Le fantassin de la laïcité nationale:
Voyez-vous, Monsieur, la ruine de la République de
l'intelligence tient à l'asthénie politique de la laïcité.
Comment voulez-vous fonder l'unité morale et intellectuelle d'un
pays dont le culte de la raison avait pourtant bâti les premiers
autels, comment voulez-vous convertir aux droits et aux pouvoirs
de la méthode le peuple des logiciens de 1789 si nous renonçons
à former les générations montantes à l'école d'un discours
raisonné? Hélas, notre pauvre éducation nationale n'initie plus
les enfants aux principes qui guidaient la droiture de
l'intelligence française - elle se contente de charger leur
mémoire de savoirs tout bêtement exacts.
Le philosophe
: Fort bien, Monsieur, mais comment
définissez-vous la laïcité?
Le fantassin
: La laïcité, c'est la tolérance à l'égard
de toutes les religions de la terre, la laïcité, c'est le
respect que professe notre civilisation à l'égard de toutes les
croyances sacrées qui rendent désormais le monde aussi
providentiellement divers que du temps du polythéisme, la
laïcité c'est la substitution de la bénédiction républicaine à
la bénédiction apostolique. Tous les catéchismes et tous les
mythes sacrés en bénéficieront dorénavant - et, dans le même
temps, quel élan unanime du genre humain vers la compréhension
rationnelle du monde si la laïcité, c'est également et tout à la
suite la proclamation sans ambages de la séparation radicale des
catéchèses ecclésiales et des Etats rationnels!
Le philosophe
: Je crains de rencontrer la résistance
d'une première casemate fortifiée sur le chemin de l'œcuménisme
que suivra votre raison en promenade; car je doute de la
cohérence cérébrale d'une laïcité que vous placez maintenant sur
la même route fleurie que la théologie prospère des Eglises.
Qu'est-ce que votre tolérance équitablement partagée entre les
droits de la logique d'Euclide et celle de la Révélation? Par
quel raisonnement d'une rigueur exemplaire, je l'espère,
fondez-vous le rayonnement de la France rationnelle dans le
monde sur un postulat philosophique contradictoire par nature et
par définition? Car vous nous présentez les attraits d'une
tolérance complaisante aux dieux dont un long usage de leurs
bénédictions a certifié la pédagogie. Mais leurs doctrines se
trouvent en guerre les unes avec les autres. Comment votre
tolérance se présentera-t-elle, dans le même temps, en
porte-parole assermenté de la vigueur et de la cohérence de la
pensée républicaine? La logique universelle dont la raison
véritable est armée déploiera-t-elle par centaines les
banderoles d'une légitimation générale des usages et des
traditions les plus absurdes?
Le fantassin
: Tout Etat responsable se fonde sur une
raison responsable. Comment défendez-vous une laïcité
politiquement irresponsable et, par conséquent, incivique?
Le philosophe
: Fort bien: vous avouez que votre
tolérance n'est pas philosophique pour un sou, mais seulement
politique en diable; vous avouez que les démocraties l'ont
adoptée pour le seul motif qu'elles l'ont jugée payante, donc de
nature à défendre l'ordre public à peu de frais. Mais alors,
comment annoncerez-vous tout à trac aux croyants les plus
convaincus, donc aux citoyens persuadés de la pertinence de leur
orthodoxie religieuse , que la République consent non point à
valider franchement, mais seulement à "tolérer" hypocritement
leur erreur et qu'elle met beaucoup d'habileté politique à
plaquer le masque de la charité sur le visage d'une France
devenue tartufique des pieds à la tête?
Si vous avez
affaire à des cervelles pour lesquelles deux et deux font cinq,
pourquoi renoncez-vous si vite à réfuter leur aberration? Tout
simplement, parce que vous savez bien que les croyances
religieuses sont tenaces et même indéracinables, de sorte que
vous vous dites qu'il appartient à tout Etat de sens rassis de
les accepter du bout des lèvres, donc de renoncer à faire régner
de force les théorèmes des géomètres de la condition humaine
dans les têtes rebelles à en écouter les prémisses et les
conclusions. Mais c'est assurer seulement la paix civile que
d'édicter l'interdiction pure et simple de débattre sérieusement
de la nature des dieux. En politique, ce n'est pas la logique,
mais seulement la politique qui dit ce qui est rationnel et ce
qui ne l'est pas. Votre tolérance est donc feinte et contrefaite
du seul fait qu'elle n'est pas honnêtement légitimable dans
l'ordre des sciences et des savoirs reconnus, votre laïcité
décérébrée n'est rien de plus que la forme du machiavélisme que
l'éducation nationale des démocraties a lovée au cœur d'une
Liberté rendue secrètement acéphale, mais fière de la vacuité
cérébrale de son civisme.
2 - La
laïcité et la logique
Le fantassin
: Ne savez-vous pas que la séparation de
l'Eglise et de l'Etat commence sur les bancs de l'école et
qu'elle repose entièrement sur l'enseignement, dès le plus jeune
âge, des droits de la raison, donc sur l'initiation des enfants
aux pouvoirs de l'argumentation logique? Comment la France de
notre génération déverserait-elle les principes d'une logique
cacochyme dans les têtes innocente de la génération suivante?
