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La diversité des interprétations dans l'unité de la charia
Khalid Chraibi
Vendredi 23 octobre 2009
La charia et la polygamie : (3/4)
Evaluation des arguments de Abduh et
Shaltout
De l’analyse des argumentaires du mufti d’Egypte
Muhammad Abduh et du cheikh d’al-Azhar Mahmoud Shaltout
concernant la pratique de la polygamie, il ressort que les deux
juristes ne s’opposent pas, en réalité, sur des questions de
droit, mais plutôt sur leur vision de la société. En effet, ils
font la même lecture des versets coraniques applicables à la
polygamie. Mais ils divergent sur les effets de la polygamie
dans la société. Abduh observe et décrit dans le détail les
méfaits de la polygamie dans la société égyptienne de la fin du
19è s., alors que Shaltout situe son analyse dans le cadre d’une
société islamique idéalisée, où l’équité, l’harmonie et la
solidarité règnent au sein des foyers polygames.
Sur le plan juridique, la fatwa du mufti
d’Egypte Abduh, malgré son caractère révolutionnaire, évolue
(comme on pourrait s’y attendre) sur un terrain juridique
solide, des plus conventionnels même. En effet, Abduh ne fait
qu’appliquer à l’analyse de la polygamie les principes et les
règles de droit musulman communément admis. Mais, il a pris soin
de placer la pratique de la polygamie sous un nouvel éclairage.
A côté des droits du mari, que nul ne conteste, Abduh déclare
qu’il faut également prendre en compte les droits des femmes et
des enfants vivant dans le foyer polygame.
Appliquant à ce dossier ainsi redéfini les
outils conventionnels d’analyse du droit musulman, il débouche
sur sa célèbre conclusion. D’après lui, l’interdiction de la
polygamie peut très bien s’effectuer de manière légitime, dans
le respect des règles du droit musulman, en vertu de nombreux
principes et règles de la charia qui peuvent s’appliquer à la
situation, dont la règle bien établie selon laquelle « tout ce
qui produit plus de mal que de bien est illicite. »
A l’opposé de Abduh, Shaltout se situe (sur
cette question seulement) dans le droit courant de la pensée du
« taqlid » (reconnaissant l’autorité des décisions prises dans
le passé par les Oulémas). Sur le plan juridique, il s’en tient
à l’analyse conventionnelle de la question, telle qu’elle a
toujours été défendue par les juristes musulmans. Sur le plan
social, il défend le maintien de cette pratique, parce qu’il
croit sincèrement aux bienfaits de la polygamie, que ce soit
pour les hommes (qui évitent ainsi la débauche) ; pour les
femmes (qui trouvent ainsi un mari) ; ou pour la société (où la
Vertu règne, et où les prescriptions divines sont appliquées
scrupuleusement).
D’après Shaltout, Dieu a institué le régime de
la polygamie pour les musulmans en toute connaissance de cause
des faiblesses humaines. Il l’a assorti de règles dont
l’application relève de la conscience et de la responsabilité de
chaque individu. Ces règles doivent être appliquées de la
manière dont elles ont été interprétées depuis les temps de la
Révélation. Il n’appartient pas aux hommes de remettre en cause
les prescriptions divines en ce domaine, sur quelque base que ce
soit, ni d’instituer des contrôles qui rendraient la pratique de
la polygamie plus difficile.
Pendant tout le 20è siècle, les opinions
juridiques de Abduh et de Shaltout sur la polygamie ont
constitué des documents de référence essentiels dans le dossier
du débat. Mais, le laisser-faire prôné par Shaltout n’était plus
tenable sur cette question, compte tenu de l’évolution des
esprits et de la société dans son ensemble, et l’interdiction
souhaitée par Abduh n’était guère envisageable, non plus.
Sous la pression des organisations féminines,
des mouvements nationalistes, des intellectuels et de nombreux
oulémas influencés par les idées de Abduh, la majorité des Etats
musulmans ont commencé à développer, dès les années 1950, chacun
à son propre rythme, et en tenant compte de ses spécificités,
une position intermédiaire sur cette question, une « troisième
voie » entre le laisser-faire prôné par Shaltout et la thèse de
l’interdiction défendue par Abduh.
Les nouveaux codes de statut personnel adoptés
depuis la fin de la 2ème guerre mondiale dans de nombreux pays
musulmans reflètent ainsi, de manière manifeste, la vision de
Abduh concernant la nécessité de prendre en compte et de
protéger les droits de tous les membres de la famille, dans un
foyer polygame, et non plus seulement ceux du mari.
