Oumma.com
Le calendrier
musulman en 10 questions (2/2)
Khalid Chraibi
Lundi 29 septembre 2008
Question 9 : Quels sont les
arguments des juristes musulmans qui prônent l’utilisation du
calcul ?
Le cadi Ahmad Muhammad Shakir (18), un juriste
éminent (19) de la première moitié du 20è s., qui occupa en fin
de carrière les fonctions de Président de la Cour Suprême de la
Charia d’Egypte, est un bon représentant de cette tendance. Il a
publié, en 1939, une étude originale axée sur le côté juridique
de la problématique du calendrier islamique, sous le titre :
« Le début des mois arabes … la charia permet-elle de le
déterminer en utilisant le calcul astronomique ? » (20) D’après
lui, le Prophète a tenu compte du fait que la communauté
musulmane (de son époque) était « illettrée, ne sachant ni
écrire ni compter », avant d’enjoindre à ses membres de se baser
sur l’observation de la nouvelle lune pour accomplir leurs
obligations religieuses du jeûne et du hajj.
Mais, la communauté musulmane a évolué de
manière considérable au cours des siècles suivants. Certains de
ses membres sont même devenus des experts et des innovateurs en
matière d’astronomie. En vertu du principe de droit musulman
selon lequel « une règle ne s’applique plus, si le facteur qui
la justifie a cessé d’exister », la recommandation du Prophète
ne s’applique plus aux musulmans, une fois qu’ils ont appris « à
écrire et à compter » et ont cessé d’être « illettrés ».
Shakir rappelle également le principe de droit
musulman selon lequel « ce qui est relatif ne peut réfuter
l’absolu, et ne saurait lui être préféré, selon le consensus des
savants. ». Or, la vision de la nouvelle lune par des témoins
oculaires est relative, pouvant être entachée d’erreurs, alors
que la connaissance du début du mois lunaire basée sur le calcul
astronomique est absolue, relevant du domaine du certain.
Il rappelle également que de nombreux juristes
musulmans de grande renommée ont pris en compte les données du
calcul astronomique dans leurs décisions. Shakir souligne, en
conclusion, que rien ne s’oppose, au niveau de la charia, à
l’utilisation du calcul pour déterminer le début des mois
lunaires et ce, en toutes circonstances, et non à titre
d’exception seulement, comme l’avaient recommandé certains
ulémas.
Il observe, par ailleurs, qu’il ne peut exister
qu’un seul mois lunaire pour tous les pays de la Terre, basé sur
le calcul, ce qui exclut la possibilité que le début des mois
diffère d’un pays à l’autre. Le professeur Yusuf al-Qaradawi,
Président du Conseil Européen pour la Fatwa et la Recherche
(CEFR) est un autre représentant de cette tendance. En 2004, il
a publié une étude intitulée : « Calculs astronomiques et
détermination du début des mois », (21) dans laquelle il prône
pour la première fois, vigoureusement et ouvertement,
l’utilisation du calcul pour l’établissement du calendrier
islamique.
Il cite à cet effet, avec approbation, de larges
extraits de l’argumentation juridique développée par Shakir dans
son étude de 1939. La « Islamic Society of North America », le
« Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord » et le « Conseil Européen
pour la Fatwa et la Recherche » appartiennent également,
désormais, à cette école de pensée, ayant annoncé, tour à tour,
en 2006 et en 2007, leur décision d’utiliser, dorénavant, un
calendrier annuel basé sur le calcul astronomique. (22) Ils
justifient leur décision selon les mêmes lignes de raisonnement
que Shakir et al-Qaradawi.
Question 10 : Y a-t-il des
efforts de la part des musulmans pour développer un calendrier
islamique « universel » ?
Au cours du dernier demi-siècle, la Ligue arabe,
l’Organisation de la Conférence Islamique et d’autres
institutions similaires ont présenté à leurs Etats membres plus
d’une demi-douzaine de propositions dans le but de développer un
calendrier islamique commun. Bien que ces propositions n’aient
jamais abouti, jusqu’ici, les efforts continuent dans cette
voie, à la recherche d’une solution acceptable pour toutes les
parties concernées.
De son côté, le Conseil du Fiqh d’Amérique du
Nord (CFAN), qui s’est senti depuis des années interpelé par
cette question, a annoncé au mois d’août 2006 sa décision
mûrement réfléchie (22) d’adopter désormais un calendrier
islamique basé sur le calcul, en prenant en considération la
visibilité du croissant où que ce soit sur Terre. (23)
Utilisant comme point de référence
conventionnel, pour l’établissement du calendrier islamique, la
ligne de datation internationale (International date line
(IDL)), ou Greenwich Mean Time (GMT), il déclare que désormais,
en ce qui le concerne, le nouveau mois lunaire islamique en
Amérique du Nord commencera au coucher du soleil du jour où la
conjonction se produit avant 12 : 00 GMT.
