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Football, Checkpoints, Fayruz, Carla Bruni, Shin Beith et
Falafels…
Une
journée presque ordinaire en Cisjordanie occupée
Julien Salingue
Au checkpoint du
container Dimanche 27 avril 2008 Il
y a moins d'une semaine, j’ai passé une journée avec un ami palestinien
à l’Université d’Abu Dis. J’ai pendant quelques jours hésité
à en faire le récit. Il ne s’est en effet rien passé d’extraordinaire
ce jour-là. Mais après réflexion, c’est précisément pour cette
raison que j’ai décidé d’écrire cette chronique. Car cette
journée, qui est une journée banale pour un étudiant
palestinien, est révélatrice de bien des aspects de la situation
en Cisjordanie. Je m’emploierai donc à restituer le plus fidèlement
possible l’ambiance si particulière, pour un "étranger",
d’une journée ordinaire dans les territoires palestiniens. Peu
après 10 heures, nous quittons Béthléem en taxi pour nous rendre
à l’Université. Sur le trajet, l’air anxieux, Ghassan n’a
de cesse de se passer la main sur le menton et les joues. Je lui fais
alors remarquer qu’effectivement je ne l’ai jamais vu avec une
barbe aussi fournie. Il me sourit et me répond : « C’est sûr…
Mais cela m’inquiète un peu, j’aurais dû me raser. Quand j’ai
la barbe trop longue, les soldats m’arrêtent souvent au
checkpoint. Ils n’aiment pas les jeunes Palestiniens barbus… Du
coup si jamais ils te demandent si tu me connais, tu réponds que
non, que tu vas voir un prof à la fac. Ca t’évitera sûrement
des ennuis… ».
Nous sommes 7 dans le taxi. Ghassan, 5 autres étudiants de l’Université
d’Abu Dis et moi. Nos 5 compagnons de route ont une conversation
passionnée. Je comprends assez rapidement qu’ils sont en train
de discuter football européen et que chacun vante les mérites de
ses joueurs préférés. Quand ils en arrivent aux Français, je suis
évidemment sollicité… Alors, Thierry Henry est-il plus fort que
Karim Benzema ? Je réponds que je pense que Benzema est désormais
meilleur qu’Henry. Cris de joie des uns, grimaces de dépit des
autres. Et franche rigolade de Ghassan, qui semble avoir oublié pour
un temps ses problèmes de barbe.
A l’approche du checkpoint dit du « container », peu avant Abu
Dis, l’ambiance change radicalement. Le chauffeur baisse la
musique, les étudiants se redressent sur leur siège, Ghassan se
passe de nouveau la main sur le menton. Nous faisons la queue, derrière
une dizaine de voitures. Les militaires n’arrêtent pas tous les
véhicules au moment où ils passent devant eux. Quand notre tour
arrive, tout le monde se tait. Nous avançons doucement. Le jeune
soldat jette un œil inquisiteur à l’intérieur du taxi. Il nous
dévisage, semble hésiter et finalement, d’un geste nonchalant,
nous fait signe de passer. Soulagement dans le véhicule. Les passagers
échangent des regards complices et rassurés. Les conversations
reprennent, les enceintes crachent de nouveau la musique. Ghassan
me sourit.
Nous arrivons à l’Université aux environs de 11 heures. J’accompagne
Ghassan à son cours sur « L’idée européenne de l’Art ». Il
me présente à son professeur qui est ravi de m’accueillir et qui
m’invite à prendre place parmi la trentaine d’étudiants présents
dans la salle. Une jeune fille présente un exposé sur
Toulouse-Lautrec. Lorsque l’enseignant reprend l’exposé et développe
son cours, il évoque Auguste Renoir et Honoré de Balzac. Il s’inquiète
de savoir si sa prononciation est correcte et me demande de dire leurs
noms « à la française ». Je m’exécute. Rires dans
l’assistance. Au bout de 30 minutes Ghassan me dit qu’il s’ennuie
ferme. Il m’invente un rendez-vous avec un autre enseignant, explique
au professeur qu’il doit m’accompagner et nous quittons la
salle.
Dans la cour de l’Université, nous rejoignons des amis de Ghassan
qui, comme des centaines d’autres étudiants, sont assis à une
table, à l’ombre des arbres, et boivent sodas et jus de fruits.
Ce révise, ça discute, ça rigole… Comme dans toutes les Universités
du monde. Mais ici, lorsque l’on tourne la tête vers la sortie
de la fac, la réalité de l’occupation reprend ses droits. Il est
là, massif, à quelques dizaines de mètres. On le voit
serpenter, le long de l’Université et sur les collines
environnantes. Agrémenté de miradors et couvert de graffitis qui
en appellent à la fin de l’occupation. Il a été construit sur
des terrains appartenant à l’Université, qui servaient pour les
activités sportives. Le Mur.
