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La charia et la polygamie (1/4)
Khalid Chraibi
Vendredi 25 septembre 2009
A Rachida Benchemsi
« Une vie conjugale heureuse dépend de la sincérité, de la
tolérance, du sacrifice et de l’harmonie dans le couple. Toutes
ces qualités sont menacées lorsqu’il y a polygamie. »
Mortada Motahari (1)
Dans les sociétés islamiques, les hommes sont autorisés à
épouser jusqu’à 4 femmes à la fois, à la condition de pouvoir
les traiter avec équité et d’avoir des ressources suffisantes
pour pouvoir subvenir aux besoins de plusieurs ménages.
Mais, dans la pratique, ces conditions sont rarement respectées.
Compte tenu de ce dérapage dans l’application des conditions
instituées dans le Coran pour la pratique de la polygamie, et
des effets néfastes de cette pratique sur la vie quotidienne des
femmes et des enfants vivant dans un foyer polygame, tant sur le
plan matériel que moral, les ONG féminines réclament, depuis
plusieurs décennies, soit son interdiction pure et simple, soit,
si cela n’est pas possible, du moins l’institution de contrôles
sévères pour réduire ses effets pernicieux sur les familles et
sur la société.
Du fait que le statut de la polygamie est défini dans des
versets coraniques, les oulémas sont concernés au premier plan
par cette question. Dans leur majorité, ils sont partisans du
maintien du laisser-faire qui a prévalu jusqu’ici dans ce
domaine. Ils estiment que chaque homme est responsable de ses
actes devant Dieu, comme l’enseignent les juristes musulmans
depuis les temps de la Révélation.
Mais, au 19è s., le mufti d’Egypte Muhammad Abduh a ouvert la
voie à de nouveaux axes de réflexion sur cette question, en
affirmant qu’en droit musulman, non seulement le mari, mais sa
femme également, a des droits institués par la charia. D’après
lui, ces derniers doivent être respectés au même titre que ceux
du mari.
Analysant le dossier de la polygamie dans cette nouvelle
optique, il débouche sur la conclusion qu’il est licite, en
droit musulman, d’interdire la polygamie, compte tenu de tous
ses effets pernicieux sur les familles et sur la société, qui
dépassent très largement tous les « bienfaits » que les hommes
peuvent en retirer, sur un plan purement sexuel.
La polygamie en perspective
La polygamie (ou plus exactement la polygynie, c’est-à-dire le
mariage d’un homme avec plusieurs femmes) a communément existé
dans les sociétés humaines depuis les temps les plus anciens.
Les différentes religions l’ont explicitement acceptée ou
tacitement tolérée pendant des siècles, avant de l’interdire
parfois, comme ce fut le cas du Judaïsme et du Christianisme.(2)
(3)
En Arabie, au début du 7è siècle, les Arabes pratiquaient une
polygamie débridée, certains hommes prenant jusqu’à 10 épouses
et plus, à la fois, en fonction de leurs moyens. L’Islam réforma
cet état des choses, plafonnant à quatre le nombre de femmes
qu’un homme pouvait épouser en même temps, et uniquement s’il
remplissait certaines conditions. Mais, il appartenait à chaque
individu de déterminer par lui-même s’il les satisfaisait.
Depuis le milieu du 20è siècle, sous la pression conjointe des
mouvements féministes, des mouvements nationalistes et des
intellectuels, certains Etats ont institué des procédures de
contrôle du régime de la polygamie, qui diffèrent d’ailleurs
d’un pays à l’autre. Ces procédures ont été, dans l’ensemble,
peu efficaces, parce qu’elles se basent sur des critères d’ordre
qualitatif, qui laissent une grande marge de manœuvre à
l’appréciation des magistrats et des notaires chargés de leur
application.
Cependant, aujourd’hui, dans la majorité des sociétés
islamiques, la polygamie est sur le déclin, du fait de nombreux
facteurs, dont les conditions socio-économiques plus difficiles
et le niveau d’éducation plus élevé. Elle concerne, le plus
souvent, moins du dixième des foyers, et est plus répandue en
milieu rural qu’urbain. Son taux est particulièrement élevé dans
les familles aux revenus modestes, et au faible niveau
d’éducation, alors qu’elle diminue de manière considérable, au
fur et à mesure que le niveau de revenu et d’éducation du chef
du foyer augmente. ( 4) Depuis quelques années, elle retrouve
une nouvelle vigueur dans certains pays, du fait de sa promotion
par les groupes fondamentalistes.
