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Actualité
Le naufrage du
génie de l'Europe
Manuel de
Diéguez
Manuel de
Diéguez
Samedi 1er juin 2013
1 - Le
trottinement de la mort
Treize décennies après la mort de
Nietzsche, qu'est-il advenu en Europe de
la question de la vérité ? Le 16 mai
2013, le Président de la République a
fermé la boîte à outils de la France et
rouvert la boîte de Pandore de Symmaque.
-
La guerre
culturelle au festival de Cannes,
25 mai 2013
Du coup, les
théologies sont redevenues, comme au Ve
siècle, des floraisons culturelles pour
une moitié de leur identité et des
cosmologies révélées pour l'autre
moitié; et les deux légitimités de la
"raison" ont recommencé de se côtoyer à
l'école des civilisations bicéphales
sans que la cohérence mentale de
l'espèce humaine ait progressé d'un
pouce depuis Constantin ou Dioclétien.
Et pourtant, des historiens de l'ombre
et des philosophes de la lumière ont
commencé d'observer, la loupe à l'œil,
les ressorts de la fatalité politique
qui commandent les décadences des
nations et les réveils sporadiques d'une
espèce en cours de clarification
cérébrale depuis quelques millénaires
seulement; et ces explorateurs n'ont pas
tardé à découvrir que le dépérissement
subit ou lent des cerveaux ne répond
nulle part à un modèle unique
d'extermination des têtes sommitales.
Carthage, Rome, Athènes, Paris ne se
sont ni effondrés, ni décomposés, ni
dissous dans un seul et même naufrage de
la pensée rationnelle, tellement le
train de l'agonie des peuples suit de
multiples sentiers. Aussi un volet non
négligeable de la science du naufrage
cérébral des civilisations tient-il à
l'étude des relations que la cécité
intellectuelle d'une culture déterminée
entretient avec la cécité politique de
l'endroit.
2 - L'encrier des
pauvres
Depuis le début du
XIXe siècle, l'écrivain européen a cessé
de vivre de ses rentes pour peiner à
vivre de sa plume. La prétention
nouvelle des pauvres de plonger leur
plume dans l'encrier aux côtés des
riches bourgeois, du haut clergé et des
grands, cette conquête audacieuse de
1789, a entraîné l'entrée nonchalante de
l'histoire de la philosophie dans les
Universités où cette discipline a
reproduit le modèle de l'enseignement
doctoral de la théologie sous l'Ancien
Régime. Aussi les grands philosophes du
passé ont-ils été traités en autorités
magistrales et sacralisés sur le modèle
des saints; mais les nouveaux docteurs
n'avaient pas davantage que les anciens
le calibre qu'exigeait un dialogue avec
leurs modèles, ni même la capacité de
comparer entre elles leurs armures.
Comment auraient-ils mieux compris
l'histoire secrète de la raison que les
docteurs de l'Eglise l'histoire secrète
de la théologie? Aussi les nouveaux
enseignants de l'histoire des têtes se
sont-ils révélés aussi muets devant
Platon ou Descartes que les chroniqueurs
des aventures du ciel devant saint
Augustin ou saint Anselme.
Mais alors que Thucydide et même
Hérodote, Tacite et même Tite-Live
comptent parmi les géants de la
littérature grecque et latine, les XIXe
et XXe siècles n'ont pas produit un seul
galérien de la mémoire temporelle du
monde dont la langue pût prendre une
place enviable dans l'histoire de
l'écriture ou dont la pénétration
d'esprit se logeât dans l'histoire de
l'intelligence. Alors, le roman, seul
genre littéraire facilement
commercialisable, a envahi un marché
immense et sans cesse en expansion,
celui de la lecture de masse d'une
littérature tissée des médiocrités de la
vie privée.
