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Notes sur l'explosion qui vient
Considérations
sur une société fragmentée
dans des territoires morcelés
Julien Salingue
Samedi
26 avril 2008 « L’Autorité
Palestinienne a obtenu d’excellents résultats en matière de rétablissement
de la sécurité, surprenant les Israéliens qui avaient échoué
à faire le moindre progrès [en la matière] en ayant
recours à des incursions quotidiennes au cours des dernières années
» (Jamal Muhaisin, Gouverneur de Naplouse, janvier 2008). Après
environ deux semaines passées en Cisjordanie, le temps est venu
de tenter de synthétiser mes premières impressions et
constatations. Je ne prétends pas ici dresser un tableau
exhaustif de la situation dans les territoires palestiniens et
fournir une analyse détaillée et complète des dynamiques
actuelles. Cependant les multiples discussions que j’ai pu
avoir, les diverses observations que j’ai pu faire et les
nombreuses informations que j’ai pu rassembler, auxquelles
s’ajoutent mes précédents séjours sur le terrain, qui me
permettent de mesurer un certain nombres d’évolutions,
m’encouragent à me lancer dans cet exercice de synthèse, aussi
incomplet soit-il. L’occupation,
encore et toujours Pas de doute, la
Cisjordanie est sous occupation militaire. Bien que l’on ne soit
pas dans la même situation qu’à Gaza, où les bombardements aériens
succèdent aux opérations terrestres impliquant des dizaines de
tanks, l’occupation est omniprésente, sur le terrain et dans
les esprits. Les villes de Cisjordanie sont encerclées par
l’armée, qui contrôle les entrées et les sorties et qui
multiplie les incursions, de jour comme de nuit, pour arrêter ou
assassiner des membres de la résistance armée ou de simples
civils. L’ensemble du territoire et des routes sont quadrillés
par les troupes d’occupation et nul ne peut espérer échapper
aux contrôles quand il se rend d’une ville ou d’une « zone
autonome » à une autre. La fragmentation territoriale est plus
forte que jamais et l’on ne se rend dans une autre ville qu’en
cas d’absolue nécessité (études, travail, santé, famille).
Lorsque les habitants de Béthléem parlent de Naplouse, de Jénine
ou même de Ramallah, on a parfois l’impression qu’ils parlent
d’un autre pays, qu’ils ont visité par le passé, mais dans
lequel ils ne sont jamais retournés. « Israël
réussit même à occuper nos esprits ». Cette phrase d’un
animateur du centre culturel Handala, dans le camp de réfugiés
de Beit Jebrin, près de Béthléem, résume on ne peut mieux les
effets « invisibles » de l’occupation israélienne. Car pour
ceux qui ne quittent que très rarement leur ville ou leur village
et qui peuvent parfois passer plusieurs jours sans voir l’ombre
d’un soldat, impossible de faire abstraction de la réalité. Il
y a les proches, emprisonnés ou en fuite car recherchés par les
autorités israéliennes, dont on attend avec anxiété des
nouvelles ou pour qui l’on espère enfin recevoir une
autorisation de visite. Il y a ces incursions qui rappellent, à
qui l’aurait miraculeusement oublié, qui est le véritable maître
du jeu dans les prétendues « zones autonomes ». Il y a enfin la
télévision et les images des bombardements de Gaza, des opérations
armées dans les autres villes de Cisjordanie, des blessés, des
morts, des funérailles, qui provoquent chez chacun, au-delà de
la légitime émotion, cette désagréable impression que «
demain, c’est peut-être pour nous ». Une
société au ralenti, une économie en panne sèche Ce
sont une société entière et une économie qui sont étouffées.