Le philosophe
: Dans ce cas, dites-moi, je vous prie,
comment vous édifiez sans le dire et en catimini une République
que vous avez amputée en coulisses de l'esprit de logique de la
France, dites-moi, je vous prie, ce qu'il en est d'une nation
que vous ne prétendez laïque que pour rire? Quel sens faut-il
donner à votre refus masqué, mais catégorique d'exercer
pleinement les droits de la pensée rationnelle? L'autorité
régalienne qu'exerce votre laïcité retorse et contrefaite, vous
en déguisez non moins pieusement la doctrine que l'Eglise fait
monter le pain de sa dogmatique dans le four de sa sainteté.
Mais qu'est-ce qu'un Etat tellement illogique qu'il renoncera
non moins fermement qu'une tyrannie cauteleuse ou une théologie
impérieuse à convaincre l'adversaire par des démonstrations
serrées et conduites en bon ordre? Que vous placiez l'autorité
de votre despotisme sur un trône terrestre ou céleste, ce sera
toujours à un maître que vous obéirez. Croyez-vous vraiment que
la France laïque pourra s'offrir longtemps le luxe de jeter la
pensée logique par-dessus bord, croyez-vous vraiment que la
République fera de l'irrationnel le levain de sa foi aussi
aisément que l'Eglise reçoit la manne de la Révélation dans ses
ciboires?
Le fantassin
: L'arbitraire s'accompagne toujours d'une
oppression. Je ne vois pas de quelle oppression les croyants
auraient à se plaindre au sein de notre République. Ce sont la
Monarchie de Juillet, la Restauration et le second Empire qui
ont mis en place une dictature catéchétique, si j'en crois une
éducation nationale qui me l'a enseigné sur les bancs de l'école
laïque.
Le philosophe
: Imaginez un instant une France dans
laquelle la religion catholique, apostolique et romaine aurait
retrouvé dans leur plénitude, primo, l'exercice de la
puissance publique, secundo, l'autorité du clergé sur la
société civile, tertio, les moyens de la hiérarchie
sacerdotale de régner sur les esprits dont elle disposait sous
la monarchie; puis, imaginez que cet Etat armé de nouveau et
jusqu'aux dents des droits de son ciel, que cet Etat, dis-je,
daigne vous accorder une grâce particulière, celle de vous
damner de votre propre chef; imaginez, de surcroît, que ce
sceptre d'une fausse liberté soit censé vous élever au rang
d'élu d'un Dieu résigné - celui que le progrès continu des
savoirs rationnels dans le siècle contraindrait, de son propre
aveu, à vous décorer des insignes de son propre accommodement
aux prétentions effrontées du profane. Dans ce cas, ne
s'agirait-il pas exclusivement, pour les représentants
assermentés de leurs dogmes aux abois, de sauvegarder bon gré
mal gré les apparences d'un ordre public et d'une unité
théologiques de la nation, alors que celle-ci serait censée
avoir chu dans les affres du temporel et se trouverait livrée
aux tortures de la damnation aux yeux du Saint Siège? Que
diriez-vous de tant de bienveillance et de bénignité apparente
d'une Eglise de ce genre à votre égard, de tant de clémence et
de condescendance du Vatican pour votre hérésie, de tant de
mépris de Rome sous l'affichage benoît de sa charité?
Et maintenant, prenez la situation inverse,
celle d'une République devenue maîtresse des lieux. Ne
sera-t-elle pas contrefaite à son tour, une laïcité frappée de
l'interdiction doctrinale de réfuter le péché d'ignorance et de
sottise dans les écoles publiques, ne sera-t-elle pas hypocrite,
elle aussi, une raison républicaine dont le refus de raisonner
se parera d'une sagesse politique souveraine ? Mais croyez-moi,
les fidèles ne sont pas dupes des gages de votre fausse bonté.
Ils préfèreraient que vous tiriez le fer que d'assister au
spectacle de vos dérobades sous l'apprêt de vos bénédictions
laicisées.
3 - La
laïcité respectueuse
Le fantassin
: Je ne vois pas comment la laïcité
respecterait les croyances religieuses de bonne foi si elle leur
infligeait l'humiliation de les réfuter sur le pré. Les bons
républicains n'ont pas d'autre choix que de laisser l' épée au
fourreau.
Le philosophe
: Dans ce cas, je vois se dessiner à
l'horizon une difficulté morale de plus forte taille encore que
la difficulté cérébrale, celle de la définition du respect.
Est-ce respecter les peuplades primitives de s'incliner
bien bas devant leurs grigris? Est-ce respecter un
interlocuteur que de demeurer bouche cousue devant lui, mais de
n'en penser pas moins? Est-ce respecter un ignorant que
de juger inguérissable sa sottise? Voyez le coup de force
inavoué que vous cachez sous les dehors trompeurs de votre
respect: vous laissez l'illettré croupir dans son trou, mais
vous tranchez les armes à la main de l'étendue des pouvoirs
intellectuels et politiques que vous concédez à son idole. Ce
sera à votre seule initiative que le totem se verra signifier
votre interdiction pure et simple de se mêler de politique au
sein de la République. Vous réduisez les apanages de l'amulette
du ciel au droit que vous lui accordez de dresser l'oreille aux
prières de ses adorateurs; mais ces derniers, vous les parquez
dans leurs demeures ou leurs temples et vous ratatinez les
prérogatives de leur culte au point de leur interdire de jamais
se manifester au grand jour et sur la voie publique. Mais, dans
le même temps, vous renoncez prudemment à convaincre les
croyants de l'inanité de leur théologie.
