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Est-il licite d'interdire la polygamie ?
Khalid Chraibi
Vendredi 2 octobre 2009
La charia et la polygamie : (2/4)
Les versets coraniques relatifs à la pratique de la polygamie,
et les modalités de leur application en particulier, ont fait
l’objet d’un débat animé dans les pays musulmans, depuis la fin
du 19è siècle. Le cheikh d’al-Azhar Mahmoud Shaltout et le mufti
d’Egypte Muhammad Abduh se sont illustrés dans ce débat, en
publiant à un demi-siècle d’intervalle des opinions juridiques
de sens opposé, qui sont devenues les textes de référence
incontournables des principaux protagonistes dans ce domaine.
Le cheikh d’al-Azhar et la
polygamie
Le Cheikh d’al-Azhar Mahmoud Shaltout
(1893-1963) un juriste égyptien éminent, de tendance moderniste
(16) à l’exemple de Muhammad Abduh, a consacré un chapitre
entier de son livre intitulé « al-Islam, ’aqeda wa shari’ah
(L’Islam, dogme et charia), publié dans les années 1950, à la
défense, sur un ton parfois passionné, de l’institution de la
polygamie, en se basant sur l’exégèse des versets coraniques
concernés. (17)
D’après Shaltout, la polygamie s’est justifiée,
à travers l’histoire, du fait d’une plus longue durée de vie des
femmes ; des guerres qui réduisaient de manière massive le
nombre d’hommes en âge de se marier dans un pays ; de l’exercice
par les hommes de métiers dangereux qui s’accompagnent
d’accidents mortels ; d’un besoin sexuel ressenti chez les
hommes à un âge plus avancé que chez les femmes...
Le verset coranique 3 de la sourate an-Nissa
(n° 4) signifie que l’homme est autorisé à épouser jusqu’à 4
femmes à la fois, mais il doit être capable de les traiter avec
équité et de subvenir de manière adéquate à leurs besoins
matériels. S’il s’en sent capable, il est habilité à pratiquer
la polygamie. Dans le cas contraire, il doit se limiter à une
seule épouse. Chaque homme prend sa décision en son âme et
conscience, sachant qu’il est responsable de ses choix devant
Dieu et qu’il aura à rendre compte de ses actions, le Jour du
Jugement.
Aucune autorité étatique ne doit intervenir dans
ce processus de décision, parce qu’elle n’a aucun moyen de
savoir si un homme sera capable ou non de faire preuve d’équité
dans ses relations avec ses nombreuses épouses. Elle n’a donc
pas à lui donner l’autorisation de prendre une nouvelle femme,
ou à la lui refuser. (18) C’est une affaire entre cet homme, sa
conscience et Dieu.
L’équité au niveau des
sentiments
S’adressant au verset coranique 129 de la
sourate an-Nissa (n° 4), qui affirme que les hommes ne seront
pas capables de traiter leurs épouses avec équité, Shaltout
observe que certains auteurs l’ont interprété comme remettant en
cause la pratique de la polygamie. Mais, explique-t-il, c’est
mal comprendre le sens et le contexte de la Révélation de ce
verset. En réalité, les Croyants se demandaient si l’équité dont
ils devaient témoigner envers leurs épouses, et qui était exigée
par le verset 3, s’étendait au domaine des sentiments. Ils ne
savaient pas s’ils seraient capables de ressentir le même amour,
au même degré d’intensité, pour chacune de leurs épouses.
Cela signifiait-il qu’ils devaient se limiter à
une seule ? Le verset 129 vint clarifier la situation. Il
explique aux hommes qu’ils ne pourront jamais faire preuve
d’équité envers leurs épouses (au niveau des sentiments qu’ils
ressentent en leur for intérieur). Mais, ils ne doivent pas
manifester, dans leur comportement, une préférence marquée pour
certaines d’entre elles, au détriment des autres. (19)
D’après la quasi-unanimité des juristes,
l’équité dont les hommes doivent faire preuve, d’après l’énoncé
du verset 3, concerne essentiellement les questions d’ordre
matériel, moral et social (logement, nourriture, vêtements,
compagnie sur le plan social, préoccupation des soucis de chaque
femme, témoignages d’affection en privé et de respect en public,
respect de l’alternance dans les rapports sexuels avec toutes
les épouses, etc.). (20)
Shaltout note qu’après la Révélation de ce
verset, du vivant du Prophète, les hommes ont continué d’épouser
quatre femmes, ce qui prouve le bien fondé de cette explication.