Le taux de chômage réel dépasse les 50% en Cisjordanie et les
80% dans la Bande de Gaza. Le prix du pain a augmenté de 50% en
un an, celui de la farine et du riz de près de 100%. Le prix du
carburant, comme partout dans le monde, atteint des chiffres
records. Les porte-monnaie, les placards et les réservoirs
d’essence sont désespérément vides. La fermeture quasi-hermétique
de Gaza a des conséquences directes sur l’économie de la
Cisjordanie : les 1.5 millions d’habitants de la Bande représentaient
un marché considérable pour les agriculteurs. Nombre d’entre
eux sont en situation de faillite. L’argent est au cœur de
toutes les préoccupations. Lorsque l’on ne parle pas de
politique, on parle d’argent : les prix qui augmentent, les
salaires (quand ils existent) qui arrivent en retard, les
opportunités d’un petit boulot pour deux ou trois jours, la
dernière combine pour payer moins cher ses appels téléphoniques… L’étranglement
militaire et l’asphyxie économique ont des répercussions
considérables sur la vie sociale elle-même. Pour le dire en des
termes peu scientifiques, les Palestiniens n’ont pas d’argent,
ils ne peuvent pas se déplacer, ils n’ont rien à faire et donc
ils s’ennuient. Tout simplement. Alors on reste à la maison,
devant la télévision, où sur les chaînes arabes les images de
Gaza succèdent à celles du Liban, qui succédaient à celles de
l’Iraq qui succédaient elles-mêmes à celles de
l’Afghanistan qui venaient après celles des émeutes de la faim
en Egypte. On se dit alors qu’ailleurs ça ne va pas mieux. Ce
qui est à la fois rassurant et inquiétant. On va marcher dans la
rue, lentement, sans trop savoir où l’on va, et on s’arrête
devant chez le voisin, qui a mis des chaises sur le trottoir et
qui attend qu’il se passe quelque chose… Mais il ne se passe
rien. Alors on s’asseoit et on attend avec lui… On
boit des cafés, en fumant cigarette sur cigarette, et on discute
de la dernière opération du Hamas à Gaza ou du prix du taxi
pour Hébron qui a encore augmenté. On n’est pas triste, non,
juste fatigué de ne rien attendre, de ne rien voir venir, de ne
rien faire. Parfois l’impression de ralenti est telle qu’on a
la sensation que c’est la notion même du temps qui a disparu.
On arrive deux ou trois heures en retard à un rendez-vous, ou une
heure en avance. Ou on n’y va pas. A part dans les établissements
scolaires et dans les mosquées, les horaires semblent extensibles
à l’infini. Comme me l’a résumé un jeune du camp de réfugiés
d’Aïda, à proximité de Béthléem, « quand on n’a rien
à faire, on s’en fiche de l’heure qu’il est ». Qui
plus est, lorsque l’on doit se déplacer d’une ville à
l’autre, le temps de trajet peut varier du simple au triple,
voire même plus, en fonction du nombre de contrôles et du degré
de zèle mis en œuvre par les soldats. Alors on se donne
rendez-vous le matin. Ou l’après-midi. Pour ce qui est de
l’heure précise, on avise… Et pendant ce
temps-là, certains font des affaires… Mais
ici comme ailleurs, certains réussissent à tirer leur épingle
du jeu. En Palestine aussi les contradictions de classes sont
fortes. Je ne parle pas ici de tous ceux qui, pour gagner quelques
shekels, multiplient les petites arnaques et les escroqueries
diverses, mais bien de ceux qui font des affaires à grande échelle
sur le dos de la population palestinienne. Un exemple hautement
significatif de ce phénomène est ce qu’il conviendrait
d’appeler « l’affaire des taxis de Béthléem ». Je n’en
parlerai ici que dans les grande lignes et tenterai dans les jours
qui viennent de rassembler plus d’éléments afin d’en faire
une analyse plus détaillée. En raison des
multiples barrages et points de contrôles entre les villes
palestiniennes, le moyen de transport le plus courant pour se
rendre d’une « zone autonome » à une autre est le taxi
collectif. A Béthléem, quelques lieux faisaient office de «
stations » informelles, mais rien n’empêchait celui ou celle
qui se trouvait sur les rues principales de la ville d’arrêter
un véhicule dans lequel il restait des places, lequel le
conduisait dans sa ville de destination. Aujourd’hui les règles
du jeu ont changé. Et si cela profite financièrement à
quelques-uns, cela s’est fait au détriment de la très grande
majorité des habitants de la ville, des villages et des camps de
réfugiés de la zone de Béthléem. Il existe en
effet désormais une station de taxis « officielle », lieu de départ
obligé pour quiconque veut emprunter un véhicule « interurbain
». En ville, la police contrôle que les taxis interurbains ne
prennent pas de manière « sauvage » des passagers ailleurs que
dans la station. A la sortie de la ville, elle vérifie que les
chauffeurs possèdent bien le coupon qui leur a été remis
lorsqu’ils ont quitté, voiture remplie, la station. Quel est le
problème ? La station est située dans un lieu excentré, il faut
donc emprunter un taxi pour s’y rendre et pour en revenir. Soit
une perte de temps et d’argent. Résultat : pour ceux qui se déplacent
tous les jours, un coût d’environ 150 shekels par mois (sachant
que le salaire moyen est d’environ 1300 Shekels, environ 250
euros), qui a même conduit certains à « choisir » la marche
(parfois plus de 30 minutes…) pour faire d’indispensables économies. Alors
à qui profite le crime ? Pas aux habitants de la zone de Béthléem,
qui n’ont de cesse de se plaindre du nouveau système, ni aux
chauffeurs de taxi, qui ont fait grève pour protester contre sa
mise en place.