Le fantassin
: La République ne réfute les dieux que
dans la mesure où la nécessité s'en impose aux démocraties
rationnelles. Les juifs ont réfuté les idoles des païens, non
point jusqu'à les proclamer inexistantes, mais seulement en tant
qu'impuissantes, donc inutiles, puisque non profitables à leur
politique; les chrétiens sont allés un peu plus loin - les dieux
trop anthropomorphes à leurs yeux étaient ridicules et ne
pouvaient exister. Mais leurs connaissances psychologiques des
dieux rentables n'allait pas jusqu'à psychanalyser la politique
de l'idole panoptique qu'ils s'étaient donnée. Pourquoi
voulez-vous que la République réfute une divinité autrefois
omnipotente et omnisciente, mais qui n'est plus enseignée ni
dans les écoles publiques, ni dans les écoles confessionnelles,
puisque les manuels scolaires ont été déniaisés dans les deux
institutions et que tous les enseignants reconnus sont désormais
habilités par des diplômes laïcs?
Le philosophe
: Que voilà un beau prétexte pour mettre
un terme à la conquête de la connaissance scientifique du genre
simiohumain! A ce compte, nous ne saurons jamais ni pourquoi les
ancêtres ont cru en leurs faux dieux pendant trois millénaires,
alors qu'ils excellaient déjà dans les arts et les sciences, ni
pourquoi nous croyons encore en trois fantômes qui
trépasseraient aussitôt dans l'ordre politique si nous leur
retirions leurs fourches du diable et leurs marmites infernales
- ce dont les Eglises se gardent bien.
Quelle est la solidité de votre prétendue
science de tous les dieux ou d'un seul si elle vous interdit
encore de vous mêler résolument de leurs affaires dans la cité
et de leur fermer le caquet? Elle est infirme, votre
anthropologie critique si elle vous autorise à ne condamner les
idoles que superficiellement, donc sans oser les citer à
comparaître devant votre tribunal, faute, me semble-t-il, de
vous trouver en mesure de rédiger l'acte d'accusation qui
répondrait à la question de savoir pourquoi l'encéphale des
évadés de la zoologie sécrète des dieux ; elle est manchote,
votre science du simianthrope si elle n'ose prêter une oreille
même distraite au Céleste enraciné au plus secret de
l'inconscient du singe vocalisé. Mais si votre judicature n'est
pas suffisamment légitimée à vos propres yeux, comment
pouvez-vous prétendre respecter un ciel auquel vous interdisez
pourtant d'autorité de mettre le nez dans les affaires de votre
République? Pourquoi ne daignez-vous pas réduire sa folie a quia
? Les chrétiens ont osé ridiculiser les autels des païens et
anéantir leurs simulacres sacrés. Pourquoi reculez-vous devant
la superbe des trois dieux uniques qui vous font délirer, alors
qu'ils ne se chamaillent qu'avec les atouts que vous leur avez
mis entre les mains? Comment se fait-il que vous les saluiez
d'un hochement de tête et que vous poursuiviez votre chemin en
détournant les yeux? Craignez-vous d'en apprendre davantage sur
l'homme et sur la politique qu'à réfuter Neptune ou Apollon?
Et puis, votre laïcité au petit pied
a-t-elle seulement des titres à se proclamer citoyenne si vous
vous contentez de remplacer les fausses allégations de Jupiter
par la prosternation des Français et de leur Ministère de
l'éducation nationale devant le mutisme apeuré de l'intelligence
de la France? Qu'avez-vous fait du cerveau de la nation depuis
1905? Puisque nous savons, nous, que l'idole à trois têtes
devant laquelle notre espèce continue de s'agenouiller n'a
d'autre domicile que les boîtes osseuses en folie des déments
qui les adorent, l'honnêteté qui inspire l'esprit de logique de
la République exige pour le moins que nous consentions à les
extraire des cervelles et à en exposer les effigies sur les
places publiques.
4 - La République aux cent têtes
Le fantassin
: Si Périclès avait ordonné la séparation
de l'Eglise et de l'Etat, il lui aurait bien fallu sauver les
apparences de la foi à Athènes; et comment les aurait-il sauvées
sans imposer le silence, du moins en public, aux prêtres de
Zeus, d'Athéna, de Mars et de Poséidon ? Allez-vous redonner à
l'Eglise de France le droit de haranguer et même d'ameuter les
citoyens dans la rue ? Nous avons mis deux siècles à seulement
limiter quelque peu le pouvoir immense dont disposait l'Eglise
sous la monarchie et qui lui permettait d'égarer le faible
entendement des foules de l'époque ; et maintenant vous
prétendez tout subitement redonner au clergé gallican le droit
de tromper les sots, et cela sous le prétexte, absurde par
définition, selon lequel le droit naturel des dévots devenus
républicains serait de nous faire entendre leurs arguties avec
la même docilité pieuse qu'ils doivent, eux, à leur ignorance et
à leur naïveté ! Mais vous savez bien que si vous mettez face à
face un savant et un ignorant et si vous demandez au public de
les départager, ce sera toujours le plus bavard et le plus malin
qui se verra couronné des lauriers du vainqueur. Si l'astrologie
était enseignée dans nos écoles, la moitié des Français
croiraient à l'astrologie. Comment pouvez-vous redonner tous
leurs droits aux idoles, et cela au nom même de la laïcité?