Au milieu des conversations, Rawa essaie de réviser son cours d’histoire
du mouvement de libération nationale. Rawa est la plus jeune du petit
groupe. Elle est timide, un peu effacée, et semble stressée par
l’examen qui l’attend. De toute évidence elle n’est pas au
point. Elle sollicite Ghassan, « spécialiste » de la question.
Il se lance alors dans une vaste explication de l’histoire de l’OLP
et de ses différents courants. Les débats stratégiques, les crises
au sein du Fatah, les ruptures, les scissions… Peu à peu les autres
s’immiscent dans la conversation. Un vif débat s’engage autour
des causes de la scission du Front Populaire de Libération de la
Palestine (FPLP) en 1969, qui donna naissance au FDPLP (avec un «
D » pour « Démocratique »), aujourd’hui FDLP. On me demande
mon avis de « Doctor »… Rawa soupire, récupère son cours et
s’isole pour réviser.
A l'intérieur de la Fac. A l'arrière plan, le
mur
Le temps passe et les conversations
s’enchaînent. Arrive alors Munther. Coupe à la mode, jean fashion,
lunettes de soleil sur le front et sourire aux lèvres. Je
comprends très vite que c’est le comique de la bande. Au bout
de quelques minutes il sort un papier de sa poche et le montre au
reste de la petite communauté, qui réagit bruyamment. C’est
une convocation du Shabak (Service Général de la Sûreté, aussi
connu sous le nom de Shin Beith) qui lui a été remise par les
soldats israéliens au checkpoint du container lorsqu’ils
l’ont contrôlé. C’est un formulaire-type que les soldats ont
complété juste avant de le lui donner : son nom, son prénom, la
date et l’heure de la convocation (le lendemain matin), le lieu
et l’officier responsable. Munther sourit mais il n’a pas
l’air franchement rassuré.
Je lui demande si c’est la première fois qu’il reçoit ce
type de convocation. Il me répond que non. « La dernière
fois qu’ils m’ont interrogé c’était il y a trois ans. Ils
m’avaient posé des questions sur ma famille, mes amis. Des
choses très générales. Mais là je ne sais pas ce qu’ils
veulent ». Il démonte la coque de son téléphone portable
et en sort un petit papier plié, sur lequel ont été écrits, à
la main, quelques numéros de téléphones. « Ce sont des numéros
qu’il faut que j’apprenne, si jamais ils décident de me
garder et qu’ils me confisquent mon portable. Il y a le numéro
d’une avocate et ceux de quelques autres gens importants ».
Il ne m’en dira pas plus et s’isole à son tour pour apprendre
ses numéros. Le reste du groupe a déjà changé de sujet de
discussion.
« Et si on mettait de la musique ? »... C’est le téléphone portable
de Sana qui servira de radio. Sana est une fille pleine
d’assurance, sympathique et souriante, avec qui je discute beaucoup
depuis le début de la matinée. Je la soupçonne d’être la petite
amie de Munther mais comme ici on n’affiche pas ce genre de
choses, le doute subsiste… Depuis qu’il a montré sa convocation
du Shabak, elle sourit nettement moins. Elle va le voir de temps en
temps pour s’inquiéter de savoir si ses « révisions »
avancent. A chaque fois elle revient le visage fermé et inquiet.
Les autres essaient de la dérider en faisant des plaisanteries. Cela
fonctionne parfois. Elle ouvre le fichier « musique » de son téléphone
portable, enclenche le haut-parleur et met l’appareil à la disposition
de la collectivité.
La programmation musicale est pour le moins éclectique. Il y a évidemment
les incontournables Fayruz et Oum Kalthoum, chanteuses, entre
autres, du drame et de la lutte du peuple palestinien, véritables
institutions ici, quelles que soient les générations. Ils connaissent
leurs chansons par cœur et interrompent les conversations pour les
fredonner. On passe sans transition de l’une ou de l’autre à
de la variété, des chansons d’amour ou des chansons de rien, que
je commence à bien connaître car elles sont régulièrement diffusées
sur les chaînes de télévision satellitaires libanaises. Puis ce
sont des chants à la gloire du peuple irakien, vantant sa dignité,
son mérite, son courage et sa détermination. Et ainsi de suite…
Il y a un roulement régulier dans le petit groupe, certains partent
en cours, d’autres en reviennent. Rawa nous quitte pour se rendre
à son examen. Tout le monde lui souhaite bonne chance. Arrive alors
Mazen, un jeune homme d’une trentaine d’années à la démarche
lente et au visage marqué. Il sort d’un cours d’histoire de la
pensée économique. Il ne reste qu’un court instant, le temps de
boire son café, salue tout le monde et s’en va prendre un taxi
au pied du Mur. « Mazen a passé 7 ans en prison. Dès qu’il
en est sorti il n’avait qu’une envie : retourner à la Fac et
reprendre ses études », me confie Sana. « Il est beaucoup
plus âgé que les autres étudiants de son cours, même si nombre
d’entre eux ont aussi été détenus. Mon frère, par exemple, qui
assiste à des cours avec lui, a eu plus de chance. Il n’est resté
que deux ans en prison ». La chance est décidément une notion
toute relative…
« Et toi Julien, la femme de Sarkozy, comment tu la trouves ?