La villa Munib Al-Masri
Le
principal bénéficiaire de ce changement est le propriétaire de
la station de taxis, Munib al-Masri, qui n’est pas un inconnu pour
celles et ceux qui s’intéressent de près à la question
palestinienne. Ce milliardaire palestinien1, à la tête
de la holding Padico2, propriétaire d’une somptueuse
villa à Naplouse, qu’il prêtait généreusement à Yasser Arafat
lorsqu’il recevait des délégations de l’étranger, plusieurs
fois pressenti pour être Premier Ministre (notamment en 1994 et en
2003), fondateur en 2007 du « Palestinian Forum », une initiative
politique qui vise à dépasser les rivalités entre Fatah et
Hamas, a récemment réussi une belle opération financière à Béthléem. Il
avait en effet fait construire un gigantesque immeuble à proximité
de l’Eglise de la Nativité, qui aurait dû lui rapporter de juteux
bénéfices en abritant un centre commercial pour les touristes et
pèlerins. Mais le tourisme s’est effondré depuis 2000 et la «
deuxième Intifada » et le centre commercial n’a jamais vu le
jour. En menant un travail de longue haleine et grâce à de généreuses
commissions, al-Masri a récemment réussi à convaincre les autorités
de transformer cet immeuble vide en station de taxis, pour l’utilisation
de laquelle les compagnies doivent payer des droits, ce qui se répercute
sur les prix des courses. Il obtient donc enfin un retour sur investissement
et l’assistance des autorités et de la police afin de s’enrichir
encore un peu plus sur le dos d’une population déjà exsangue. Confusion
et clarification politiques Evidemment ce type
de pratique n’est pas nouveau. Depuis les Accords d’Olso et la
mise en place de l’Autorité Palestinienne, les « petits
arrangements entre amis » se sont multipliés, avec une confusion
manifeste entre « personnel politique » et secteur privé. Des
hommes issus des milieux économiques se sont vu attribuer des
responsabilités politiques3 et, à l’inverse, des
dirigeants de l’OLP et leurs proches se sont généreusement réparti
le monopole sur l’importation d’un certain nombre de
marchandises4. C’est entre autres ce
type de pratiques, auxquelles s’ajoutent les compromissions vis-à-vis
d’Israël, qui ont conduit la population palestinienne à
infliger une défaite à la direction Fatah de l’Autorité
Palestinienne et à son président, Mahmoud Abbas (Abu Mazen),
lors des législatives de 2006, en donnant une majorité au Hamas.