Le philosophe
: Tiens, tiens, vous voilà tout allumé
d'une saine indignation philosophique , vous voilà monté sur le
pont d'une raison plus logicienne! Mais vous éludez encore la
vraie question, qui n'est pas de combattre sur le front des
droits de l'ignorance et de la sottise, mais de préciser ce
qu'il en coûtera à la raison incohérente du XXIe siècle que vous
nous préparez, vous qui videz la laïcité du contenu qui la
définit, vous qui la rendrez si fièrement irrationnelle à son
tour qu'elle vous reconduira tout droit à la même capitulation
de la pensée logique que la théologie du Moyen Age. Savez-vous
que, plus d'un siècle après la séparation de l'Eglise et de
l'Etat, un tiers des Français croit encore dur comme fer en
l'existence du paradis et de l'enfer? Vous estimez qu'il n'est
pas digne d'une République de la raison de perdre son temps à
réfuter des totems. Mais savez-vous que les concepts se
totémisent à leur tour et qu'on ne devient un spéléologues des
profondeurs de l'inconscient de la "raison" elle-même que si
l'on a appris à observer les idoles verbifiques qui trônent dans
les têtes?
Le fantassin
: Sachez , Monsieur le philosophe, que la
République ne viole pas les consciences, sachez que la
démocratie compte sur les progrès constants de la raison dans le
monde, même si ces progrès doivent se révéler d'une lenteur
désespérante, sachez que la France refuse tout net de fonder les
droits de la pensée rationnelle sur le recours à la force.
Le philosophe
: Mais, mon bon Monsieur, qui vous parle
de faire appel à la force des baïonnettes ? Votre laïcité
faussement revêtue des apanages d'une République d'avant-garde,
mais engagée sur le front de bataille de la raison totémisée du
monde actuel, votre laïcité, dis-je, refuse avec persévérance
d'honorer les droits attachés depuis Voltaire à l'exercice de la
pensée critique; et votre refus de décrypter la totémisation
rampante de la raison des modernes et d'en connaître la
généalogie suffira grandement à fonder votre espèce de liberté
intellectuelle sur un obscurantisme condamné à ignorer les
ressorts anthropologiques de vos idéalités sacralisées. Vous
avez beau jeu de vous faire une gloire de garder vos gendarmes
dans leurs casernes si votre pacification cérébrale de la France
repose sur votre censure des conquêtes de la postérité du siècle
des Lumières. Je vois les mâchoires discrètement sacerdotalisées
de votre République verbifique dévorer à belles dents les
"hérésies" de la raison combattante de demain.
Qu'en est-il de
la raison de la France rousseauiste dont vous bénissez encore
les ciboires et les cierges ? Vous êtes les nouveaux naturistes
; c'est pourquoi vous croyez n'avoir pas à vous mettre sur la
piste de la divinité même fatiguée de votre temps. Vous ne
refusez que les théologiens qui ont minutieusement recensé les
traits de leur idole à l'école de deux millénaires de leur
doctrine. Vous avez seulement dépassé les théoriciens du ciel
qui vous dessinaient les contours abrupts ou amollis de leur roi
dans les nues et sur la terre. Ceux-là, pourquoi se
tueraient-ils à faire semblant d'apprendre les secrets d'une
idole dont ils prétendent connaître les arcanes en long et en
large et depuis tant de siècles? Mais vous, pourquoi n'avez-vous
pas connaissance des rouages du dieu Liberté qui rôde dans les
couloirs de votre République et qui fait fumer vos sacrifices
sur les autels du langage devant lesquels votre démocratie
ensanglantée se prosterne?
5 - La
quête de la raison
Le fantassin
: Où voulez-vous en venir?
Le philosophe
: Vous le savez bien : si la République se
prélassait dans les aîtres d' une raison accomplie, donc arrivée
à bon port, croyez-vous que la France demeurerait un Etat
intellectuellement vivant? La pensée suit son chemin de croix.
Il lui est interdit de prendre place sur le bateau ivre que sa
rivale, la théologie, croit conduire d'une main sûre. Jamais le
paradis de la vérité rationnelle ne rivalisera à armes égales
avec celui d'une mythologie exercée, elle, à s'enfermer de
génération en génération et de siècle en siècle dans des fortins
inattaquables. Mais s'il appartient à la République de la raison
de poursuivre inlassablement son voyage, comment fonderiez-vous
l'ordre public sur une forme nouvelle de la paresse d'esprit,
celle que vous avez baptisée la tolérance au pays
d'Alice? Sous le masque de votre tolérance, j'y reviens, je vois
un refus sacerdotal de faire progresser la connaissance des
secrets redoutables du genre humain, je vois l'orgueil et la
peur à travers les trous du manteau de votre parcelle de raison.
Le fantassin
: J'ai foi en l'avenir de la science,
Monsieur, j'ai foi en l'élan naturel que la révolution française
a donné à l'intelligence dans le monde entier. Comment ne
vaincrait-elle pas un adversaire tapi derrière les murailles
fissurées de ses dogmes? Comment ne terrasserait-elle pas les
régiments de la peur à l'école des légions aguerries d'une
logique dont rien ne saurait arrêter la marche?
Le philosophe
: Que voilà un beau stratège! J'ai déjà
dit que les religions n'ont pas à fortifier sans relâche leurs
châteaux forts, puisqu'elles ont disqualifié d'avance et à
jamais les armes présentes et futures de leurs agresseurs.
Est-il une stratégie plus assurée de l'emporter à tous coups que
de n'avoir en rien à réfuter des arguments? Mais voyez comme
nous sommes à la peine: si nous n'allons pas défier l'ennemi
dans ses retranchements, si nous n'ouvrons pas une brèche dans
ses rangs, si nous suspendons un seul instant nos assauts sur un
champ de bataille qui nous est étranger, si nous n'observons pas
la rouille qui menace sans cesse nos propres armes, si nous ne
fortifions pas sans relâche nos propres campements à l'école des
dangers de la pensée vivante, donc faillible, nous tomberons
dans la même léthargie cérébrale qui, depuis l'âge des premiers
singes raisonneurs, donne à la foi la citadelle inviolable de sa
somnolence pour trésor. Ce ne sont pas des légions sous les
armes que nous combattons, c'est le sommeil du genre humain.