Les
codifications nationales
La « troisième voie » développée dans le monde
musulman, entre le laisser-faire prôné par Shaltout et
l’interdiction défendue par Abduh, est basée sur le postulat que
la pratique de la polygamie est licite, mais qu’elle doit être
accompagnée de garde-fous pour restreindre les excès qui
pourraient être commis par des maris au comportement trop
frivole ou irresponsable. Ses promoteurs cherchent
essentiellement à protéger les droits matériels fondamentaux des
épouses et des enfants, au niveau du traitement équitable des
épouses, et de la capacité financière du mari à pourvoir aux
frais de fonctionnement de plusieurs foyers.
Chaque Etat engagé dans cette « troisième voie »
a ainsi établi, dans son Code de Statut Personnel national (ou
code de la Famille), des règles spécifiques visant à mieux
contrôler la manière dont la polygamie était pratiquée dans le
pays. Ce faisant, il a tenu compte de ses traditions, de ses
spécificités, des objectifs qu’il cherchait à atteindre, ainsi
que de divers facteurs d’ordre politique, économique, social ou
religieux. En conséquence, les règles figurant dans les codes
actuels du monde musulman reflètent un vaste éventail de
choix.(34)
Cependant, d’après une récente étude réalisée
par Rand Corporation et Woodrow Wilson International Center for
Scholars, il existe des points de convergence importants entre
les codes qui cherchent à restreindre la pratique de la
polygamie. Ils utilisent fréquemment des stipulations telles que
les suivantes : (35)
La première épouse doit être informée de
l’intention du mari de prendre une nouvelle femme. Elle doit
donner son consentement à ce remariage, ou obtenir le divorce.
Le mari doit prouver au magistrat que le nouveau
mariage est « juste et nécessaire » (en établissant, par
exemple, que sa première femme est stérile ; ou est incapable
d’avoir des rapports conjugaux ; ou qu’elle a une infirmité
physique grave ; ou qu’elle refuse d’avoir des rapports
sexuels ; ou qu’elle souffre de maladie mentale...).
Le mari doit donner l’assurance que le nouveau
mariage n’affectera en rien l’existence de sa première femme et
de ses enfants. Il doit garantir qu’il pourra faire preuve
d’équité envers tous les membres du foyer. Il doit prouver qu’il
dispose de ressources financières d’un niveau adéquat et stable
pour pourvoir aux besoins matériels de plusieurs ménages.
Dans certaines cas exceptionnels, et en
application de la règle d’équité, le mari a l’obligation de
prévoir un logement séparé pour chacune de ses femmes.
Le contrôle judiciaire
de la pratique de la polygamie
L’examen des pratiques spécifiques par pays
démontre l’existence de nombreuses variantes au niveau des
principales règles appliquées par les Etats pour mieux contrôler
la pratique de la polygamie. On peut relever, à titre
d’illustration de cette diversité, les règles suivantes : (35)
En Indonésie, la règle de base du mariage est la
monogamie, mais la polygamie n’est pas interdite à ceux dont la
religion autorise cette pratique. Le tribunal doit autoriser le
mariage en polygamie, après consentement des autres épouses du
mari, qui doit prouver qu’il existe une nécessité pour ce
mariage (maladie incurable de l’épouse, stérilité, etc.) L’époux
doit garantir qu’il traitera toutes les épouses et tous les
enfants de manière juste et équitable.
Au Maroc, le mariage polygame doit faire l’objet
d’une autorisation judiciaire. L’épouse peut interdire à son
mari de prendre une autre femme, par le biais d’une clause dans
le contrat de mariage. La première femme et la nouvelle doivent
être informées à l’avance de l’existence l’une de l’autre. La
première femme peut demander le divorce, si son mari insiste
pour se remarier.
En Algérie, le mari doit justifier la nécessité
du mariage avec une nouvelle femme, disposer des ressources
nécessaires pour pourvoir à l’entretien de toutes les épouses,
et s’engager à traiter ces dernières avec équité. Les épouses
existantes et nouvelles doivent être informées de l’intention du
mari de se remarier, et fournir leur consentement attesté par un
juge. Au cas où une épouse estime avoir subi un préjudice du
fait de ce mariage, elle peut demander le divorce.
Au Bangladesh, à Singapour et aux Philippines,
le mariage en polygamie doit également faire l’objet d’une
autorisation officielle du Tribunal. En Jordanie, l’homme doit
traiter ses différentes épouses avec équité et affecter un
logement séparé à chacune d’elles.