18 mois plus tard, après une tentative de pustch ratée à Gaza,
l’équipe d’Abu Mazen reprenait néanmoins les commandes en
Cisjordanie en mettant en place un « gouvernement d’urgence »
conduit par Salam Fayyad. Depuis, la confusion politique est
totale (toujours pas d’Etat, mais deux gouvernements…), les
tentatives de conciliation entre Fatah et Hamas ont toutes échoué
et la situation est de plus en plus chaotique, au-delà des effets
directs de l’occupation israélienne. La plupart
des Palestiniens, y compris de nombreux membres du Fatah,
regardent avec dépit, cynisme, mépris, voire dégoût, les
rencontres Abbas-Olmert, Abbas-Rice ou Abbas-Bush, alors que les
bombes israéliennes pleuvent sur Gaza et que la colonisation se
poursuit à grande échelle en Cisjordanie. Pour nombre d’entre
eux, malgré la confusion les choses sont claires : « Bush a
promis 150 millions de dollars à Abbas en mars. La condition est
qu’il accentue la pression sur le Hamas, qu’il désarme la résistance
et qu’il signe un accord au rabais avec Israël », affirme
Hatem, du camp de réfugiés de Beit Jebrin. Et les faits semblent
lui donner raison : en recoupant les dépêches de diverses
agences de presse, j’ai obtenu le chiffre de 78 arrestations,
par les forces de sécurité d’Abu Mazen, de membres ou
sympathisants du Hamas en Cisjordanie entre le 1er et le 25 avril.
Soit une moyenne de plus de 3 par jour... Un chiffre considérable.
Et le Hamas n’est pas le seul visé… A
Naplouse, ce sont ainsi non seulement des membres du Hamas mais
aussi plusieurs combattants des Brigades des Martyrs al-Aqsa,
pourtant issues du Fatah, qui ont été arrêtés, dans le cadre
d’un vaste plan de « rétablissement de l’ordre » établi
conjointement fin 2007 par Israël et l’Autorité Palestinienne
et financé par les Etats-Unis. 12 d’entre eux se sont échappés
au début du mois d’avril et les sont depuis traqués par les
hommes d'Abu Mazen. Au cours des deux premières semaines
d’avril, de violents combats, avec plusieurs blessés par balle,
ont eu lieu entre combattants évadés ou protégeant les évadés
et forces de sécurité. Mahdi Abu Ghazaleh, leader
d’un groupe armé de Naplouse affilié aux Brigades al-Aqsa,
accuse les forces de sécurité d’Abbas de recevoir leurs ordres
directement des Etats-Unis et d’Israël. Les responsables de
l’Autorité ne sont pas à l’abri d’opérations de représailles
: le gouverneur de Naplouse, Jamal Muhaisin, qui déclarait en
janvier dernier « [que] l’Autorité Palestinienne a obtenu
d’excellents résultats en matière de rétablissement de la sécurité,
surprenant les Israéliens qui avaient échoué à faire le
moindre progrès [en la matière] en ayant recours à des
incursions quotidiennes au cours des dernières années »5
assumant ainsi ouvertement le rôle de supplétif des troupes
d’occupation, a essuyé des tirs et vu sa voiture incendiée
lors d’une visite au camp de réfugiés de Balata le 13 avril
dernier. Le Fatah face à l’opinion et à ses
contradictions Les événements de Naplouse,
s’ils peuvent être analysés comme participant du chaos qui règne
dans les territoires palestiniens et de l’autonomisation des
groupes armés liés au Fatah, n’en demeurent pas moins une
illustration d’une opposition de plus en plus nette en
Cisjordanie, qui dépasse le clivage Fatah/Hamas : la ligne de
partage, loin de se résumer aux oppositions entre les deux
factions, est entre ceux qui estiment qu’il faut poursuivre la
lutte, armée ou non, et ceux qui veulent négocier un accord à
tout prix, quitte à désarmer la résistance et à s’en prendre
à toute initiative qui irait dans le sens de la reconstruction du
mouvement de libération et du refus de l’abandon des droits
nationaux du peuple palestinien. La popularité du Fatah et du
Hamas, tout comme les résultats des législatives de 2006, ne
sont que l’incarnation déformée de cette ligne de partage.