Si elle se produit après 12 : 00 GMT, alors le
mois commencera au coucher du soleil du jour suivant.
Le CFAN retient le principe de l’unicité des
matali’e (horizons), qui affirme qu’il suffit que la nouvelle
lune soit observée où que ce soit sur Terre, pour déterminer le
début du nouveau mois pour tous les pays de la planète qui
recevraient l’information. Après avoir minutieusement étudié les
cartes de visibilité du croissant lunaire en différentes régions
du globe, (3) il débouche sur la conclusion suivante :
Si la conjonction se produit avant 12 : 00 GMT,
cela donne un temps suffisant pour qu’il soit possible
d’observer la nouvelle lune en de nombreux points de la Terre où
le coucher du soleil intervient longtemps avant le coucher du
soleil en Amérique du Nord. Etant donné que les critères de
visibilité de la nouvelle lune seront réunis en ces endroits, on
pourra considérer qu’elle y sera observée (ou qu’elle aurait pu
l’être si les conditions de visibilité avaient été bonnes), et
ce bien avant le coucher du soleil en Amérique du Nord.
Par conséquent, sur ces bases, les stipulations
d’observation de la nouvelle lune seront respectées, comme le
prescrit l’interprétation traditionnelle de la charia, et le
nouveau mois lunaire islamique débutera en Amérique du Nord au
coucher du soleil du même jour. Si la conjonction se produit
après 12 : 00 GMT, alors le mois commencera en Amérique du Nord
au coucher du soleil du jour suivant.
La décision de 2006 du Conseil du Fiqh
d’Amérique du Nord (CFAN) a suscité de l’intérêt dans de
nombreux pays musulmans, dans la mesure où elle tient compte des
exigences de l’interprétation traditionnelle de la charia, tout
en permettant d’établir à l’avance un calendrier islamique
annuel, qui peut en fait s’appliquer à l’ensemble du monde
musulman. Le début des mois de ce calendrier serait programmé
sur la base du moment (parfaitement prévisible, longtemps à
l’avance) auquel la conjonction se produira chaque mois.
Des astronomes d’une dizaine de pays se sont
ainsi réunis au Maroc, en novembre 2006, en vue de discuter de
la possibilité d’adoption d’un calendrier islamique universel.
D’après un rapport publié par Moonsighting.com en décembre 2006,
à une très forte majorité, comprenant l’Arabie Saoudite,
l’Egypte et l’Iran, les astronomes ont estimé que le calendrier
adopté par le Conseil du Fiqh d’Amérique du Nord pouvait être
utilisé comme calendrier islamique universel. (24) (25)
Mais, le CFAN a changé de position en 2007, et
décidé de se rallier à une décision du Conseil Européen pour la
Fatwa et la Recherche (CEFR) qui s’alignait sur les paramètres
du calendrier saoudien d’Umm al Qura (17) pour déterminer le
début des mois musulmans (en utilisant comme paramètres que la
« conjonction » se produise « avant le coucher du soleil aux
coordonnées de la Mecque », et "que le coucher de la lune ait
lieu après celui du soleil" aux mêmes coordonnées.) (26)
Sur le plan méthodologique, la substitution des
paramètres du calendrier d’Umm al Qura à ceux établis par le
CFAN dans sa décision d’août 2006 a les effets suivants :
L’exigence
que la « conjonction » se produise « avant le coucher du soleil
aux coordonnées de la Mecque », au lieu de 12 :00 h GMT, comme
spécifié auparavant par le CFAN, augmente de 3 heures la plage
durant laquelle la conjonction sera prise en compte. Ceci
améliore les chances pour que le premier jour du nouveau mois,
déterminé selon la méthodologie du calendrier d’Umm al Qura, ne
soit décalé que d’un jour par rapport au calendrier lunaire
établi par les observatoires astronomiques.
Par
contre, le paramètre selon lequel « le coucher de la lune doit
avoir lieu après celui du soleil aux coordonnées de la Mecque »
introduit une condition restrictive par rapport aux paramètres
établis par le CFAN en 2006. Il implique que la nouvelle lune
doit être potentiellement visible à la Mecque le soir qui suit
la conjonction, alors que le CFAN basait son raisonnement sur le
fait que la nouvelle lune serait potentiellement visible
« quelque part sur Terre ».
D’après le CFAN, les données du calendrier ainsi
établi ne diffèrent que de manière marginale de celles obtenues
par l’application de sa méthodologie d’août 2006. Le CFAN et le
CEFR justifient l’adoption des nouveaux paramètres par le souci
de développer un consensus des musulmans à travers le monde sur
des questions d’intérêt commun, dont celle du calendrier.