Croyez-moi, cet ennemi-là dispose de ressources dont vous
mesurez mal l'étendue. Si vous n'y prenez garde, une laïcité à
l'usage de Paul et Virginie et que vous croyez
encore habile à naviguer entre les récifs périra beaucoup plus
rapidement que la paresse d'esprit des croyances dont les
Bernardin de Saint Pierre de la démocratie auront renoncé à
combattre les ténèbres, parce qu'il est dans la nature d'une
raison bucolique de périr corps et biens dans la stagnation,
tandis que les religions prospèrent à servir de havres
tranquilles à une humanité avide de s'engourdir.
Le fantassin
: Monsieur, ne pensez-vous pas que votre
philosophie d'une laïcité périlleuse et sans cesse au combat
conduira l'humanité tout entière à l'anarchie? "De l'audace,
encore de l'audace et toujours de l'audace", disait Danton.
Mais quels Etats et quelles sociétés peuvent-ils se condamner à
faire progresser sans fin leur apostolat? Ne vaut-il pas mieux
administrer prudemment la boîte osseuse de la France et des
Français, quitte à la laisser faire escale dans une rade trop
tranquille, s'il est mortel de la livrer précipitamment aux
risques de la navigation en haute mer? Car enfin, si la
République socratique que vous appelez de vos vœux était vouée à
approfondir sans relâche la connaissance la plus angoissante des
secrets du genre humain et si la science de notre évolution en
panne se révélait de plus en plus mortelle pour la cité, n'en
viendrions-nous pas à nous demander pourquoi il existe des
religions messianiques, donc pourquoi notre espèce se forge des
dieux prometteurs, donc pourquoi elle s'enivre de songes tour à
tour euphoriques et terrifiants, donc pourquoi les évadés de la
nuit animale se montrent bien souvent, je vous le concède, plus
prêts à prendre les armes pour défendre les rêves qui comblent
leurs attentes que leurs pauvres lopins sur la terre ? Est-il de
sage politique finaliste, Monsieur, d'expédier la sotériologie
républicaine et la démocratie édénique siéger dans le royaume du
salut par le savoir si, décidément, les extases du vrai savoir
sont incompatibles avec les exigences de l'action?
6 - Le
regard sur le Dieu des singes
Le philosophe
: Je ne vous le fais pas dire! Voyez-vous,
depuis la parution de L'origine des espèces de
Darwin en 1859 et de l'Interprétation des songes
de Freud en 1900, ce n'est plus l'astronomie minusculisée de
Copernic qui se voit frappée d'interdit par tous les Etats du
monde, mais la spectrographie anthropologique du Dieu de la
délivrance que nos ancêtres adoraient. Au XVIIIe siècle, c'était
encore le récit de la création qui commençait de se trouver
réfuté par les encyclopédistes ; aujourd'hui, c'est la croyance
en l'existence même d'une idole soi-disant rédemptrice, mais aux
châtiments sauvages et aux récompenses trompeuses, d'une idole
de la délivrance qui se révèle scindée entre trois cervelles
calculatrices, trois morales intéressées, trois théologies
harponneuses, trois clergés gros et gras, trois hameçons
catéchétiques, trois codes pénaux en lambeaux, une idole qui se
révèle un totem aussi sanglant que stupide et que nos
anthropologues relèguent dans le paléolithique. Votre laïcité
sera bonne à jeter aux orties si, cent six ans après la loi de
séparation de l'Eglise et de l' Etat, elle n'ose pas davantage
démontrer les duperies du ciel que Descartes ne s'est risqué à
défendre l'héliocentrisme quatre-vingts ans après la parution du
De Revolutionibus du grand Polonais. Qu'en est-il
de l'animal politique coincé entre ses béatitudes et ses
tortures infernales et que nous appelons "Dieu"?
Le fantassin
: Vous allez un peu fort ! Vous avez de la
chance que la République ait aboli la sainte inquisition et ses
bûchers!
Le philosophe:
La raison est à l'école des blasphèmes et des sacrilèges. Voyez
dans quel abîme de l'ignorance et de la sottise vous vous
précipitez si, près d'un demi-millénaire après le procès de
Galilée, vous prétendez priver la République des saintes
profanations de la raison de demain. Car vous allez substituer
aux pouvoirs d'un ciel abêti et cruel les apanages, régaliens à
leur tour, des Etats auto- idéalisés à l'école des artifices de
leur propre verbiage. Si vous vous décidez à faire débarquer
dans nos écoles la connaissance anthropologique de la sauvagerie
de tous les dieux, quel portrait de la barbarie de nos ancêtres
que le spectacle du monstre céleste qui se faisait offrir leur
chair et leur sang sur ses offertoires et auquel nos malheureux
ascendants payaient le tribut de la rédemption de leurs
squelettes! Si la République devenait le nouvel Isaïe de la
raison du monde, comme nous jetterions allègrement aux orties le
garant de l'éternité de nos ossatures! Voyez comme nous sommes
loin du petit séisme astronomique qui a bouleversé la boîte
crânienne des théologiens du cosmos il y a un demi-millénaire,
voyez comme notre siècle sera celui du chambardement de la
science du fonctionnement cérébral de notre espèce ou ne sera
pas. Souvenez-vous de ce que les décadences sont toujours liées
aux paniques de la pensée. Ce sera au prix de la décadence de la
civilisation mondiale de l'intelligence que vous porterez votre
laïcité acéphale sur les fonts baptismaux des formes nouvelles
de l'ignorance du monde. Mais peut-être la vraie France
fécondera-t-elle la conque osseuse d'une humanité encore en
devenir.