Mahmoud Abbas et Ehud Olmert
Les
enquêtes d’opinion montrent que ces derniers mois,
contrairement au message qui est matraqué par les médias
"occidentaux", la popularité du Hamas et d’Ismaïl
Haniyeh sont en hausse, tandis que celle du Fatah et d’Abu Mazen
sont en baisse. Selon un récent sondage6, Haniyeh a même
pour la première fois dépassé Abu Mazen en termes d’intention
de vote en cas d’élections présidentielles anticipées : 47%
contre 46%, alors qu’en décembre le même institut mesurait 37%
et 56%. Autre image d’Epinal qui vole en éclats avec ce sondage
: le gouvernement Haniyeh est considéré comme plus légitime par
la population de Cisjordanie que le gouvernement Fayyad (32%
contre 26%). Mais dans le même temps, si
d’hypothétiques élections présidentielles opposant Marwan
Barghouthi7 et Ismaïl Haniyeh avaient lieu, le résultat
serait, d’après le même sondage, sans appel : 57% pour
Barghouthi contre 38% pour Haniyeh. La question n’est donc pas
seulement Hamas vs Fatah mais celle de la poursuite de la
résistance et le refus des compromissions. Barghouthi fait partie
des cadres du Fatah qui incarnent, à tort ou à raison,
l’orientation d’une partie significative des militants du
parti : la poursuite de la lutte et l’opposition à la
liquidation de la cause palestinienne. Il est donc beaucoup plus
populaire chez les Palestiniens et chez les militants sincères du
Fatah qu’Abu Mazen et sa clique. Les jeunes du Fatah l’ont
bien compris, qui lors des récentes élections étudiantes de Béthléem
et de Bir Zeit ont fait campagne en mettant en avant des
personnalités comme Barghouthi, en défendant la nécessité de
poursuivre le combat, et en mettant de côté Abu Mazen, Fayyad et
les négociations en cours8. Il ne
s’agit pas de surestimer les contradictions internes au Fatah
mais il est indéniable que cette organisation est elle aussi
traversée par la ligne de partage évoquée ci-dessus. Au début
du mois d’avril, Barghouthi déclarait au quotidien italien la
Stampa qu’il était prêt à prendre la place de Mahmoud
Abbas : « Quand Abu Mazen démissionnera, je serai candidat
aux élections présidentielles et je gagnerai, grâce au soutien
du Fatah ». Pour ne pas perdre le peu de popularité qui lui
reste dans le Fatah et dans la population palestinienne, Abu Mazen
évoque souvent le nom de Barghouthi comme son « potentiel
successeur ». Mais dans le même temps, selon les affirmations
(non démenties) de Mohammad Nazal, membre du Bureau Politique du
Hamas en Syrie, investi dans les négociations avec Israël en vue
d’un échange de prisonniers contre la libération de Gilad
Shalit, c’est Abbas lui-même qui a insisté auprès d’Israël
pour que Barghouthi ne figure pas sur la liste des détenus « libérables
», contrairement à ce que souhaitait le Hamas9. Un «
potentiel successeur » dont Abu Mazen et ses proches se
passeraient bien… Vers une nouvelle explosion
? Un enseignant de l’Université d’Abu Dis
m’a ainsi résumé la situation : « Nous avons
aujourd’hui toutes les raisons de nous soulever de nouveau.
Reste à savoir comment et avec quel leadership ». Il
exprime ainsi un sentiment diffus dans la population et chez
nombre de militants. Le mouvement national palestinien souffre
d’une double crise, tant du point de vue de sa stratégie que de
sa direction. Les problématiques sont nombreuses et pour
certaines, déjà anciennes : Comment construire une direction
unifiée du mouvement national palestinien ? Le Hamas doit-il être
intégré à l’OLP ? Si oui, comment ? Quelle place pour
la lutte armée ? Quel rôle pour les syndicats ? Comment redonner
vie aux structures d’auto-organisation qui avaient été si
efficaces durant les premières années de la première Intifada ?