Les décisions du CFAN et du CEFR ont déjà eu les
retombées importantes suivantes :
Le
principe d’utilisation du calendrier basé sur le calcul est
officiellement parrainé par des leaders religieux connus et
respectés de la communauté musulmane (20) (21) (22) ;
Il
est adopté officiellement par des organisations islamiques dont
nul ne conteste la légitimité (26) ;
Les
communautés musulmanes d’Europe et d’Amérique sont disposées à
l’utiliser pour la détermination du début de tous les mois, y
compris ceux associés à des occasions à caractère religieux.
La traduction de ces décisions, sur le plan
concret, sera influencée de manière importante par l’attitude
des différents Etats musulmans à leur égard, puisqu’ils ont le
dernier mot en la matière, sur leur territoire. Par exemple,
l’Arabie Saoudite n’utilise le calendrier d’Umm al Qura que pour
la gestion des affaires administratives du pays. (17) Elle
affirme qu’il n’est pas conforme à la charia de l’utiliser pour
la détermination des dates à caractère religieux, telles que le
début du mois de Ramadan, les eids al-Fitr et al-Adha, les dates
associées au Hajj, le 1er Muharram, etc.
Mais, lorsque l’utilisation du calendrier basé
sur le calcul sera entrée dans les mœurs en Europe et aux
Etats-Unis, les esprits ne seront-ils pas plus disposés, en
Arabie Saoudite et dans d’autres pays musulmans, à utiliser un
calendrier établi d’un commun accord, du type de celui d’Umm al
Qura, pour la détermination du début des mois lunaires, y
compris ceux associés aux occasions religieuses ? Les
initiatives du CFAN et du CEFR pourraient donc amener de
nombreux Etats musulmans à développer progressivement un
consensus, à l’avenir, au sujet d’un « calendrier islamique
universel » à l’usage de toutes les communautés musulmanes du
monde. (27)
Notes :
(3)
Moonsighting.com
(17)
Van Gent : The Umm al Qura
calendar
(18)
Ahmad Muhammad Shakir (notice
biographique détaillée en arabe)
(19)
Un auteur de référence en
matière de science du hadith
(20)
Ahmad Shakir : « Le début des
mois arabes … la charia permet-elle de le déterminer en
utilisant le calcul astronomique ? » (publié en arabe en 1939)
reproduit par le quotidien « Al-Madina », 13 octobre 2006
(n° 15878)
(21)
Yusuf al-Qaradawi : « Calculs
astronomiques et détermination du début des mois » (en arabe)
(22)
Zulfikar Ali Shah The
astronomical calculations : a fiqhi discussion
(23)
Fiqh Council of North
America : Islamic lunar calendar
(24)
Morocco meeting : Breakthrough
for global Islamic calendar
(25)
Morocco meeting, November
2006, details
(26)
Islamic Center of Boston,
Wayland : Moonsighting Decision documents
(27) Ce texte s’inspire de deux articles de
l’auteur publiés par Oumma.com sous les titres « 1er muharram :
calendrier lunaire ou islamique ? » (15 mai 2006) et « La
problématique du calendrier islamique » (2 février 2007),
refondus et complétés par une analyse des décisions de 2007 du
Conseil Européen pour la Fatwa et la Recheche (CEFR), de l’Islamic
Society of North America (ISNA) et du Conseil du Fiqh d’Amérique
du Nord (CFAN).
Références en français : Emile
Biémont, Rythmes du temps, Astronomie et calendriers, De Borck,
2000, 393p
Louisg : Le début des mois dans le calendrier
musulman
Louisg : Le Calendrier musulman
Nidhal Guessoum : Le problème du calendrier
islamique et la solution Képler
Mohamed Nekili : Vers un calendrier islamique
universel
Jamal Eddine Abderrazik, « Calendrier Lunaire
Islamique Unifié », Editions Marsam, Rabat, 2004.
Références en anglais :
Helmer Aslaksen : The Islamic calendar
Selected articles on the Islamic calendar
Islamic Crescent’s Observation Project
(ICOP) : Selected articles on the Islamic calendar
Mohamed Odeh : The actual Saudi dating system
Khalid Chraibi
Economiste (U. de Paris, France, et U. de Pittsburgh, USA),
a occupé des fonctions de consultant économique à Washington
D.C., puis de responsable à la Banque Mondiale, avant de se
spécialiser dans le montage de nouveaux projets dans son pays.
Khalid Chraibi. Le
calendrier musulman en 10 questions (1/2)
Publié le 29 septembre 2008 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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