, alors
qu'on reconduisait sa dictature à vie,
assortie du rang d'un demi-dieu sur la
terre puis, par décision du Sénat, d'un
dieu à plein temps parmi les étoiles. On
touche ici du doigt les mécanismes de la
scolastique parlementaire qui commandent
la fatalité de la décadence des
démocraties dans l'anarchie ou dans le
règne des glaives.
Inutile de se visser à l'œil la longue
vue de Montesquieu, qui n'a fait
qu'idéaliser les considérations
exclusivement pratiques de Cicéron :
c'est le quotidien gentiment ficelé à sa
propre stérilité administrative qu'il
faut filmer au téléobjectif, c'est
l'auto-ligotement en majesté du pouvoir
d'Etat à ses propres routines
bureaucratiques qui appelle la caméra
des anthropologues de l'histoire du
monde.
Revenons
à Thomas Legrand sur France Inter:
"Nous avons à nous poser la
question de l'articulation
entre notre liberté de
critiquer et le poids des
réalités qui pèsent sur
l'action des hommes
politiques. Le philosophe
Pierre-Henri Tavoillot fait
une recommandation aux
intellectuels et aux
politiques que, nous
devrions prendre pour nous :
il pose la question : "Ne
devrait-on pas demander aux
intellectuels (incluons donc
les journalistes) de penser
comme s'ils devaient agir et
aux hommes politiques d'agir
comme s'ils devaient
penser."….
|
Mais
jamais on ne verra les légions de l'Etat
fainéant lovées dans l' écrin du service
public et rentées par de gigantesques
ponctions sur les produits de l'impôt se
demander ce que signifie agir
sous les armes, ce que signifie
penser pour le bien public, ce que
signifie un équilibre ridiculement
qualifiable de normal entre la
réflexion et l'action dans
l'intérêt général, alors que, dans les
grandes débâcles, le fleuve de
l'histoire sort soudainement de son lit
et passe nécessairement au large des
critères d'une normalité auto-vénératrice,
puisqu'on ne normalise jamais que
des cabotages, alors qu'une mécanique de
la fatalité militaire défie tous les
canotages. Il est tragique de s'imaginer
qu'une presse de rameurs de province
ouvrira soudainement les yeux d'aigle
d'un demi milliard d'aiglons normaux
sur la scène du monde. Un tel exploit de
la minusculité dépasse les capacités de
la conque cérébrale de l'Occident
normal, lequel ferme ses yeux
d'oisillon sur des enjeux de la
géopolitique contemporaine pourtant à
portée des regards.
5 -
Une problématique générale de la
fatalité
Que se serait-il passé si le Tacite des
Annales de l'empire avait tenu le
registre des évènements au jour le jour
et si sa plume avait systématiquement
articulé des récits de village avec le
tragique gigantal et universel qui
crevait à chaque page les yeux du grand
historien - à savoir le caractère
inéluctable de la chute de l'empire ? Il
était d'ores et déjà devenu possible de
briser le moule de la timidité
historiographique et de donner sa
signification dramatique à une science
de la mémoire en mesure de prendre une
grande avance méthodologique sur l'
époque et de fournir à Clio le
projecteur d'une anthropologie des
désastres.
Il en
est de même aujourd'hui: écoutons deux
hommes politiques de bonne volonté, un
socialiste, maire de la ville du Mans,
M. Jean-Claude Boulard et un ancien
sénateur de droite, M. Alain Lambert,
Président du Conseil général de l'Orne.
L'un et l'autre luttent côte à côte et
d'arrache-pied, mais avec les moyens du
bord, contre l'incontinence normative.
"Quand l'Etat arrive à ce niveau
d'absurdité, c'est qu'il est vraiment
malade", écrivent-ils. On
demande à ces Tacite locaux d'une
catastrophe mondiale de diagnostiquer la
maladie avec précision et dans toute son
étendue. De quelle pathologie incurable
s'agit-il aux yeux de la Faculté ?