3 - La science
des civilisations moribondes
Du coup,
la science des civilisations moribondes
étudie la capacité du récit romanesque
de se glisser, lui aussi, dans
l'histoire cérébrale de l'humanité et
d'occuper à son tour le territoire
anthropologique que la philosophie. Au
XIXe siècle, Balzac, Zola, Hugo et, en
Russie, Tolstoï et Dostoïevski ont tenté
de faire basculer le genre romanesque
dans un décryptage du destin politique
de leur siècle; et leurs efforts ont
commencé de donner aux plus grands
narrateurs de fictions un recul
d'analystes souverains d'un animal à
l'égard duquel la distanciation de
Micromegas, de Gulliver
ou de Gargantua a rejoint
le champ de vision de Cervantès ou de
Swift. Alors le roman fantastique a
passé de la Grèce décadente ou de
l'épopée en miniature des chevaliers
amoureux d'une dame idéale aux prodiges
d'un voyage du roman de la chronique à
la fresque, de l'amusement au tragique
et de la littérature populaire à
l'orchestration de l'épopée du genre
humain.
C'est
dire que le naufrage de l'Europe
politique tuera également la grandeur
nouvelle d'une civilisation qui avait
commencé d'élever le roman au rang d'un
document anthropologique aussi abyssal
qu'une théologie. Certes, on savait que,
sans Auguste, le génie des Virgile et
des Horace ne se serait pas épanoui, on
savait également que, sans Louis XIV, La
Fontaine et Molière n'auraient pas
conquis la royauté de leur surplomb
solitaire. Mais quand l'intrigue du
roman devient microscopique et passe
timidement au large d'une Comédie
humaine devenue planétaire,
quand l'homme de plume côtoie le
tragique de l'histoire à petits pas et
porte le tablier de l'artisan des vies
dérisoires, la littérature mondiale
tombe dans la mise en scène des
biographies. Les amoureux se rassemblent
sous Charles X, Louis-Philippe ou
Napoléon III. Mais la vie sentimentale
de tout le monde est un piètre refuge
pour les Titans de l'écriture; et le
roman s'enferme dans la rade minuscule
où s'amarrent de chétives cervelles.
Alors la haute littérature s'évade du
rabougrissement romanesque pour courir
visiter L'Ile de Laputa de
Swift ou la Colonie pénitentiaire
de Kafka, ou Le meilleur des
mondes d'Huxley et même l'île
d'Alexandre Selkirk, ce matelot anglais
plus connu sous le nom de Robinson
Crusoé.
Quand une ville de dix-sept cent mille
habitants se trouve assiégée au cœur de
la civilisation des démocraties aux bras
croisés, quand le Président des
Etats-Unis gave de force les prisonniers
qu'il torture, mais qu'il ne peut faire
passer en jugement, parce qu'il vaut
mieux les faire mourir de vieillesse
dans leur geôle que de faim à grand
bruit, quand l'histoire des Etats
réfléchit tout le genre humain dans son
miroir et qu'il suffit aux chefs des
grandes nations de monter sur la scène
du monde pour changer le temps en une
tragédie à faire pâlir Sophocle ou
Shakespeare, alors la pellicule prend la
relève du ratatinement des écritoires et
seule la caméra rivalise avec Kafka,
Swift ou Balzac.
C'est pourquoi le précis de pathologie
cervicale des Etats et des gouvernements
que rédige dans l'ombre l'anthropologie
critique contemporaine ne sera ni
folklorique, ni artificiellement
conceptualisé. Certes, la science de
l'amnésie politique qui frappe les
encéphales dans les décadences tente de
cerner le champ de son avenir
épistémologique et rédige un "traité de
la méthode" fermement circonscrit; mais
il n'est pas moins interdit à sa
problématique de battre la campagne que
de s'installer la tête basse sur un
échiquier trop étroit. Certes encore,
l'agonie de la civilisation européenne
obéit désormais à une fatalité
technologique dûment localisable, donc
assujettie à des verdicts de la
géographie, mais les cités englouties
des ancêtres nous rappellent combien les
chemins qui conduisent à l'Hadès sont à
la fois proliférants et bien encadrés.