La polygamie en question
La polygamie se justifie-t-elle dans le monde musulman, en ce
début du 21è siècle ? Les associations de défense des droits des
femmes répondent par la négative. Elles soulignent ses effets
néfastes sur la femme, les enfants et la vie quotidienne au
foyer, lorsque le mari prend une nouvelle épouse. De plus, la
polygamie réduit de manière considérable les ressources du
foyer, quand le même revenu du mari doit être redistribué de
manière équitable entre plusieurs épouses et leurs enfants. La
communauté elle-même se trouve concernée, parce que des femmes
et des enfants en grands nombres se retrouvent abandonnés sans
ressources et sans abri, par un mari et un père parti vivre avec
sa nouvelle femme.
Afin de réduire les méfaits importants et amplement documentés
de la polygamie, les associations féminines du monde musulman
réclament une application plus stricte des prescriptions
coraniques en la matière, (5) voire même l’interdiction de la
polygamie, comme le fit la Tunisie en 1956. (6) Mais, les Etats
musulmans, ultimes décideurs en la matière, ont des points de
vue très divergents sur ce qu’il est approprié de faire en ce
domaine. D’une part, les versets coraniques relatifs à la
polygamie (et en particulier les conditions qu’ils imposent)
sont interprétés différemment, d’un Etat à l’autre. D’autre
part, pendant treize siècles, un état de laisser-faire a prévalu
sur cette question, que les responsables politiques et religieux
sont réticents à bousculer trop vigoureusement.
Le seul point sur lequel les Etats, les théologiens et les
juristes musulmans font une quasi-unanimité, c’est la question
de l’interdiction de la polygamie réclamée par certaines
associations féminines. Une telle interdiction serait illicite,
de leur point de vue, parce qu’elle équivaudrait à rendre
illicite ce que Dieu a déclaré licite, puisque c’est le Coran
lui-même qui a explicitement défini le statut juridique de la
polygamie.
Le statut juridique de la polygamie
Les versets 3 et 129 de la sourate « an-Nissa » (n° 4) du Coran
énoncent les règles de base concernant la pratique de la
polygamie dans la société musulmane : « 3. Si vous craignez de
n’être pas équitables en matière d’orphelins... alors épousez ce
qui vous plaira d’entre les femmes, par deux, ou trois, ou
quatre. Mais si vous craignez de n’être pas justes, alors
seulement une, ou contentez-vous de votre droite propriété, plus
sûr moyen d’échapper à la partialité. »
« 129. Vous ne pourrez être justes envers vos épouses, même si
vous y veillez. Du moins, n’allez pas jusqu’au bout de votre
penchant, jusqu’à laisser la (défavorisée) comme en l’air. » (7)
Pour bien saisir le sens de ces versets, et l’importance des
règles qu’ils instituent, il faut les replacer dans le contexte
de l’époque de leur Révélation. En Arabie, avant l’Islam, les
tribus étaient souvent en conflit, et subissaient de lourdes
pertes en hommes. Il en résultait, au niveau de la communauté,
un excédent de femmes en état de se marier, par rapport aux
hommes. En fonction de leur libido, de leur état de santé et de
leurs moyens financiers, les hommes avaient pour habitude
d’épouser autant de femmes qu’ils le voulaient, ce qui aidait à
résorber une partie de cet excédent.
La polygamie, qui était pratiquée sans aucune restriction, à
l’époque, répondait ainsi à un besoin social, même si ses
adeptes ne pensaient qu’à satisfaire leurs désirs sexuels
personnels. Cependant, les épouses ne jouissaient d’aucun droit
et servaient, avant toute chose, à satisfaire les désirs de leur
mari. (8)
Par ailleurs, à l’époque de Révélation de ces versets, il y
avait à Médine de nombreuses filles orphelines disposant de
richesses personnelles, vivant sous la tutelle d’hommes qui
envisageaient de les épouser pour mettre la main sur leurs
biens. Mais, ces hommes se demandaient, malgré tout, en toute
sincérité, si cela était compatible avec les enseignements de la
foi à laquelle ils s’étaient convertis.
Le verset 3 s’inscrit dans le contexte de cette situation. Il
décourage les hommes de tels agissements, leur recommandant de
chercher d’autres femmes à épouser, en dehors de celles sous
leur tutelle. Mais, il réforme à cette occasion le statut de la
polygamie. Il plafonne à quatre le nombre maximum d’épouses par
homme, et établit des conditions et des exigences que l’homme
doit satisfaire, « de telle sorte que se marier avec plus d’une
femme n’est pas donné à n’importe qui, n’importe comment. » (9)
La condition d’équité envers toutes les épouses
D’après les juristes, le verset 3 impose à l’homme la nécessité
de réserver un traitement juste et égal à toutes ses épouses,
dans tous les domaines, sur le plan matériel, en respectant
scrupuleusement les droits de chacune, sans témoigner de
préférence à aucune d’elles par rapport aux autres. S’il craint
de ne pas pouvoir faire cela, il doit se limiter à une seule
épouse. De telles règles constituaient une innovation
fondamentale en Arabie.