Il ajoute que la polygamie ne doit pas être restreinte aux
situations où la femme est stérile, ou qu’elle est atteinte
d’une maladie qui l’empêche d’avoir des rapports sexuels avec
son mari.(21) Le Prophète, quand il recommandait aux hommes qui
se convertissaient à l’Islam de ne conserver que quatre épouses,
ne leur posait pas de telles conditions.
Pour Shaltout, les règles qui président à la
pratique de la polygamie depuis les temps de la Révélation, et
qui ont fait l’unanimité des juristes, doivent continuer à
s’appliquer dans la société contemporaine, parce qu’elles sont
parfaitement conformes aux prescriptions coraniques.
Muhammad Abduh et la
polygamie
Muhammad Abduh (1849-1905), l’un des maîtres à
penser du mouvement réformiste En-Nahda (Renaissance), se situe
à l’opposé de Shaltout sur cette question. Bien qu’il fasse la
même lecture que Shaltout des versets 3 et 129 de la sourate
an-Nissa (n° 4), comme il ressort de la comparaison des points
sur lesquels ils sont en parfait accord, (22) Abduh a une vision
différente de l’effet de la polygamie sur les foyers et sur la
communauté.
Observant la pratique de la polygamie au sein de
la société égyptienne, au cours de la deuxième moitié du 19è s.,
il est révolté par ce qu’il voit : les hommes ne respectent pas
les prescriptions coraniques qui doivent conditionner leur
comportement en famille, et se conduisent de manière
irresponsable, tout à la poursuite des plaisirs charnels, comme
s’ils n’avaient que des droits et pas de devoirs envers leurs
épouses et leurs enfants ; les femmes ne cessent de se disputer
entre elles, et de comploter les unes contre les autres ; les
enfants de différentes mères se détestent, se battent
constamment et empêchent l’établissement de toute quiétude au
sein du foyer. Abduh pense que les effets pervers de la
polygamie rongent pernicieusement le tissu familial et social.
(23)
Les droits du mari...et
ceux des épouses
D’après Abduh, cette pratique s’est bien
éloignée de la lettre et de l’esprit des versets du Coran, pour
devenir la première cause des conflits conjugaux et la source
d’innombrables malheurs dans la communauté. Pendant un quart de
siècle, il essaie de sensibiliser la communauté à ce problème à
travers des articles, des livres et des « fatawas » (opinions
juridiques). (24) Analysant le verset 3 de la sourate
« an-Nissa » (n° 4), Abduh estime qu’au moment de prendre une
nouvelle épouse, tout homme devrait, normalement, craindre de ne
pas pouvoir être équitable envers plusieurs femmes.
D’ailleurs, le verset 129 de la même sourate
affirme que l’homme ne pourra pas faire preuve d’une telle
justice. Abduh pense que ce dernier verset a clairement pour
objet de décourager les Croyants de prendre une deuxième épouse.
Donc, si l’on prend en considération les deux versets à la fois,
et si l’on en tire la conclusion que la polygamie est interdite
en Islam, on n’aurait pas tort.
Pourtant, ajoute-t-il, la Sunnah et la pratique
témoignent bien de la licéïté de la polygamie, de manière
certaine et irréfutable. (25)
Qu’est-ce que les autorités peuvent faire, dans
ce cas, pour réduire ou éliminer les méfaits de la polygamie sur
le plan familial et social ?