7 -
L'homme et l'imaginaire
Le fantassin
: Comment démontrez-vous l'inexistence,
sous quelque forme spatiale que ce soit, du Dieu des sacrifices
sanglants dans un univers devenu multidimensionnel? Et puis,
même si l'idole n'existait que dans les esprits, songez qu'un
Dieu privé de ses foudres et de sa chambre des tortures
désarmerait la République des châtiments. Retirerez-vous son
glaive dans l'imaginaire à la France dite "des armes et des
lois"?
C'est pourquoi je me demande si la
République, elle, se trouve ailleurs que dans le cerveau des
Français. Je vous défie de jamais rencontrer ce personnage au
coin de la rue; mais si vous soutenez qu'il se cacherait dans
les articles de la Constitution, qu'il se ferait voir davantage
en chair et en os sur les bancs de l'Assemblée nationale, que
son corps serait visible sous l'uniforme des agents de la force
publique, que les robes noires des magistrats et des ténors du
Barreau manifesteraient sa réalité physique, vous me répondrez
que la France et son Etat ne sont présents que sous l'os frontal
des habitants de ce pays et que la géographie se refuse à porter
secours aux attentes de l'esprit et du cœur. La question se
réduit donc, me semble-t-il, à celle de savoir pourquoi les
dieux ont eu d'abord des bras et des jambes, puis se sont
réduits à un souffle dans l'éther, alors que la France ne se
gêne pas de donner le change et de faire croire qu'elle existe
indépendamment de la foi de ses fidèles et qu'elle aurait donc
besoin de l'étoffe de ses drapeaux et des rubans de ses
décorations pour bien montrer qu'elle n'arbore des signes et des
signaux que pour se prouver à elle-même qu'elle n'est ni une
vapeur, ni un simple acteur de l'esprit.
Mais ne
pensez-vous pas que l'humanité a besoin de substantifier des
personnages mentaux et que la politique veut rencontrer son
propre corps collectif et le concrétiser dans l'imaginaire afin
de s'en faire un interlocuteur public? Mais alors, ne
pensez-vous pas que le dieu des cierges et des ciboires est
construit sur le même modèle? Voyez comme il a besoin de
cérémonies, de rites, de chasubles, de crosses d'évêques et de
régiments de prêtres pour exister, lui aussi, à l'exemple de la
France!
Le philosophe:
Vous voyez bien que la dissection anthropologique de "Dieu" nous
éclaire sur la vie des Etats et des hommes dans l'imagination
patriotique et religieuse confondues! Songez que le simianthrope
est un animal né social et que, de la fourmi aux abeilles et aux
loups, les animaux socialisés par la nature se révèlent
hiérarchisés, donc placés par leur capital psychogénétique sous
les ordres d'un chef à la fois réel et imaginaire, de sorte
qu'ils se sentent appelés par leur propre dédoublement cérébral
à se ranger docilement sous un sceptre bicéphale et à en
respecter les commandements bifaces avec une docilité ou une
indocilité qu'ils appellent leur liberté ou leur servitude. Puis
le lent grossissement de la conque osseuse du singe évolutif au
cours des âges l'a nécessairement conduit à se demander ce qu'il
adviendrait de ses chefferies physiques et mentales s'il n'avait
pas de harpon pour capturer et domestiquer l'air, la mer et les
étendues célestes.
C'est pourquoi une simiohumanité devenue peu ou prou
post-zoologique à la rude école d'apprentissage des millénaires
de ses songes s'est donné dans les nues des maîtres fabuleux et
de plus en plus proportionnés à l'extension de son environnement
oculaire et mental. Mais comment retirer leur casquette aux
idoles si je suis un animal dédoublé entre son corps et ses
songes ? Quand la difficulté de séparer Poséidon de la mer et
Apollon du soleil est devenue plus difficile que de séparer
Hermès du commerce, il nous a bien fallu reléguer Zeus dans un
au-delà du monde visible, mais sans lui retirer pour autant les
cordes qui nous rattachent à lui. Nous en avons profité pour
attribuer au glaive sanglant de la justice de Zeus des qualités
morales et politiques de plus en plus incompatibles avec sa
fonction de président de nos tribunaux et de garde-chiourme de
nos prisons. Depuis lors, trois idoles carcérales et séraphiques
à souhait sont devenues les étais, les poutres de soutènement et
les recours du singe qu'épouvante le vide et le silence de la
geôle de l'immensité dans laquelle il se trouve enfermé.
Le fantassin
: Vous vous demandez donc comment nous
allons désensauvager l'idole des singes sans la réduire à une
potiche politique.
Le philosophe
: Je me demande avant tout comment nous arracherons la
République aux griffes d'un empire étranger si notre laïcité en
était réduite à recourir aux armes de la raison rudimentaire des
ancêtres. Etes-vous sûr que votre laïcité acéphale se révèlera
l'instrument d'un asservissement moins complaisant de la France
et de l'Europe à l'empire américain qu'une idole trop hâtivement
désarmée? Autrement dit, sommes-nous condamnés à retourner aux
dieux primitifs pour survivre ou bien allons-nous nous donner un
Dieu de l'intelligence? Mais ce Dieu-là, comment le ferons-nous
"exister"?
