Lundi 1er février 2010
Le 6 janvier 2010, l’Iran et le Turkménistan inauguraient le
gazoduc Dovletabat-Sarakhs-Khangiran, un projet commun d’une
ampleur exceptionnelle. Ce grand pas en avant pourrait
véritablement bouleverser la donne dans le « Grand échiquier »
pour le contrôle de l’énergie : les États-Unis sont mis hors-jeu
par leurs concurrents sans que ces derniers ne provoquent les
agressions et les effusions de sang dont les États-uniens
s’étaient rendus responsables au cours des seules opérations de
sécurisation des routes d’accès. Si l’avenir de l’énergie se
trouve non pas dans le pétrole mais dans le gaz, alors le
contrôle du Proche-Orient pourrait bien passer par celui du
bassin de la mer Caspienne.
En janvier
dernier, l’inauguration du gazoduc Dauletabad-Sarakhs-Khangiran
reliant le nord de l’Iran dans le bassin de la mer Caspienne aux
gisements gaziers turkmènes est sans doute passée inaperçue dans
la cacophonie médiatique occidentale, pour qui le régime
islamique de Téhéran vit son Apocalypse Now.
L’événement est lourd de messages concernant
la sécurité de la région. En l’espace de trois semaines, le
Turkménistan a décidé d’attribuer la totalité de ses
exportations de gaz à la Chine, la Russie et l’Iran : il est
d’autant moins intéressé par les projets de tracés proposés par
les États-Unis et l’Union Européenne. Entendons-nous au loin les
notes d’une symphonie jouée de concert par la Russie, la Chine
et l’Iran ?
Ce gazoduc, long de 182 km, a beau démarrer
modestement avec une capacité de 8 milliards de mètres cubes (8
G.m3) de gaz, sa capacité annuelle n’en est pas moins de 20
G.m3. Ce volume satisferait, en Iran, les besoins des habitants
de la plaine côtière de la mer Caspienne et permettrait à
Téhéran de réserver à l’exportation la production des puits
gaziers exploités dans le sud de son territoire. Le contrat
satisfait pleinement les deux parties : Achgabat s’assure un
marché à ses portes ; le nord de l’Iran n’a plus à réduire sa
consommation par crainte des pénuries en hiver et Téhéran peut
donc affecter ses surplus à l’exportation. De plus, via l’Iran,
le Turkménistan peut développer d’autres voies de transport vers
le reste du monde. Aussi l’Iran peut-il espérer jouir pleinement
des avantages de sa position géographique parfaite pour servir
de terminal aux exportations gazières turkmènes.
Nous assistons à une redistribution des
cartes de la coopération énergétique au niveau régional qui n’a
que faire des « supermajors » du pétrole [1].
Comme d’accoutumée, la Russie mène le jeu ; la Chine et l’Iran
suivent l’exemple. La Russie, l’Iran et le Turkménistan occupent
respectivement le premier, le second et le quatrième rang
mondial pour ce qui est des réserves de gaz. Par ailleurs la
Chine va s’imposer, au cours de ce siècle, le grand pays
importateur par excellence. Tout cela a des conséquences
capitales sur la stratégie globale des États-Unis.
Le gazoduc construit par l’Iran et le
Turkménistan fait fi de la politique américaine envers l’Iran.
Les États-Unis menacent l’Iran de nouvelles sanctions et
prétendent que « Téhéran se trouve de plus en plus isolé. » Mais
l’on voit malgré tout Mahmoud Ahmadinejad parcourir l’Asie
Centrale à bord de son jet présidentiel, être accueilli sur un
tapis rouge à Achgabat par son homologue Gurbanguly
Berdymukhammedov, et devant nos yeux émerge un nouvel axe
économique. La diplomatie coercitive des États-Unis n’a pas
porté ses fruits. Le Turkménistan, dont le produit national brut
atteint 18,3 milliards de dollars, a bravé l’unique
superpuissance (au PNB de 14,2 billions de dollars – 14,2.1012
ou 14 200 milliards). Pire encore, il a traité le dossier comme
une affaire courante.
Ce drame comporte aussi ses ramifications.