"Un arrêté de
2011 définit la place et le poids
des aliments qu'on doit servir dans
les cantines scolaires, avec le
grammage des saucisses et des
nuggets par exemple. Il contient
quarante pages d'annexes et a été
signé par dix ministres, rendez-vous
compte!"
Comment
"rendre compte" de ce cancer ou de cette
gangrène? Pour photographier le mourant
sur son lit d'agonie, observons le futur
débarquement des anthropologues de la
mort dans la science historique du XXIe
siècle. Pourquoi Tite-Live ou Suétone ne
regardent-ils le monde que dans les
rétroviseurs en miniature de leur temps?
Que signifie, en profondeur, primo
qu'il existe quatre cent mille
normes administratives en France,
secundo qu'il en paraisse un flux
continu de trois cents par an,
soit un règlement toutes les trente-six
heures?
La réflexion politique contemporaine a
oublié le sens anthropologique de cette
démence et la nature même de la plaie, à
savoir que l'hypertrophie administrative
est l'arme immémoriale des Etats et des
civilisations au bord de la fosse et que
la méticulosité des onguents byzantins
dont on enduit les plaies exprime depuis
des millénaires l'ultime subterfuge des
pouvoirs dépassés et résignés à leur
impuissance sur la scène internationale.
Quand un Etat inguérissable est devenu à
lui-même son captif asilaire et l'hôte
de son propre sépulcre, il met en scène
les ultimes ressources d'une minusculité
devenue reptative. Les Etats lubrifiés
par l'extrême onction qu'ils
s'administrent pratiquent une
thérapeutique du funèbre spécialisée
dans le lavage, le nettoyage et le
rinçage de leur nanisme, et leurs
exploits dans le microscopique célèbrent
leurs funérailles par anticipation,
parce qu'ils ont quitté l'arène de
l'histoire en marche pour s'en aller
camper dans la neutralité du monde.
Voyez avec quel empressement les empires
déclinants se ruent en désespoir de
cause sur les seringues de l'oubli.
Exemple d'auto-enchaînement des aveugles
au naufrage de leur mémoire: Justinien
avait six cents barbiers attitrés, mais
le code qui porte son nom était déjà un
Titan administratif impossible à faire
mémoriser aux derniers Cujas de
l'empire.
On voit
que, dans l'éventualité hautement
improbable où l'Europe des bureaux
tenterait d'exorciser la même descente
aux enfers que Rome sous Claude,
Caligula ou Néron, seule une pesée
anthropologique du cubage actuel de
l'encéphale politique de l'Europe
répondrait avec lucidité et simplicité à
la question de savoir si ce genre de
fatalité de l'histoire se laisse
terrasser par des vaccins. Mais puisque
la machine à informer les citoyens
dispose désormais de l'ubiquité et de
l'instantanéité de l'image et du son et
que cette médecine des piqûres n'en
demeure pas moins aussi inefficace que
du temps de Tacite ou de Suétone - et
cela en raison de la "normalisation" de
l'information par des médias complices -
il faut prendre acte de ce que, dans le
cas où les sciences humaines dont
dispose notre espèce n'apprendraient pas
à décrypter le singe loquace à la
lumière d'un humanisme abyssal , il
faudrait redire, avec Auguste mourant: "Fabula
acta est, plaudite".
6 - La
France des animaux malades de la peste
et le diadème des barbares
Mais si
l'inflation ou l'incontinence
du normatif au petit pied doit
s'observer au microscope de la
mondialisation, qu'en sera-t-il de
l'inversion de cette thérapeutique dans
le gigantal d'une géopolitique
sous-informée? Exemple: le Général de
Gaulle ne jouait pas les évangélisateurs
du monde. Pourquoi se gardait-il de
jeter les missels et les bréviaires
patentés de la démocratie apostolique à
la figure des plus grands Etats, sinon
parce que le plus simple bon sens
politique lui disait que si vous
chaussez les bottes de sept lieues des
prédicateurs de la Liberté sur cette
planète, vous vous mettrez à dos les
grands de ce monde, mais que si vous
pesez l'éthique de l'humanité sur la
balance de vos propres dérobades devant
les puissants, ce sera pour la honte de
votre pays que vous illustrerez la fable
de La Fontaine intitulée Le Loup
et l'agneau, qui commence par
ces vers :
" La raison du plus fort est
toujours la meilleure
Nous l'allons montrer tout à
l'heure. "
Voyez les preuves que l'Alceste de la
France en a fournies aux médicastres de
toutes les nations de la terre. On sait
que M. Barack Obama s'est mis dans
l'incapacité des empoisonneurs publics
de jouer aux Esculapes auprès de M.