Le fantassin
: Fort bien, fort bien ; mais pourquoi
croyez-vous que Socrate a bu dans un esprit patriotique la ciguë
mortelle dont les archontes de la ville ont jugé de sage
politique de lui tendre la coupe? Ne pensez-vous pas que ce
philosophe indocile a compris le danger pour la philosophie
elle-même de tomber dans une misanthropie incivique si elle ne
scellait pas une alliance docilement patriotique et indissoluble
avec les Etats de son temps ? Votre "Dieu" de l'intelligence,
sur quelle balance pèserez-vous la supériorité de son encéphale?
8 - La
sainteté de la raison
Le philosophe:
Vous admettez donc que si la sagesse politique la plus médiocre
était l'âme véritable de la laïcité, il nous faudrait négocier
la bancalité cérébrale de la République d'aujourd'hui avec les
archontes . Mais ne croyez-vous pas que les vrais guerriers de
la laïcité se mettent à l'école et à l'épreuve de la ciguë
socratique?
Le fantassin
: Bon, entrons encore davantage dans les
sacrilèges de votre dialectique de la sainteté de la raison:
certes, la France socratique ne saurait rendre la raison de
notre siècle aussi ignorante et aveugle que la bonne et sotte
théologie de nos ancêtres. Mais si nous lui fournissions des
arguments acérés, croyez-vous que nous nous serons mis à l'abri
pour si peu? Qui nous assurera que nous ne courrons pas à bride
abattue vers l'autre danger que vous avez évoqué, celui de
tomber dans un second Moyen Age? Comment les peurs qu'on prend
pour des garde-fous ou des sauve-qui-peut protègeraient-ils les
démocraties des audaces fécondes, donc selon vous, des
blasphèmes créateurs que prononcera la raison? Vous dites que si
une Liberté fondée sur le refus d'accorder ses droits à la
pensée critique devait se rendre aussi catéchétique dans les
coulisses que sa rivale dans le ciel, le tour serait venu, pour
la fille aînée d'une raison privée de votre bistouri, d'enfanter
un obscurantisme du XXIe siècle. Vous dites que cet
obscurantisme de la dernière cuvée se prétendra faussement laïc
et démocratique à souhait. Mais comment démontrez-vous que seul
le scalpel d'une laïcité résolument pensante protègera la France
des attraits du faux messianisme de la démocratie américaine.
Comment démontrez-vous qu'une laïcité timide serait l'arme d'une
vassalisation irrésistible de l'Europe?
Le philosophe:
Ne voyez-vous pas que le culte d'une raison démocratique amputée
conduira le monde moderne à un tartuffisme de la liberté
politique aussi contrefait que le culte précédent, qui livrait
les vaincus à leur vainqueur sous les couleurs d'une divinité
faussement irénique et toujours complice du plus fort, ne
voyez-vous pas que votre France se prosternera devant les idoles
du langage forgées sur l'enclume des idéalités politiques du
Nouveau Monde, ne voyez-vous pas que les totems du triomphateur
se révèleront non moins redoutables que les grigris dont la
monarchie fleurissait ses autels, ne voyez-vous pas que votre
République d'une laïcité décérébrée armera de pied en cap un
clergé bureaucratique auquel sa piété docile servira d'échine
aussi flexible que celle du clergé chrétien, ne voyez-vous pas
que votre scolastique des droits de l'homme enfantera une classe
dirigeante fière de sa demi "raison" politique, ne voyez-vous
pas que votre sacerdoce de la Liberté distribuera les nouveaux
bénéfices ecclésiastiques dont la fonction publique déversera la
manne et le pactole, ne voyez-vous pas que le nouvel esprit
d'orthodoxie qui s'imposera au cœur de l'Etat de demain sera
forgé sur l'enclume des idéaux de la démocratie américaine?
9 - Un
double examen de conscience
Parvenus à cette
auberge, le dialogue entre nos deux bretteurs a marqué une
pause. Le fantassin se disait que si la guerre entre une laïcité
devenue acéphale sur les autels des idéalités de la République
devait mettre en danger la sainteté toute verbale des
démocraties de la Liberté, le genre humain se vaporiserait dans
des abstraction pseudo rédemptrices et que le danger de se
prosterner devant des idoles verbales forgées par les
démocraties auto-idéalisées serait aussi grand que de retourner
au vocabulaire du Moyen Age. De son côté, le philosophe
s'interrogeait maintenant avec angoisse sur le sort politique
qui menaçait la science anthropologique encore au berceau dont
il rêvait. Le tribunal des idéalités était-il appelé à se
changer en un nouveau saint office? La censure idéologique
interdirait-elle de formuler les méthodes de décryptage des
secrets théologiques du singe rêveur? L'évolution cérébrale
dangereusement pseudo rationnelle de l'animal parlant le
reconduirait-elle à châtier les nouveaux blasphèmes de la
pensée?
Certes, la généalogie critique de l'espèce de raison que sécrète
l'encéphale simiohumain allait permettre de spectrographier les
personnages verbaux que les semi évadés de la zoologie encensent
dans leur tête et dans leur cœur. Mais une République tolérante
à l'égard du sacrilège socratique accepterait-elle la
déconfiture du " Dieu " mimétique qui se regardait depuis tant
de siècles dans le miroir que sa créature lui tendait? La France
n'était pas près de jeter à la casse l'idole vieillie qui
conduisait l'Europe à la décadence; au contraire, elle jugeait
préférable de la requinquer un instant afin qu'elle renforçât
les chaînes que le conquérant lui avait attachées aux chevilles.