4 - Exercice
pratique
Exemples: le vieillissement des nations
et des empires d'autrefois résultait de
la fatigue des guerriers, de l'irruption
soudaine d'un ennemi en armes sur le
territoire d'un peuple fatigué, du
pourrissement des élites de l'endroit,
de l'ascension intempestive d'une classe
de commerçants et de marchands bornés,
qui jugeaient trop coûteux le génie des
grands capitaines - le Sénat de Carthage
s'imaginait que le commerce maritime
avec la Phénicie et la Sicile n'avait
pas besoin d'Hannibal.
Rien de tel de nos
jours : d'un côté, la flotte de guerre
de l'empire de la Liberté et de la
Justice promène la foudre de son
artillerie sur toutes les mers du globe,
mais, la propulsion nucléaire des
mastodontes de la démocratie peut bien
mettre leur rayon d'action à l'échelle
des océans, les missiles à longue portée
ancrés sur tous les rivages et vomis des
profondeurs de la terre n'en font pas
moins des cibles aisément pulvérisables.
De même, le Zeus atomique demeure trop
apocalyptique pour demeurer crédible sur
un astéroïde trop petit pour lui et
l'arme chimique se trouve tellement
livrée aux caprices d'Eole qu'on la
conserve dans d'épais caissons enfouis
sous la terre.
En vérité, la titanesque artillerie de
la pseudo démocratie mondiale cache un
tonnerre inutilisable sous son vain
tintamarre. A l'ombre de l'Olympe
tonitruant des modernes, l'ascension et
le déclin des civilisations ne sont plus
qu'un petit Prométhée mécanisé: les
rouages et les ressorts du monstre
métallique ne valent que le prix de la
main d'œuvre des esclaves qui en font
grincer les engrenages et un Etat
alourdi d'essieux et de poulies
microscopiques ne parvient même plus à
ficeler à leurs bancs des centaines de
milliers de maigres galériens : le
roulis de la mer suffit à conduire à
l'Hadès de vastes charretées de rameurs.
La décadence moderne orchestre le lent
naufrage des obèses et le triomphe par
procuration des miséreux robotisés.
L'Europe croit encore courir toutes
voiles dehors vers un sépulcre digne de
son passé de roi de la mémoire du monde,
mais le gouffre qui l'attend n'est
qu'une rade comblée d'une vaine
ferraille.
5 - Une Europe de
cantons suisses
Les politologues et les historiens du
trépas de l'Europe placent sous la
lentille de leur microscope une Helvétie
dont la minusculité leur fournit un
modèle réduit des astres glorieux
d'autrefois. Et pourtant, ils se
trompent dans leurs calibrages de la
taille des peuples et dans leur pesée du
destin des nations: depuis 1815, les
descendants d'Orgeterix se sont mis en
congé du sang et des larmes de
l'histoire. Dix-huit siècles plus tôt,
ces Pizarre avaient incendié, dit Jules
César, leurs quatorze villes et leurs
quatre cents villages afin de ne laisser
aucun Eldorado dans leur dos. Et
maintenant, cette miniature d'Etat
caricature le destin et les nostalgies
du Vieux Monde. Mais comment une
civilisation d'automates et de cerveaux
électroniques quitterait-elle l'arène de
la mort et se perpétuerait-elle dans le
temps de l'histoire vivante, comme si un
Etat neutralisé sur la scène de Clio
rendait caduc à jamais le sang des
carnages au soleil! Aussi l'Helvétie
n'est-elle nullement l'esquisse d'une
Europe viable, mais un cadavre ambulant
auquel sa neutralité sert de linceul
brodé. De cette monarchie bicéphale,
Zurich occupe le trône d'un roi de la
banque et des finances, Berne le palais
de la Belle au bois dormant.