Quelle place accorder aux négociations avec Israël ? Quelles
revendications ? Un Etat palestinien indépendant , à côté
d’Israël ? Un seul Etat dans lequel tous les citoyens auraient
les mêmes droits ? Quelle place accorder à la revendication du
droit au retour ? Quels liens avec les réfugiés de l’extérieur
? Quels rapports avec les Palestiniens d’Israël ? etc… Il
est certain que dans l’état actuel des choses, ces
questionnements sont loin d’être la préoccupation première de
la très grande majorité des habitants de Cisjordanie et de Gaza,
pour qui l’essentiel est de survivre malgré la catastrophe économique
et sociale. Nombre de militants ont quant à eux fait le choix de
privilégier les activités qui répondent aux besoins immédiats
de la population ou qui tentent de faire face à l’entreprise de
« sociocide »10 dont souffre le peuple palestinien.
Associations d’aide aux familles de prisonniers politiques, coopératives
agricoles, syndicats indépendants de l’Autorité palestinienne,
« centres culturels » dans les camps de réfugiés… Autant
d’initiatives que d’aucuns jugent indispensables pour
maintenir les conditions d’existence d’une société et donc
d’un mouvement national palestinien et pour lutter contre un
repli, considéré par certains comme inquiétant, vers des
logiques individualistes ou vers des formes de solidarités de
type essentiellement clanique. Il serait cependant
illusoire de croire que les Palestiniens ne se préoccupent plus
de la politique et du politique. On parle de politique partout, à
la maison, dans les taxis, à l’Université, et même si c’est
souvent de manière cynique et parfois fataliste, il est évident
que les Palestiniens n’acceptent pas leur sort et se posent
toujours la question du meilleur moyen de faire valoir leurs
droits. Ceux qui croient que l’accalmie relative en Cisjordanie
et l’absence de contestation visible d’Abu Mazen et de ses
hommes signifient que la population est prête à se soumettre et
à accepter un « plan de paix » au rabais, avec le non-démantèlement
de la plupart des colonies de Cisjordanie et du mur, la non-prise
en compte du sort des réfugiés et le maintien en détention de
la plupart des prisonniers, vont au-devant de grosses déconvenues.
Le 23 avril, Abbas arrivait à Washington afin de rencontrer
Georges Bush. La veille au soir, 5 adolescents du camp de réfugiés
de Dheisheh, près de Béthléem, étaient admis à l’hôpital
après été victimes de tirs à balles réelles de la part de
soldats israéliens qui ripostaient à des jets de pierres. Ces
jeunes, leurs familles, leurs proches et leurs voisins, ont dû être
ravis d’entendre leur président déclarer que « les conditions
étaient réunies pour aboutir à la paix ». A
n’en pas douter la colère et la frustration sont omniprésentes
et, « plan de paix » au rabais ou pas, une nouvelle explosion
surviendra. Il est clair que pour beaucoup ce sera alors l’heure
des choix. Les al-Masri et autres spéculateurs ont déjà fait le
leur : ils veulent le calme et la tranquillité pour faire des
affaires. Leur problème n’est pas de savoir si les droits
nationaux des Palestiniens seront un jour satisfaits. Les Abbas et
autres Fayyad ont aussi clairement indiqué quel était leur
option : trouver leur place, aussi infime soit-elle, dans le
Moyen-Orient stabilisé et soumis dont rêvent les Etats-Unis et
leur allié israélien. Mais ce sera l’heure des
choix pour ces militants et cadres du Fatah, comme les étudiants
de l'organisation de jeunesse Shabiba ou comme Marwan Barghouthi,
qui critiquent les négociations en cours, qui affirment qu’il
faudra continuer à se battre, et qui devront alors choisir entre
le peuple palestinien et la direction de l’Autorité. Ce sera
aussi l’heure des choix pour des individus comme Mustapha
Barghouthi et son « Initiative Nationale », qui prétendent
incarner une « troisième voie », entre le compromis
inacceptable et le recours à la résistance armée. Ce sera enfin
l’heure des choix pour la direction du Hamas, dont une partie ne
désespère pas, à terme, en multipliant les déclarations
conciliantes (sur la reconnaissance d’Israël, sur la libération