Pour commencer, Téhéran affirme avoir scellé un accord avec
Ankara pour exporter le gaz turkmène vers la Turquie en passant
par le gazoduc existant, long de 2 577 km, reliant Tabriz, dans
le nord de l’Iran, et Ankara. On le voit, la Turquie mène sa
politique étrangère de manière indépendante, aspirant elle aussi
à devenir une plaque-tournante dans la distribution de gaz vers
les marchés européens. L’Europe pourrait ainsi perdre la
bataille qu’elle mène pour s’octroyer un accès direct aux
réserves du bassin de la mer Caspienne.
Deuxièmement, la Russie ne semble pas
s’inquiéter à l’idée que la Chine trouve des sources
d’approvisionnement énergétique Asie Centrale. La demande
européenne de gaz russe a chuté et les pays producteurs d’Asie
Centrale s’installent sur le marché chinois. La Russie ne
devrait connaître aucun problème d’approvisionnement particulier
en conséquence des importations chinoises (que ce soit pour sa
consommation intérieure ou pour ses exportations). Elle est
suffisamment bien implantée sur le marché de l’énergie en Asie
Centrale, et autour de la mer Caspienne, pour éviter toute
pénurie d’énergie.
Ce qui importe plus que tout, pour la Russie,
c’est de ne pas voir s’éroder son statut de premier fournisseur
d’énergie vers l’Europe. Tant que les pays producteurs d’Asie
Centrale ne manifestent aucune demande pressante pour la
construction de nouveaux pipelines transcaspiens sous tutelle
américaine, la Russie n’a rien à redire.
Au cours de sa récente visite à Achgabat, le
Président russe Dmitri Medvedev a normalisé les relations entre
la Russie et le Turkménistan au sujet des questions
énergétiques. Ce resserrement des liens avec le Turkménistan
constitue une avancée majeure pour les deux pays. Premièrement,
le réchauffement significatif de leurs relations permet au
Turkménistan de maintenir l’exportation vers la Russie d’un
volume annuel de 30 G.m3 de gaz. Deuxièmement, pour citer
Medvedev : « Pour la première fois dans l’histoire des
relations qui unissent la Russie et le Turkménistan, la base de
calcul de prix pour l’approvisionnement en gaz sera élaborée de
manière absolument comparable à celle des marchés européens. »
Certains commentateurs russes affirment que Gazprom ne tirera
aucun profit à acheter le gaz turkmène et qu’en outre, si Moscou
a accepté de payer le prix fort, c’est d’abord parce que le
Kremlin est résolu à ne pas laisser un seul mètre cube de gaz à
la disposition d’autres projets de gazoducs, et surtout pas le
Nabucco, un projet soutenu par les États-Unis.
Troisièmement, et contrairement à ce que
distille la propagande occidentale, Achgabat ne voit pas dans le
gazoduc chinois une solution de remplacement à Gazprom. La
politique des prix pratiquée par la Russie constitue une
garantie que Gazprom demeure un client irremplaçable pour le
Turkménistan. Les négociations sur le prix de vente du gaz
attribué à la Chine se poursuivent, mais le tarif final ne
pourra jamais concurrencer l’offre russe.
Quatrièmement, la Russie et le Turkménistan
ont réitéré leur engagement pour développer le gazoduc
transcaspien le long de la côte est de la mer Caspienne jusqu’à
la Russie, dont la capacité atteindra 30 G.m3. A l’évidence,
grâce aux réserves turkmènes (et kazakhs), la Russie espère
centraliser de plus grandes quantités de gaz naturel en
provenance d’Asie Centrale.
Cinquièmement, Moscou et Achgabat se sont
également entendus pour construire conjointement un gazoduc
est-ouest reliant tous les puits de gaz turkmènes à un même
réseau afin de permettre l’acheminement de gaz vers la Russie,
la Chine et l’Iran depuis n’importe quel gisement.
On le voit bien, dans le contexte
d’intensification des avancées américaines en Asie Centrale, la
visite de Medvedev à Achgabat n’est pas sans conséquences sur la
sécurité de la région. Lors d’une conférence de presse commune
avec Medvedev, Berdymukhammedov déclarait que Moscou et Achgabat
partageaient une vision générale sur la situation de la zone, en
particulier à propos de l’Asie Centrale et du bassin de la mer
Caspienne. Il a également souligné le fait que les deux pays ne
considèrent pas la sécurité de l’un sans envisager celle de
l’autre. Medvedev confirmait quant à lui la similitude de leurs
analyses, partagées unanimement, sur les sujets sécuritaires et
leur volonté de travailler ensemble.