Poutine, parce que la nation dont la
bannière se veut constellée d'étoiles
s'est attaché aux chevilles les chaînes
des bourreaux vertueux. Le premier, ce
Président a élevé la torture judiciaire
au rang d'une routine procédurale
inscrite dans le code pénal des
Torquemada de la Liberté, le premier, ce
"démocrate" a légitimé les supplices
judiciaires à l'école des saints
matamores des droits de l'homme sur
lesquels la civilisation du XXIe siècle
prétend fonder l'universalité de ses
lumières.
Mais
quelle est la nature de l'abîme qui
sépare les crimes avoués des nations
pécheresses, d'un côté, de leur auto-innocentement
en droit public et privé, de l'autre? A
quelle aune pèserez-vous la normalité
qui validera des exploits de bourreaux
béatifiés par le mythe démocratique,
comment substituerez-vous le lin blanc
des Républiques canonisées à l'école de
la torture aux vêtements funèbres des
repentants et des pénitents? Comment,
dans le monde entier, la démocratie
hisserait-elle ses auréoles sur la tête
des tortionnaires immaculés? Jamais
Hitler lui-même n'a proclamé séraphiques
les aveux extorqués par des supplices,
non, Hitler lui-même n'a jamais posé la
tiare des juristes de droit romain sur
la tête des tortionnaires, non Hitler
n'a pas angélisé et messianisé la race
aryenne à l'école de la torture. Mais,
par son seul silence, Mme Merkel
couronne du diadème des barbares
l'éthique protestante de l'Allemagne de
Kant et de Fichte - et, à ses côtés, la
classe dirigeante de l'Europe entière
arme de son mutisme la lâcheté et la
peur d'une civilisation gangrenée par la
canonisation démocratique de la torture
et placée dans l'écrin du droit pénal du
maître de la sainteté du monde.
7 - La démocratie
mondiale et la torture
Mais si
la République dont les idéalités servent
de bouillon de culture à la tyrannie
garde un silence craintif sur la
légitimation moderne de l'estrapade, que
penserait le Général de Gaulle du Saint
Siège des sauvages dont la démocratie
mondiale porte la couronne? Ne dirait-il
pas que la France des "armes et des
lois" accepterait de jeter la
balance même de l'éthique mondiale à la
ferraille si elle prenait place dans le
docile cortège des chefs d'Etat
convertis à la pratique de la torture
par le plus apostolique d'entre eux?
Mais comment fustiger le retour aux
pratiques judiciaires du Moyen Age parmi
les esclaves d'un Vatican de la torture?
L'homme du 18 juin dirait que Tartuffe a
changé l'échiquier même du sacré dans la
maison d'Orgon et que le premier devoir
proprement politique qui s'impose
désormais à tout chef d'Etat
civilisateur est d'engager son pays sur
le front de la guerre du droit
international contre l'abjection. Sinon,
grande sera la honte de l'Europe aux
yeux des historiens si, dès les bancs de
l'école, les enfants du monde entier
continueront pourtant d'apprendre
piteusement ces vers du fabuliste:
" Selon que vous serez puissant
ou misérable,
Les jugements de cour vous
feront blanc ou noir. "
De
Montaigne à Voltaire et de Molière à
Rousseau, la vraie France cite les chefs
d'Etat en livrée à comparaître devant le
tribunal de la normalité morale
de leur pays. "M. le Président de la
République, lui demande-t-elle,
demeurerez-vous bouche cousue, un
bandeau sur les yeux et de la cire dans
les oreilles à Washington et à Tel Aviv,
sous le prétexte que ces deux Etats
dirigent le monde et se présentent en
guides des dévotions de la planète? Si
vous soufflez dans le cor des Déroulède
de la liberté, si la trompette des
droits de l'homme fait donner de la voix
à quelques stripteaseuses stipendiées
par la CIA en Russie, si la défense et
illustration de la civilisation du droit
affecte d'ignorer les cris qui montent
du jardin des supplices de Guantanamo,
si seules quelques prostituées appelées
à se trémousser les seins nus dans une
église d'Allemagne ou à Notre-Dame de
Paris ont droit aux bénédictions de la
démocratie mondiale, étalerez-vous face
au monde entier le ridicule et la
servitude d'une Liberté française
vassalisée par la vulgarité et la
sottise? M. le Président, ne déshonorez
pas la démocratie de la justice et la
république du droit, ne domestiquez pas
la nation des barricades, ne la placez
pas sous la livrée du tortionnaire de
Guantanamo."