Ne croyez pas non plus qu'un Etat
inscrit aux abonnés absents depuis la
chute du 1er empire serait réellement
unifiable: il lui a fallu des
générations pour seulement rassembler
sous la férule d'une bureaucratie
crochue un Tessin lent et mou, un Valais
agreste, des Grisons hirsutes, un Vaud
indolent, une Genève trémulante, une
Fribourg bilingue autour du moteur
bancaire de Zurich et de la machine
administrative de Berne. Mais la France
de là-bas, dont les trois principautés
s'appellent Lausanne, Genève et
Neuchâtel, peut bien briller des feux de
sa gloire coloniale évaporée, tout cela
n'est que confiseries et sucreries. Que
l'Europe s'instruise de cette
passementerie: de même qu'on ne bâtit
pas une nation avec des Helvètes scindés
entre trois langues et vingt-quatre
jardinets, on ne fera pas une nation
d'une Babel de vingt-trois langues et de
vingt-sept peuplades cantonalisées. Que
peut entreprendre l'intelligentsia à
Lilliput? La voici réduite au rang de
l'Indien dans le film d'Arnaud
Desplechin.
Voir:
La guerre
culturelle au festival de Cannes,
25 mai 2013
Les dernières
cervelles allumées voient une Europe de
pâtisserie courir à l'abîme sur trois
sentiers bien connus de la minusculité
politique. Pour donner un peu d'allure à
ces dentelles, évoquons les proies bien
saignantes dont l'histoire est friande,
appelons un instant à la rescousse les
effigies des Parques.
6 - Le récit des
Parques
Clotho,
fondatrice des cités, préside à la
naissance des vivants, Lachésis, tient
le fuseau d'une histoire des mortels
dont le temps lui présente l'étoffe sous
les traits de Chronos. Atropos "trinque
à la défaite de la vie", comme dit
joliment Yasmina Reza, ce qui signifie
que cette divinité interdit au destin de
jamais remonter des enfers - Atropos
signifie sans retour.
Naturellement, les théologiens des
Moiraï étaient des anthropologues d'un
génie si profond qu'ils avaient observé
comment les saintes de l'Erèbe
enveloppent la politique, l'histoire et
la pensée de la sainteté des ténèbres et
de la mort.
Observons donc avec les yeux sépulcraux
des Grecs la mémoire du monde couchée
sur sa civière. En premier lieu,
l'Europe des linceuls ne sait quels
chevaux de l'apocalypse courent à la
plus vive allure à l'Hadès, ceux dont
les cochers conduisent en trombe le char
des outillages et toute la
quincaillerie, ou ceux dont le train
d'enfer assurera la strangulation de
l'Europe économique, ou ceux qui
galoperont à bride abattue vers la
vassalisation du Vieux Monde.
Certes,
les serfs du continent ne lutteront pas
longtemps à armes égales avec les
galériens dont les salaires de cinquante
euros par mois assurent la survie de
leur maigre ossature, certes, le chômage
recrutera inlassablement ses esclaves en
Europe, et cela à la faveur même, si je
puis dire, de la baisse inexorable du
pouvoir d'achat des affamés du tiers
monde, ce qui permet à Atropos de
rapprocher ses ciseaux de Lachésis,
la fileuse des destins, parce que les
bagnards vendent sans cesse leur sueur
du lendemain meilleur marché que celle
de la veille. Mais les vigies du funèbre
rappellent d'une seule voix et sans
jamais se lasser que les civilisations
meurent d'un assèchement de leur
cervelle. Sainte Atropos, tu sais
que seul le fil de la pensée tisse
l'étoffe de la vie et qu'il n'y aurait
ni histoire, ni politique s'il en était
autrement, tellement les civilisations
s'habillent des vêtements de leur raison
et périssent dans les haillons de leur
logique en lambeaux. Selon les meilleurs
théologiens de la symbolique des Grecs,
le vin de la réflexion se verse dans la
coupe de l'intelligence, celle dont les
philosophes tiennent les anses à deux
mains. Tel est également l'avis des plus
illustres anthropologues des tombeaux
dont on sait qu'ils ont armé les Moïrai
d'une dialectique de la mise en bière
des civilisations.
7 - La triple
mort des civilisations
Qu'enseigne encore le génie de la mort?