En Egypte, les épouses peuvent demander le
divorce, si elles peuvent prouver que le remariage de leur mari
leur porte préjudice.
En Malaisie, la cour de justice de la charia
doit autoriser tout mariage polygame. Le candidat doit justifier
par écrit que le mariage proposé est nécessaire et juste ; qu’il
dispose de ressources adéquates ; qu’il pourra traiter ses
épouses avec équité ; et que la première femme ne subira aucun
préjudice du fait de son remariage. Chacune des quatre
conditions est d’importance égale et doit être séparément
établie et validée.
Au Pakistan, la polygamie est restreinte. Un
homme n’obtient l’autorisation de prendre une deuxième femme que
dans des circonstances déterminées. Si le mari ne respecte pas
les procédures légales, ses épouses peuvent le poursuivre en
justice.
En Syrie, une permission du juge est requise. Le
mariage polygame peut être refusé, sauf dans les cas
exceptionnels prévus par la loi. Le mari doit faire preuve de sa
capacité financière à entretenir les deux ménages. La polygamie
est interdite en Turquie depuis la révolution de Mustepha Kémal
et la substitution du Code civil Suisse à la charia (1926), en
Tunisie depuis l’indépendance en 1956, ainsi que dans un certain
nombre d’Etats africains (Côte d’Ivoire, Gambie, Guinée,
Nigéria, Rwanda, Zaïre), asiatiques (Inde, Uzbekistan,
Kyrgyzstan, Tajikistan), et du Pacifique (Iles Fiji). Mais, dans
la pratique, les hommes trouvent beaucoup de façons de
contourner l’interdiction. (36) (37)
Critiques des
codifications contemporaines
De nombreuses associations féminines sont
insatisfaites des mesures de contrôle de la polygamie instituées
par les autorités, dans les pays musulmans. A leur avis,
celles-ci sont inefficaces, du fait du jeu combiné de plusieurs
facteurs, dont on peut lister, à titre d’illustration, les
exemples suivants :
les
mesures de contrôle reposent sur l’utilisation de critères
qualitatifs, dont l’appréciation est laissée nécessairement à la
discrétion de magistrats qui ont une grande marge de maneuvre en
la matière ;
les
critères d’ordre juridique sont interprétés diversement par les
magistrats, souvent en fonction de leurs convictions
personnelles ;
les
hommes qui sont décidés à prendre une nouvelle femme trouvent
toujours moyen de contourner les dispositions légales en la
matière ;
concernant
l’application de la règle d’équité entre les différentes
épouses, dans un foyer polygame, il existe un grand fossé entre
les déclarations d’intention des candidats au mariage avec une
nouvelle épouse, et leurs actes, une fois le mariage polygame
conclu ;
- l’option de divorce accordée à la femme qui ne
consent pas au remariage de son époux ne constitue pas une
option viable, sur le plan concret. En effet, la femme a le
choix entre subir son sort en restant dans un foyer polygame, ou
obtenir le divorce et se retrouver, le plus souvent, livrée à
elle-même, sans logement, sans ressources, et avec des enfants à
charge. (38)
Notes (34) D’excellentes études comparatives de
l’application de la charia dans les différents pays musulmans
ont été publiées au cours des dernières années, parmi lesquelles
on peut relever les travaux suivants, particulièrement
méthodiques et exhaustifs dans leur discussion de la situation
par pays : Women Living Under Muslim Law (WLUML), “Knowing our
rights”, 3rd ed., 2006 ; Abdullahi A. An-Na’im, ed., “Islamic
Family Law in a changing world”, London, Zed Books, 2002 ; Rand
Corporation and Woodrow Wilson International Center for Scholars,
““Best practices” Progressive family laws in Muslim countries”,
2005
(35) Rand Corporation, ibid, p. 12 et WLUM,
ibid, pp. 197-212
(36) WLULM, ibid, p. 204.
(37) Mohamed Chafi, “La polygamie”, Marrakech,
2000
(38) WLUML, ibid, pp. 198-199
Khalid Chraibi, économiste (U. de Paris,
France, et U. de Pittsburgh, USA), a occupé des fonctions de
consultant économique à Washington D.C., puis de responsable à
la Banque Mondiale, avant de se spécialiser dans le montage de
nouveaux projets dans son pays.
La
charia et la polygamie 1/4
La
charia et la polygamie 2/4
Publié le 6 novembre 2009 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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