». Euh… « Tu peux nous le dire, on ne le répètera pas et
on ne pensera pas que tu as voté pour lui ». Eclats de rire
autour de la table. Le téléphone de Ghassan sonne. C’est
Ahmad. Son taxi est bloqué depuis près de 20 minutes au checkpoint
du container. Justement son professeur passe à côté de la
table. Ghassan l’arrête et l’avertit qu’Ahmad sera en retard
au rendez-vous qu’ils avaient tous les deux… Il en profite pour
me présenter à l’enseignant qui me demande, lorsque Ghassan lui
explique l’objet de mes travaux de recherche, ce que je pense de
la pertinence de l’utilisation du concept boudieusien de capital
social pour l’étude de la société palestinienne. Je suis un peu
surpris et déstabilisé par la question, nous échangeons sur le
sujet pendant quelques minutes, puis il nous quitte, car il a des
rendez-vous, en me laissant son numéro de téléphone. Ghassan
me propose alors d’aller jeter un œil sur l’exposition qui a
été récemment installée dans un nouveau bâtiment du campus dédié
aux prisonniers. L'exposition rassemble diverses affiches élaborées
à l’occasion de la journée des prisonniers palestiniens qui a
lieu chaque année le 17 avril. Nous regardons les affiches et
visitons le reste du bâtiment. Historique des luttes des
prisonniers, et notamment des grèves de la faim, photos des «
martyrs » morts en détention, peintures et dessins faits en
prison… Je m’arrête un long moment devant des lettres, écrites
depuis les cellules, et notamment devant l’une d’entre elles,
en anglais, adressée par un détenu à sa petite amie de
nationalité états-unienne. Alors que l’émotion me gagne à la
lecture de cette courte mais bouleversante lettre, Ghassan, qui a
passé plus de deux ans dans les prisons israéliennes, me fait
signe que nous devons y aller. « Il est temps de manger
». Certes...
Nous achetons des sandwichs aux falafels et retrouvons le petit
groupe, toujours installé à la même table. Rawa est sortie de
son examen. Elle dit qu’elle ne sait pas ce que ça donnera mais
qu’elle pense avoir écrit « beaucoup de bêtises ».
Munther a fini d’apprendre ses numéros de téléphone. Sana est
assise à ses côtés et le regarde d’un air euanxieux. Ahmad a
finalement réussi à rejoindre l’Université, mais trop tard
pour son rendez-vous. Il explique à Munther comment s’est déroulée
sa dernière entrevue avec le Shabak, qui l’avait convoqué le
mois dernier. Mazen est revenu. Il tient dans sa main le téléphone
de Sana et fredonne une chanson de Fayruz. Soudain les regards se
tournent vers l’entrée de l’Université. Une jeep israélienne
avance doucement et s’arrête. Chacun interrompt ses activités
et regarde le véhicule qui stationne, à une trentaine de mètres.
Au bout de quelques secondes la jeep s’éloigne. Et la vie
reprend progressivement son cours.
Il est près de 16h30. Ghassan me propose de rentrer. Nous saluons
tout le monde et allons prendre un taxi. Sur le trajet du
retour, qui se déroule sans encombre, excepté le léger moment
de tension lié au passage du checkpoint du container, Ghassan me
demande ce que j’ai pensé de cette journée à l’Université.
Je ne sais trop quoi lui répondre. Je lui parle d’un mélange
de détente et de stress. D’une alternance de légèreté et de
gravité. D’une succession de normal et d’anormal. D’une
somme d’éléments rationnels et irrationnels derrière lesquels
se dessine malgré tout une sorte de cohérence. La cohérence
d’une vie qui, malgré l’occupation, tente de suivre son
chemin.
Il me répond alors : « Oui... C’est l’occupation.
C’est notre vie. C’est la Palestine ».
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