Que, depuis Périclès, le genre humain
n'a jamais progressé sur un autre chemin
de la science et des savoirs que sur
celui de l'approfondissement infernal de
la connaissance de sa propre cervelle et
que cet approfondissement-là a toujours
suivi un seul et même sentier, celui du
démontage des ressorts psychiques qui
commandent les mythes religieux dans les
têtes. La Renaissance, disent-ils, a
rouvert la chasse aux secrets des
idoles. Quant au XVIIe siècle, il faut y
voir le pourvoyeur du siècle des
Lumières. Puis le XIXe siècle a vu
débarquer les premiers chirurgiens du
ciel. Mais le XXe siècle a mis le holà à
la spéléologie de Clotho, de
Lachésis et d'Atropos. Alors,
les mortels ont installé un Zeus censé
unique et souverain dans le jardin en
fleurs de leurs pauvres cultures et
l'Olympe s'est scindé en trois acteurs
de l'univers aux préceptes incompatibles
entre eux.
De nos jours, les
théologiens des Parques se demandent si
la mort la plus rapide de l'Europe se
produira sur les champs de bataille de
l'industrie et du commerce ou sur ceux
de la politique, ou sur ceux de la
pensée. La Suisse, disent-ils,
n'a-t-elle pas traîné pendant des
décennies le boulet du Tessin, alors que
le clergé de cette région était moins
alourdi de toute la ferronerie cultuelle
du catholicisme italien que celui de la
Grèce des ors et des tiares d'un
sacerdoce, dont les jardiniers se sont
rendus propriétaires du tiers du
territoire du pays et ne paient pas une
obole d'impôts? Mais on voit comment la
vie intellectuelle et les floraisons
culturelles prennent rendez-vous avec
les rêves de survie des civilisations
condamnées: une Europe acéphale
s'interdit désormais toute pesée des
cerveaux, parce que la course aux
ténèbres du sacré flatte les vieux
autels et revigore les dieux des
premiers âges de l'humanité. Aussi
assiste-t-on au blocage planétaire d'une
anthropologie du vide qui avait pris son
élan dans l'immensité il y a vingt-cinq
siècles, avec le pesage de la boîte
osseuse de notre espèce et de ses
relation avec l'éternité; et ce blocage
se révèle un accélérateur géant des
funérailles de l'Europe, parce que les
civilisations trépassent maintenant sur
trois fronts devenus convergents: leur
outillage, leur raison et leur langue.
8 -
L'Europe de l'agonie
de la
langue française
Ecoutons la voix des
Parques de la pensée: elles nous
murmurent à l'oreille que le Vieux
Continent n'a régné sur l'encéphale du
monde qu'à l'heure où un seul idiome, le
français, monopolisait les exploits du
génie littéraire de l'époque et les
prouesses des premiers philosophes trans-chrétiens.
Elle nous rappellent que Don Quichotte
n'a conquis le rang d'un héros à
l'échelle de la planète qu'au XVIIIe
siècle, parce que le récit de ses
aventures a connu quatre-vingts éditions
françaises de 1700 à 1800; elle nous
remettent en mémoire que Shakespeare a
épousé le globe terrestre à la voix de
Voltaire, que Faulkner, Steinbeck et
Miller doivent à la langue française de
figurer au panthéon de la littérature
mondiale, que Freud doit principalement
à une princesse grecque de langue
française, Marie Bonaparte, d'avoir
ouvert les cinq continents à
l'exploration de l'inconscient
multiforme de l'humanité, que Nietzsche
a débarqué sur les bords de la Seine en
1898, avec l'essai de Jean Schlumberger
sur son génie, que Kafka n'est pas entré
dans l'arène internationale en allemand,
que Tolstoï, Dostoïevski, Gorki,
Tchekhov, ont passé par les voix de
Racine, de la Fontaine et de Montaigne.
Mais, il
y a quarante ans, toute l'intelligentsia
de la Gaule savait encore que la vente
d'un ouvrage est toujours inversement
proportionnelle à sa valeur littéraire,
qu'un chef-d'œuvre ne bénéficie jamais
d'un fort tirage que par un malentendu
qui crève les yeux, soit d'ordre sexuel,
comme Lolita, soit
militaire, comme Le Voyage au bout
de la nuit, soit politique comme
L'Archipel du Goulag.