8 - La
politique de la torture et la France
L'abîme enfanterait-il des paradoxes
miraculeux? Les funérailles de l'Europe
supra nationale et le lent réveil des
identités patriotiques réalisent sous
nos yeux une prophétie de 1962 du
Général de Gaulle, tellement il est
clair que le regard encore endormi du
citoyen allemand, italien ou espagnol
sur l'asservissement de leur pays
s'ouvrira au spectacle de la planète des
bourreaux somnolents. Pour l'instant,
les peuples pelotonnés sous le drapeau
du mythe démocratique se trouvent
dépossédés des couleurs de leur foi et
égarés dans les vapeurs d'une
supra-nationalité de l'évangile de la
torture.
M. le Président, si vous ne jugez pas
que la France de la raison politique
souffre au plus profond de son âme et de
son esprit, si vous jugez que la France
de Montaigne et de Voltaire doit jouer
les prudes et détourner chastement son
regard de la chute de la civilisation du
droit parmi les brûle-parfums de la
torture, si les violons et les dévotions
pestilentiels des esclaves d'un mythe de
la Liberté devenu malodorant à
Washington entraînent une France
pudibonde dans la cécité politique des
peuples en livrée, songez que les
cierges de la nation de la raison se
rallumeront dans l'épreuve de cette
puanteur, songez que l'alliance
multiséculaire du génie de la France de
la raison avec le courage intellectuel
clouera au pilori le chœur des idéalités
asservies à un tyran étranger, songez
que les autels d'une Liberté prosternée
dans l'église de la torture judiciaire
seront renversés et que la France de
demain sera jugée sur son silence
sacerdotal ou sur son courage
républicain.
Ne réduisez pas notre pays au rang d'un
enfantelet épouvanté par son maître et
tout effaré de se trouver isolé dans
l'arène des démocraties, osez rendre la
nation orpheline du protecteur mélodieux
qui évangélise la justice mondiale à
l'école du droit pénal des siècles
enténébrés, songez qu'elle est
suicidaire, la politique des apôtres
sanglants de l'abstrait. Il vous
appartient de mettre sur le qui-vive un
Orgon guetté par son asservissement au
Tartuffe des modernes. Si vous vous
laissez garrotter par le retour de
l'Occident à l'aveu sous la torture, si
vous ne retrouvez ni l'âme, ni la langue
du terreau de la France, si vous
renoncez à envelopper la nation dans les
plis de l'étendard des civilisateurs du
monde, si au bord du précipice, vous
négligez les leçons de notre histoire,
de notre destin, de notre Liberté, le
vaisseau de la noblesse des grandes
nations passera toutes voiles dehors au
large de votre carène.
Mais l'heure des crépuscules est aussi
celle où la chouette de Minerve salue
l'aurore d'une éthique ressuscitative,
l'heure où la politique plonge des
racines plus profondes dans les terres
de l'intelligence, l'heure où l'agonie
même des civilisations assure la
renaissance de leur génie. Le
christianisme est né d'un naufrage
planétaire de la politique - dites à la
nation de l'esprit que le monde attend
la victoire de la France trans-tombale
sur les avocats de la torture
judiciaire.