Ayant étudié la question sous tous ses angles,
Abduh aboutit à la conclusion que l’examen de la licéïté de la
polygamie doit s’effectuer dans le cadre des principes et règles
juridiques du droit musulman qui s’appliquent à l’ensemble de la
communauté. (26)
Ainsi, dans un mariage polygame, il n’y a pas
que le mari qui ait des droits, tel que le droit « inaliénable »
de prendre une nouvelle épouse, à sa discrétion. Les différentes
femmes vivant sous le régime matrimonial de la polygamie ont
aussi des droits, établis par la charia, qu’il est nécessaire et
légitime de protéger (tels que le droit à l’équité, à la
justice, à l’entretien matériel, pas de préférence donnée sur le
plan matériel à une quelconque des épouses ou à quiconque des
enfants par rapport aux autres, pour tout ce qui a trait à la
vie du ménage, etc.). (27)
Les fondements juridiques
de l’interdiction
Donc, pour que la pratique de la polygamie soit
licite, il ne faut pas que l’exercice de ses droits, par le
mari, viole les droits des autres membres du foyer polygame, qui
sont protégés par les autres principes et règles du droit
musulman. (28)
Par contre, s’il s’avère que la pratique de la
polygamie résulte inéluctablement dans la violation de tels
droits, ce qui constitue des effets pervers considérables,
causant plus de mal que de bien au sein des familles ; et si, de
plus, ces effets pernicieux peuvent être observés au niveau de
l’écrasante majorité des foyers polygames de la communauté,
constituant donc la règle plutôt que l’exception ; alors, les
autorités du pays ont le droit d’interdire la pratique de la
polygamie, au nom de l’intérêt général de la communauté, en
application des règles juridiques communément admises dans la
charia. (29)
Appliquant ce raisonnement à la situation qu’il
observe dans les foyers polygames égyptiens, dans la deuxième
moitié du 19è siècle, Abduh se convainct que la pratique de la
polygamie peut être remise en cause, sur le plan juridique, de
manière parfaitement légitime, du fait qu’elle produit plus de
mal que de bien.
Il formule alors une proposition révolutionnaire
pour son époque : compte tenu de l’expérience vécue (largement
négative) de l’ensemble de la communauté en matière de pratique
de la polygamie, celle-ci ne devrait plus être autorisée de
manière générale, comme ce fut le cas jusque-là, mais être
restreinte à des situations exceptionnelles, comme lorsque la
femme est stérile, ou qu’elle est atteinte d’une maladie qui
l’empêche d’avoir des rapports sexuels avec son mari. (30)
Dans une fatwa (opinion juridique) (31) rédigée
des années plus tard, vers la fin de sa vie, alors qu’il occupe
les fonctions de mufti d’Egypte, Abduh réétudie la question de
l’interdiction de la polygamie. (32) Il explique qu’il existe de
nombreuses règles juridiques, communément admises en droit
musulman, qui peuvent s’appliquer à la situation, et il en donne
trois exemples. (33)
En conclusion de sa fatwa, Abduh affirme qu’
« il est licite en droit musulman d’interdire aux hommes
d’épouser plus d’une femme, sauf en cas de nécessité impérieuse
démontrée au magistrat chargé de cette question. Absolument rien
n’interdit cette prohibition, seule la tradition s’y oppose. »
(33)
Notes:
(16) Kate Zebiri, Mahmud Shaltut and Islamic
modernism, Clarendon Press, Oxford, 1993
(17) Mahmoud Shaltout, “al Islam, ’Aqeda wa
shariah”, (L’islam, dogme et charia), 9è éd., Beyrouth, 1977,
pp. 178-197
(18) Shaltout, ibid, p. 184
(19) Shaltout, ibid, p. 183
(20) Shaltout, ibid, p. 183
(21) Shaltout, ibid, p. 185
(22) Les points de parfait accord entre Abduh
et Shaltout peuvent être résumés comme suit : L’homme est
autorisé à épouser jusqu’à 4 femmes à la fois, mais il doit être
capable de les traiter avec équité et de subvenir de manière
adéquate à leurs besoins matériels. Chaque homme prend sa
décision en son âme et conscience. Le verset 129 (qui affirme
que les hommes ne seront pas capables de traiter leurs épouses
avec équité), n’abolit pas la polygamie. L’équité dont les
hommes doivent faire preuve concerne essentiellement les
questions d’ordre matériel, moral et social (logement,
nourriture, vêtements, compagnie, témoignages d’affection et de
respect, alternance dans les rapports sexuels avec toutes les
épouses, etc.).