Aussi, de nos jours, deux cinquième du
"marché" français du livre rentable ne
sont que des traductions hâtives du tout
venant de l'anglo-américain, dont les
éditeurs avouent eux-mêmes qu'il leur
faut trouver "le coin le plus
poissonneux", celui qui demeure
réservé aux "plus malins", aux "plus
persuasifs", aux chasseurs de
baleine qui trouveront "les hameçons
les plus efficaces" (Le Monde,
24 mai 2013).
Paris, phare
désaffecté du génie littéraire de la
planète, Paris, port en ruines de l'âme
écrite du monde, tu n'arrimes plus les
grands navires à tes quais, Paris, voici
ta rade réduite au rang
d'arrière-magasin de la littérature
alimentaire internationale.
9 - L'identité
linguistique des peuples
Le français agonise
dans la camisole de force de
l'anglo-américain sans qu'aucun idiome
européen ne soit en mesure de prendre le
relais des incendiaires de la pensée
logique dont les sacrilèges allumaient
les feux de la raison sur toute la
terre. La langue de Shakespeare est
demeurée trop respectueuse des mythes
sacrés et des traditions religieuses
pour jamais en chatouiller l'épiderme et
le vocabulaire de la langue de Goethe se
délite dans son coin - mais de toutes
façons, Luther interdit d'avance au
génie de la langue de Nietzsche de
jamais s'inscrire dans une postérité de
feu du siècle des Lumières.
Pourquoi
une langue qui remplace ernst par
seriös , anfangen par
initieren, unannehmbar par
inakceptabel, reizend par
charmant, comme s'exclame Mme Merkel
et qui fait débarquer agieren,
confortabel, imposant, reagieren,
Rebelle, diverse, Regime, Zone, etc.
etc. dans la langue de Goethe et de
Schiller, pourquoi, dis-je, un idiome
massacré de l'intérieur par des milliers
de mots étrangers à son génie ne
produira-t-il plus jamais un poème ou
une tragédie dignes de la langue de
Klopstock, de Wieland ou de Lessing?
Parce
que les chemins du trépas des langues
sont plus secrets et plus subtils qu'on
ne le croit. Le français encore inculte
du début du XVIe siècle n'a emprunté aux
Grecs et aux Romains que les mots de la
science, de la géométrie, des
mathématiques , de la philosophie, du
droit et de la rhétorique, qui
manquaient à Villon ou à Guillaume de
Champeaux, tandis que l'allemand
remplace à toute allure les mots les
plus courants de la langue de tous les
jours par des vocables importés par
centaines des bords de la Seine. La
cause en est que l'allemand n'est entré
qu'avec trois siècles de retard dans
l'arène des littératures nationales,
alors qu'au début du XVIe siècle, la
littérature française disposait déjà de
si fortes racines identitaires que
Rabelais s'offrait le luxe de "bastonner"
un écolier limousin qui vous latinisait
le français à tire-larigot. La
littérature allemande n'est devenue à la
fois germanique et universelle qu'avec
le Werther de Goethe, paru
en 1774, deux ans seulement avant la
mort, la même année, de Rousseau, né en
1712 et de Voltaire, né en 1694.
10 - La mort de
la langue allemande
Au
XVIIIe siècle, il était bien trop tard
pour les Germains de débarquer avec
armes et bagages dans la postérité
mondiale de la civilisation
gréco-romaine, tandis que le français
était déjà tellement devenu la langue de
la littérature et de la pensée de
l'Europe et du monde que l'alliance du
peuple germanique avec l'universel ne
pouvait plus se forger sur l'enclume de
l'identité d'une nation nantie d'une
capitale culturelle et littéraire
capable de régner sur une prononciation
unifiée de la langue cultivée, de
déprovincialiser le regard et d'affûter
l'esprit critique. Mais Goethe lui-même
a remplacé Spaziergang par
Promenade et l'on doit à la
Critique de la raison pure de
Kant, paru en 1781, le remplacement de
werständlich par intelligibel
- cet adjectif allogène se rencontre
environ quatre-vingts fois dans le texte
fondateur de la philosophie moderne,
celui qui n'allait devenir obsolète qu'à
la suite du naufrage de l'univers
tridimensionnel d'Euclide et de la
découverte en 1904 et 1905, d'une
"logique" de la quatrième dimension de
l'univers.