9 - La France des
éveilleurs
Quel est l'électrochoc de l'action
politique qui fécondera à nouveau le
sillon de la France civilisatrice? Nul
autre que la décharge de plusieurs
milliers de volts qui contraindra
l'Europe réveillée à porter le regard de
feu de la raison spirituelle sur le
barbare incrusté sur son territoire
depuis trois quarts de siècle. Mais
n'est-il pas évident que seul un
continent engoncé dans le corset
administratif ou enveloppé dans le
linceul bureaucratique, n'est-il pas
évident que seules les démocraties
couronnées du diadème des idéalités
avilies par le culte qu'elles rendent à
leur propre servitude mettent sous les
yeux des citoyens une taie d'une telle
épaisseur que les bivouacs et les
campements de l'occupant de leurs terres
ne se gravent plus sur leurs rétines?
M. le Président, croyez-vous vraiment
que personne ne suivra l'exemple de la
France de 1966, dont l'hérésie
souveraine a pris, la première en
Europe, la responsabilité de libérer son
sol de la tutelle de l'étranger,
croyez-vous vraiment que le chef d'un
Etat digne de ce nom puisse faillir à
son devoir politique au point d'oublier
l'asservissement qui menace une
civilisation entière placée sous le joug
d'un roi de la torture judiciaire? M. le
Président, l'Italie commence à son tour
de crier à toute la classe des
domestiques de l'étranger: "Rendez-vous,
vous êtes cernés".
Et pourtant, l'opinion publique de la
péninsule n'a pas encore suffisamment
écarquillé les yeux sur les cent trente
sept forteresses américaines qui
quadrillent le sol de l'Italie et qui ne
cessent de s'étendre; car seule la
résurrection d'une éthique universelle
ouvrira les yeux de ce pays sur le
statut du port de Naples, qui
"bénéficie" de l'exterritorialité
imposée par le vainqueur au vaincu d'il
y a soixante-dix ans. Si le conquérant
est également l'empereur de la planète
de la torture, ne pensez-vous qu'il sera
plus facile de briser son joug à la voix
de la conscience et du droit que par la
force des armes?
Mais si le chef de l'Etat ferme les yeux
sur l'intelligence de la politique qui
attend la France de demain, vous n'aurez
retardé que d'un instant la prise de
conscience salvatrice d'une civilisation
menacée de perdre son âme et son éthique
à l'école même de la trahison des clercs
de notre temps et de l'intelligentsia
mondiale des démocraties. Car l'heure
sonnera où la classe dirigeante du Vieux
Continent comparaîtra à la barre de
l'histoire des civilisations en péril,
l'heure viendra où les juges du tribunal
des nations humiliées par leurs propres
élus reprocheront aux accusés d'avoir
signé des traités infamants aux fins
d'asservir les souverainetés nationales
à un empereur des sauvages. A quel
endroit Clio vous fera-t-elle siéger
dans ce théâtre, au balcon, au parterre
ou sur la scène? Déjà l'Italie dénonce
l'Europe des fonctionnaires asservis à
une puissance étrangère, déjà l'Italie
accuse la caste de ses gens de maison
d'amputer la nation de son statut d'Etat
souverain, déjà l'Italie fait entendre
la voix de sa fierté renaissante, déjà
l'Italie murmure aux oreilles du peuple
de la Louve qu'il est né d'un géant
qu'on appelait l'empire romain.
M. le
Président, sachez que, peu à peu, la
jeunesse européenne écarquillera les
yeux sur la vassalisation des
démocraties de la torture, sachez que
les peuples qui auront égaré leur
dignité dans l'épreuve seront expulsés
de l'arène de l'histoire du monde, mais
sachez aussi que la vocation politique
de la France du XXIe siècle sera
d'ouvrir les yeux de l'Europe entière
sur son vassalisateur messianisé, sachez
également que le destin de la France de
demain sera celui des grands éveilleurs.
Reçu de l'auteur
pour publication
Le sommaire de Manuel de Diéguez
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