Les deux auteurs sont d’accord sur le fait
que, si le mari ne respecte pas la règle d’équité, il sera
sanctionné le Jour du Jugement. Mais, si l’une de ses épouses
souffre de maltraitance, ou que ses droits sont autrement
violés, et que la situation lui devient insupportable, elle est
en droit de porter plainte contre son mari auprès d’un magistrat
qui lancera la procédure prévue par la charia pour résoudre le
différend (convocation des époux, puis des représentants de
leurs familles respectives, tentative de réconciliation et, en
cas d’échec de cette dernière, décision du magistrat, qui peut
prononcer le divorce).
(23) Muhammad Abduh, « Hukm al-chari’a fi
ta’addud al-zawjate » (Les règles de la charia en matière de
polygamie) dans “al-A’mal al kamila” (Oeuvres complètes éditées
par Muhammad Amara) tome 2, 1ère éd. Beyrouth, (1972), p. 78
(24) Abduh, (a) « Hukm al-chari’a fi ta’addud
al-zawjate » (Les règles de la charia en matière de polygamie) ;
(b) « Ta’addud al-zawjate » (La polygamie) ; (c) « Fatwa fi
ta’addud al-zawjate » (Fatwa sur la polygamie), ibid, pp. 78, 84
et 90 respectivement.
(25) Abduh, « Ta’addud al-zawjate », ibid, p.
88
(26) Abduh, « Ta’addud al-zawjate », ibid, p.
88
(27) Abduh, « Fatwa fi ta’addud al-zawjate »,
ibid, p. 93 (sur le droit à l’équité, voir la « Justification
n° 1 » pour l’interdiction de la polygamie, p. 94)
(28) Abduh, « Fatwa fi ta’addud al-zawjate »,
ibid, p. 94 (sur les droits des épouses, voir la « Justification
n° 2 » pour l’interdiction de la polygamie, p. 94)
(29) Abduh, « Ta’addud al-zawjate », ibid, p.
88
(30) Abduh, « Ta’addud al-zawjate », ibid, p.
87
(31) Une fatwa, qu’elle émane du Cheikh d’Al
Azhar, du Grand mufti d’Egypte, ou de l’Académie Islamique du
Fiqh (AIF) par exemple, n’est pas un texte de loi ou une
décision judiciaire dont l’application s’impose de manière
impérative à qui que ce soit. Son objectif est de présenter un
point de vue juridique compétent qui permet à toutes les parties
intéressées de mieux saisir ce que la loi dit sur une question
d’actualité, d’après l’auteur de la fatwa. Les conclusions de la
fatwa ne s’imposent qu’à lui-seul.
32) Abduh, « Fatwa fi ta’addud al-zawjate »,
ibid, p. 90
(33) Abduh explique, dans cette fatwa, (pp.
92-95) que la pratique de la polygamie ne peut être légitime que
si l’équité est respectée. Or, l’écrasante majorité des hommes
ne traitent pas leurs différentes femmes avec équité. Par
conséquent, les autorités ont le droit d’interdire la polygamie
de manière absolue, compte tenu du comportement de la majorité
de la population.
Abduh étudie également le cas de la
maltraitance de certaines des épouses par leur mari, et la
situation des foyers où il est impossible d’instaurer l’harmonie
et la quiétude, du fait que les enfants nés de mères différentes
passent leur temps à se battre et à comploter les uns contre les
autres, entraînant les adultes dans leurs disputes. D’après lui,
les autorités peuvent interdire la polygamie dans de telles
situations, où il est évident que les méfaits causés par la
polygamie dépassent largement les bienfaits qui peuvent lui être
associés.
La
charia et la polygamie 1/4
Publié le 5 novembre 2009 avec l'aimable
autorisation d'Oumma.com
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