En cherchant à contourner la Russie, à
laisser la Chine sur le bas-côté et à isoler l’Iran, la
stratégie diplomatique de développement des pipelines mise en
œuvre par les États-Unis dans la région de la mer Caspienne n’a
pas fonctionné. La Russie prévoit à présent de doubler son
importation de gaz en provenance d’Azerbaïdjan, entravant ainsi
davantage les efforts occidentaux pour faire de Bakou un
fournisseur du Nabucco. Aux côtés de la Russie, l’Iran émerge en
tant qu’importateur de gaz azerbaïdjanais. En décembre,
l’Azerbaïdjan signait un accord pour livrer du gaz à l’Iran via
le gazoduc Kazi-Magomed-Astara qui s’étend sur 1 400 km.
Le moteur de ces développements est
l’irrépressible élan pris par le South Stream et le North Stream
russes, qui alimenteront en gaz l’Europe du Nord et du Sud. Les
obstacles érigés contre le North Stream ont été levés après le
feu vert, sur le plan environnemental, du Danemark (en octobre),
de la Finlande, de la Suède (en novembre) et de l’Allemagne (en
décembre). Les travaux de construction du gazoduc démarreront au
printemps.
Gazprom, les industriels allemands E.ON
Ruhrgas et BASF-Wintershall, et Gasunie, une entreprise
néerlandaise de transport gazier, ont investi ensemble 12
milliards de dollars pour la construction du gazoduc North
Stream, dont le parcours évite le tracé des voies de transit
datant de l’époque soviétique traversant l’Ukraine, la Pologne
et la Biélorussie. Long de 1 220 km, il part du port de Vyborg
dans le nord-ouest de la Russie, passe sous la mer Baltique et
débouche dans le port allemand de Greifswald. La capacité de
27,5 G.m3 (par an) sera atteinte l’année prochaine avec la mise
en service d’un premier tronçon, avant de doubler en 2012. Le
North Stream va profondément affecter la géopolitique de
l’Eurasie, les équations transatlantiques et les liens entre la
Russie et l’Europe.
De toute évidence, l’année 2009 a été une
année historique dans la « guerre de l’énergie ». D’abord,
l’inauguration du gazoduc chinois par le président Hu Jintao le
14 décembre, ensuite, celle du terminal pétrolier près du port
de Nakhodka en Sibérie Orientale par le Premier Ministre
Vladimir Poutine le 27 décembre (l’oléoduc qui le rejoint et qui
relie les nouveaux gisements de la Sibérie Orientale à la Chine
et aux nouveaux marchés asiatiques sur le Pacifique, pour un
budget conséquent de 22 milliards de dollars), et enfin, celle
du gazoduc iranien par Ahmadinejad le 6 janvier dernier.
Subtilement, c’est presque toute la carte énergétique de
l’Eurasie et de la région de la mer Caspienne qui s’est vue
redessinée.
L’année 2010 démarre sur cette nouvelle
interrogation fascinante : la Russie, la Chine et l’Iran
vont-ils coordonner leurs prochaines actions ou, au moins,
harmoniser leurs intérêts conflictuels ?
M. K.
Bhadrakumar a mené une carrière de diplomate au sein du
Ministère des Affaires Étrangères indien. Parmi ses affectations
figurent l’URSS, la Corée du Nord, le Sri Lanka, l’Allemagne, le
Pakistan, l’Ouzbékistan, le Koweït et la Turquie.
Traduction
Nathalie Krieg
Source
Asia Times Online (Chine)
Lancé fin 1995,
l’édition papier de l’Asia Times , journal anglophone de
Hong Kong, s’est arrêtée en juillet 1997 et a donné naissance,
en 1999, à un véritable journal en ligne régional. Yazhou
Shibao Zaixian, sa version chinoise, traduit depuis 2003 une
partie des articles de la version anglaise et produit également
des reportages originaux sur la Chine.