Et pourtant il était bien évident que les
Etats européens condamnés à se refléter dans leurs identités
collectives magnifiées par le ciel de leur servitude politique
et religieuse seraient conduits à la dissolution pure et simple.
Certes, un continent qui demeurerait sous la tutelle de ses
songes sacrés allait tomber dans l'ignorance et la sottise des
vassaux qui proclament toujours que leur défaite serait
l'expression de la volonté impénétrable de l'idole de leur
vainqueur; mais une humanité indocile et qui saurait qu'elle n'a
décidément jamais eu d'autre interlocuteur qu'elle-même
serait-elle encore de taille à fonder l'éthique de sa
résurrection sur son abandon dans le vide de l'immensité ? Le
fantassin de la laïcité se tourna vers son ami le philosophe:
- Ne pensez-vous pas, Monsieur, lui dit-il,
que si la République et le cosmos n'avaient plus de gouvernail à
se partager, nous ferions naufrage ensemble?
Le philosophe lui répondit :
- Je ne me
résignerai jamais à boiter sans fin entre les félicités de la
bêtise et les désespoirs de l'intelligence.
Et le dialogue reprit pour quelques instants
encore.
10 - Comment
pousser Dieu dans le dos ?
Le fantassin
: Je vous concède que "Dieu" n'était qu'un
malheureux apprenti pédagogue. Nos ancêtres encore dans
l'enfance s'échinaient de siècle en siècle à la double tâche de
porter humblement sa casaque dans leurs prières et à le
déniaiser à l'école de leur intelligence naissante; et il est
vrai qu'ils l'ont éduqué avec suffisamment de succès d'une
époque à l'autre qu'ils l'ont rendu au moins égal en esprit aux
plus sages de ses créatures. Mais où puisaient-ils les
ressources cérébrales qui leur permettraient de lui attribuer
peu à peu des qualités morales et intellectuelles en progrès sur
les précédentes? Quand le flair politique de leur créateur
mythique, fort médiocre à l'origine, eut appris peu à peu à
égaler celui de tous les Machiavel de sa théologie , quand sa
science de l'avenir cérébral de sa créature eut fait pâlir
d'envie les plus grands docteurs de son Eglise, pourquoi ne
s'est-on pas demandé de quelle intelligence ses prophètes
nourrissaient leurs performances cérébrales et quelles étaient
les armes du bord qui leur avaient permis d'installer
progressivement dans le cosmos une divinité capable de se
perfectionner lentement?
Le philosophe:
Réjouissez-vous, Monsieur, c'est précisément sur ce modèle que
la République fonctionne en réalité dans les têtes. La
démocratie, elle aussi, tente sans relâche de porter remède à
ses infirmités. Les sachant inguérissables par nature, cette
théologienne invétérée gesticule sur les planches d'un théâtre
croulant sous les détritus. Mais si vous mettez en parallèle les
ahanements respectifs d'un "Dieu" fatigué et d'une République
calquée sur les progrès poussifs de son intelligence, ne
disposerez-vous pas d'un programme transcendant aux soubresauts
irrationnels de l'Histoire?
11 -
L'intelligence ascensionnelle
Le philosophe se disait maintenant qu'un regard de
l'intelligence ascensionnelle du simianthrope pourrait faire
aller de l'avant et parallèlement l'encéphale du créateur
fabuleux d'autrefois et la matière grise de sa malheureuse
créature; car celle-ci demeurait obstinément emboîtée dans son
propre effigie dûment célestifiée. Qu'en était-il d'une idole et
d'une République tellement calquées l'une sur l'autre qu'on les
voyait courir de conserve parmi les ruines du monde et rivaliser
d'ambition à lui donner une direction? Certes, "Dieu" n'avait
jamais été qu'une idole à dégrossir dans les laboratoires du
devenir; et si on la plaçait au-dessus de ses adorateurs,
c'était seulement afin d'apprendre plus facilement à se regarder
progressivement du dehors. Mais n'est-ce pas devenir "divin", si
je puis dire, que d'apprendre à porter un regard de haut et de
loin sur les animaux sacrés dont nos ancêtres avaient peuplé le
cosmos et qu'ils appelaient des dieux? Quand on a su qu'il
s'agissait d'idoles à décoder, on est parvenu à courir à leurs
côtés, puis à surplomber leurs ateliers. Si la laïcité enfantait
un regard toujours provisoire sur l'infirmité cérébrale et
morale des trois dieux uniques, ne deviendrait-elle pas l'Isaïe
des modernes?
Imaginons donc une République future et qui
se serait armée d'un télescope dont le miroir réfléchirait
ensemble le tortionnaire souterrain et le vaporisateur de nos
ancêtres. Quelle comète de l'intelligence de l'humanité ! Nos
ancêtres peuplaient les nues d'animaux politiques sauvages et
difformes. Quels forgerons d'un "Dieu" bancal sommes-nous
inconsciemment demeurés au sein d'une République à laquelle
Socrate enseigne un "Connais-toi" perpétuellement ouvert - celui
que la philosophie ne cessera jamais de demeurer à elle-même. A
nous de savoir si nous délivrerons ce diamant de sa gangue.
Quand le fantassin de la laïcité pensante et le philosophe se
séparèrent, le premier était armé d'un regard d'anthropologue
sur les abysses des Républiques, le second d'une spéléologie du
genre simiohumain plus inachevable que jamais.