Le verset 3 impose également au mari d’avoir des ressources
financières adéquates pour subvenir aux besoins de plusieurs
foyers, avant qu’il n’ait le droit de prendre plus d’une femme.
Les capacités physiques et sexuelles du mari sont également des
facteurs dont il doit être tenu compte. L’islam n’encourageait
donc pas la polygamie. Bien au contraire, il la restreignait,
puisqu’il limitait, désormais, à quatre le nombre de femmes
qu’un homme pouvait prendre simultanément, et établissait la
contrainte de l’équité à respecter.
Le verset 129 avertissait, pour sa part, les hommes qu’ils ne
pourraient pas faire preuve d’équité (dans les sentiments qu’ils
ressentiraient, en leur for intérieur), envers plusieurs
épouses. (10) Mais il n’interdisait pas la pratique. Il
appartenait à chaque homme de prendre ses responsabilités en la
matière, de décider en son âme et conscience s’il serait capable
de faire preuve d’équité, sur le plan matériel, et s’il serait
capable de subvenir aux besoins de toutes ses femmes dans les
conditions fixées par le Coran.
Justification de la polygamie dans des circonstances
exceptionnelles De nombreux auteurs estiment que la polygamie se
justifiait, au temps de la Révélation, du fait des circonstances
très particulières de l’époque. (11) On cite souvent, à ce
propos, l’exemple du Prophète, qui s’est marié à plusieurs
femmes, pendant les dix dernières années de sa vie, du temps de
son séjour à Médine. « C’était une période de guerres, et il y
avait un très grand nombre de femmes qui n’avaient personne pour
s’enquérir de leur sort. La plupart des femmes du Prophète
étaient veuves ou âgées. Beaucoup d’entre elles avaient des
enfants de leurs ex-maris. » (12)
D’après ces auteurs, la polygamie peut continuer de se
justifier, dans les temps modernes, dans des circonstances
exceptionnelles. Par exemple, à la suite d’une guerre meurtrière
qui a décimé les hommes au front, le nombre de femmes en âge de
se marier peut largement dépasser celui des hommes. (13) De
même, si l’épouse est stérile, ou si elle est atteinte d’une
maladie qui l’empêche d’avoir des rapports sexuels avec son
mari, la majorité des auteurs pensent que le mari devrait
pouvoir prendre une deuxième femme. (14) Mais, tous les juristes
soulignent que la pratique de la polygamie n’est légitime, en
Islam, que lorsqu’elle est assortie des conditions et des
limites prescrites dans le Coran ; et uniquement lorsque ces
conditions sont scrupuleusement et rigoureusement respectées.
Or, observe le philosophe Mortada Motahari à ce propos : « Pour
être équitable, il faut dire que le nombre de ceux qui
respectent la lettre et l’esprit de toutes les conditions
prescrites par l’Islam concernant la polygamie, est
insignifiant. » (15)
Notes
(1) Mortada Motahari, « L’Islam et les droits
de la femme », Ed. Al Bouraq, 2000, p. 305
(2) Gamal A. Badawi, « Polygamy in Islamic law »
(3) Eric Chaumont, article “Polygamie”,
Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, Bouquins, Paris, 2007
(4) Mohamed Chafi, “La polygamie”, Marrakech,
2000
(5) Sisters in Islam, Malaysia, Reform of the
Islamic family laws on Polygamy, 11 December 1996, a memorandum
to the Malaysian authorities
(6) Collectif 95 Maghreb-Egalité : “Cent
mesures et dispositions pour une codification égalitaire des
Codes de Statut Personnel”, 1995
(7) Le Coran, Traduction par Jacques Berque,
Edition de poche, Albin Michel, Paris, 2002, p. 95 et p. 113
(8) Muhammad Abduh, « fatwa fi ta’addud al-zawjate »
(fatwa sur la polygamie) dans “al-A’mal al kamila” (Oeuvres
complètes éditées par Muhammad Amara) tome 2, 1ère éd. Beyrouth,
(1972), p. 91
(9) Mortada Motahari, ibid, p. 260
(10) Muhammad Abduh, « fatwa fi ta’addud al-zawjate »,
ibid, p. 93
(11) Riffat Hassan, “al-Islam wa huquq al
mar’a” (L’Islam et les droits de la femme), Casablanca, 2000,
pp. 88-92
(12) Mortada Motahari, ibid, p. 319
(13) Mortada Motahari, ibid, p. 324
(14) Muhammad Abduh, « ta’addud al-zawjate »
(La polygamie) dans “al-A’mal al kamila” (Oeuvres complètes
éditées par Muhammad Amara) tome 2, p. 87, 1ère éd. Beyrouth,
(1972) et « fatwa fi ta’addud al-zawjate », ibid, p. 95
(15) Mortada Motahari, ibid, p. 322
Publié le 25
septembre 2009 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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