Wieland,
traducteur aussi bien de Shakespeare que
des Lettres à Atticus,
mort en 1813, avait été reçu par
Napoléon aux côtés de Goethe à la cour
de Weimar en 1807. Le dernier philosophe
chrétien à vocation mondiale, Hegel, est
mort en 1831, un an avant Goethe et
moins d'un demi-siècle après la mort de
Frédéric II en 1786, qui rédigea ses
Mémoires en un français de
grand écrivain et que Lessing avait
longtemps supplié de laisser la
littérature du pays prendre son essor en
allemand. Mais à peine cette langue
avait-elle connu un premier élan qu'une
étrange dérive interne l'a saccagée; et
l'on a vu, incredibile visu, le
monopole français, qui campait encore
hors des murailles de la forteresse,
dévaler comme un torrent dans la
citadelle aux brèches béantes. Alors
tout le monde s'est mis à truffer
l'allemand de mots français, donc
"chics", comme s'il fallait regretter
une victoire encore trop paysanne du
vocabulaire et inverser subitement
l'engloutissement précédent par l'auto-phagie
- ce que la France encourage encore de
nos jours, parce qu'elle y voit une
bonne prise. Mais tout cela n'a été
possible, j'y reviens, qu'en raison de
la jeunesse et de l'inexpérience
littéraire d'un idiome qui n'a pas eu le
temps de s'entourer d'une intelligentsia
affûtée et sur ses gardes: il n'y a pas
de fierté proprement linguistique du
peuple allemand.
Goethe
était pleinement conscient de ce qu'il
faudrait deux siècles à l'Allemagne pour
se donner l'armature patriotique et la
robustesse cérébrale d'une nation
autonome et dont la classe cultivée
soufflerait dans l'oliphant d'une
civilisation de la philosophie et de la
musique. Il se trompait: ce mûrissement
ne se produira jamais, parce que, depuis
Tacite et son essai sur Les mœurs
des Germains, le sud de l'Europe
produit de la paresse et des Michel
Ange, de la fainéantise et des Sophocle,
de la léthargie et des Molière, de la
joie de vivre et des Titans de la mort,
de la légèreté des mœurs et des
visiteurs des Parques. L'Allemagne n'a
produit qu'une classe de Herr Doctor
dont les régiments campent au cœur de
l'élite politique - on n'imagine pas,
disait déjà Mme de Staël, un salon de
gens d'esprit allemands tel que celui de
Ninon de Lenclos, de Mme Geoffrin ou du
salon des Guermantes, tellement le temps
des Germains ne sera jamais un théâtre
de prodiges langagiers et sociaux
joyeusement issus du mariage de la plume
avec l'art de la conversation amusée.
11 - Le chat de
Malraux
La
semaine dernière, j'ai esquissé les
chances du français ânonnant de l'Etat
de sceller une alliance de la pensée
logique avec la distanciation trans-théologique
des mystiques. Malraux le voyant disait
que le XXIe siècle serait spirituel ou
ne serait pas; mais, à la stupéfaction
de l'Eglise de son temps, c'est un chat
qu'il a placé sur un autel dressé place
de la Sorbonne. Le chat couve son
mystère sous ses paupières mi-closes, le
chat ronronne entre le Sphinx et le dieu
de la mort. De tous temps cet animal
secret et incapturable a fasciné les
poètes, parce qu'il se referme sur
l'énigme du pharaon qu'il est à
lui-même. Peut-être l'Europe du silence
est-elle le félin de Malraux ou de
Baudelaire, l'effigie de la solitude
ascensionnelle et du vide immense de
l'éternité.
Le 1er juin 2013
Reçu de l'auteur
pour publication
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