de Gilad Shalit et la médiation de l’Egypte, sur l’hypothèse
d’un « cessez-le-feu »…), de remplacer Abu Mazen.en tant
qu’interlocuteur privilégié et fiable aux yeux des Etats-Unis
et d’Israël. La gauche palestinienne, et notamment le FPLP,
seront sans aucun doute partie prenante de ce nouveau soulèvement,
de même que le Jihad islamique et une très large majorité du
Hamas. Quand cela se produira-t-il ? Nul ne peut le
dire précisément. Mais il est certain, au vu de la situation économique
et sociale actuelle et des termes actuels des « négociations de
paix », que la population n’attendra pas la refonte du
mouvement national, de son programme et de sa stratégie ou un
accord entre les forces palestiniennes pour se révolter à
nouveau. C’est en revanche de ces derniers facteurs que dépendront,
en grande partie, le visage et l’issue de ce soulèvement. Notes
: 1 Sa fortune était estimée en
2007 à 1.62 milliards de dollars, soit l’équivalent de plus de
la moitié du PNB des territoires palestiniens…
2 La PADICO (Palestinian Development and Investment Company),
holding basée à Naplouse mais enregistrée au Libéria, est un
groupe possédant des intérêts dans des domaines aussi divers
que le tourisme, l’industrie pharmaceutique, la finance,
l’immobilier, l’élevage de poulets, les télécommunications
ou la production d’énergie. L’Autorité Palestinienne lui a
accordé un certain nombre de facilités, par exemple sa filiale
Paltel s’est vu attribuer en 1994 le monopole sur les
communications téléphoniques pour une durée de 25 ans…
3 Par exemple des postes de Maire. Jusqu’en 2005 c’est Yasser
Arafat lui-même qui les nommait. Plusieurs entrepreneurs ont
ainsi été placés à la tête d’importantes municipalités,
comme Mustafa al-Natsha, nommé en 1994 à Mairie d’Hébron.
Al-Natsha est un industriel, Président du Conseil
d’Administration de l'Arab Cement Company, Directeur de
l'Agricultural Industries Company à Hébron, également
investi dans l'industrie de la pierre et de l'alimentation en boîte
de conserve ou encore propriétaire de l'usine Coca-Cola d'Hébron…
4 C'est ainsi que Mohammad Rashid, conseiller financier de Yasser
Arafat et trésorier officieux de l'Autorité palestinienne, contrôlait
les importations de pétrole dans l'ensemble des territoires occupés,
que Nabil Shaath, Ministre dans plusieurs gouvernements et négociateur
palestinien, a entre les mains le monopole sur les importations
d'ordinateurs (heureuse coïncidence, il est lui même propriétaire
d'une entreprise de production d'ordinateurs basée en Egypte) ou
que Yasser Abbas (le fils de Mahmoud Abbas) co-administre Paltech
qui a le monopole sur les importations, entre autres, de télévisions.
5 Cité sur http://www.maannews.net/en/index.php?opr=ShowDetails&ID=27027
6 Enquête conduite par le Palestinian Center for Policy and
Survey Research (PSR) en mars dernier, diisponible sur http://www.pcpsr.org/survey/polls/2008/p27e1.html
7 Dirigeant du Fatah en Cisjordanie, considéré comme le chef de
file de son aile radicale et militante, il est pour beaucoup
l’inspirateur des Brigades des Martyrs al-Aqsa, branche armée
de l’organisation. Il a été arrêté en avril 2002 par les
autorités israéliennes et condamné à 5 fois la perpétuité.
En 2006 il avait menacé de présenter, pour les législatives,
des listes concurrentes à celle de la direction du Fatah avant de
trouver in extremis un compromis avec Abu Mazen.
8 Voir, entre autres, mon article du 18 avril dernier sur les élections
étudiantes à l’Université de Béthléem sur http://juliensalingue.over-blog.com/article-18842294.html.
On notera également que lors des élections de Bir Zeit la liste
(victorieuse) présentée par le Fatah avait pour nom « liste
Yasser Arafat ».
9 Déclarations du 19 février sur www.aljazeera.net
10 Selon les termes, entre autres, de Saleh Abdel Jawad,
professeur associé au département d’histoire et de science
politique de l’Université de Birzeit. Pour de plus amples développements
sur le concept de "sociocide", on pourra se référer
notamment à http://www.inprecor.org/517/6_Sociocide__Jawad.htm.
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