|
« Ils
sont en train de vendre ce qui reste de la Palestine »
L’envers du décor de la
Palestine Investment Conference
Julien Salingue
Vendredi 23 mai 2008
La Palestine Investment Conference (PIC) a commencé le 21
mai. Je ne me propose pas dans cet article d'analyser en
profondeur les enjeux et la portée de cette Conférence, qui
n'est pas achevée à l'heure où j'écris, mais de tenter de donner
quelques indications sur le climat qui règne à Béthléem depuis
quelques jours, révélateur selon moi de bien des processus en
cours dans les territoires palestiniens de Cisjordanie. Je
publierai dans quelques jours un article d'analyse de la PIC.
Voir mon précédent article présentant la Palestine
Investment Conference
ICI.
On n’avait pas connu cela depuis des années à Béthléem. Les rues
sont quadrillées par les militaires et autres forces de
sécurité. Des checkpoints ont été dressés partout dans la ville
et aux alentours. Certaines zones sont interdites d’accès aux
piétons et aux véhicules non autorisés. Aux sorties des camps de
réfugiés, des dizaines d’hommes en uniforme contrôlent qu’il n’y
a pas d’activité suspecte en cours ou en préparation. Des
barrières siglées « Police » ont même été placées à l’entrée
principale du camp d’al-Azzeh, situé à proximité de l’Hôtel
Intercontinental, l’un des lieux-phares de la Conférence. Selon
les sources ce sont entre 2500 et 3000 policiers, soldats et
autres membres des services de sécurité qui ont été déployés.
Mais il ne s’agit pas d’une vaste opération militaire
israélienne. Les uniformes sont tous, sans exception,
palestiniens.
La Palestine Investment Conference : un enjeu de taille pour
Salam Fayyad
L’état de siège a commencé le 20 mai, veille de l’ouverture de
la « Palestine Investment Conference ». La PIC, initiée par les
principaux leaders du secteur privé palestinien et soutenue par
le gouvernement de Ramallah, a pour objectif de convaincre les
investisseurs étrangers de placer des capitaux dans les
territoires palestiniens. Elle réunit à Béthléem, du 21 au 23
mai, près de 1000 dirigeants ou représentants de groupes privés,
dont la moitié vient de l’étranger : pays arabes bien sûr, mais
aussi Europe, Etats-Unis et… Israël. Selon les organisateurs le
total des projets qui devraient être formalisés durant la PIC
s’élèverait à 2 milliards de dollars (total revu à la hausse
depuis le début du mois de mai, où l’on parlait de 1.5
milliard).
L’enjeu est donc considérable. La présence de Tony Blair, de
Bernard Kouchner, de représentants du Président Bush, tout comme
celle de Salam Fayyad et d’Abu Mazen sont là pour le confirmer,
mais aussi pour rappeler que la portée de la PIC n’est pas
seulement économique mais bien politique. Fayyad, qui n’avait
que recueilli que 2% des voix lors des législatives de 2006, a
été imposé comme Premier Ministre par les Etats-Unis après la
destitution du gouvernement dominé par le Hamas. Ancien haut
fonctionnaire de la Banque Mondiale et du FMI, il a juré que son
gouvernement serait celui qui réussirait à relancer l’économie
palestinienne en crise. Le peu de crédibilité qu’il a dans la
population palestinienne repose sur cette seule promesse : créer
des richesses et des emplois.
Les bailleurs de fonds sont prêts à le soutenir à une condition
: le désarmement de la résistance et le rétablissement de la
stabilité dans les territoires palestiniens. C’est ce qui est en
cours depuis près d’un an maintenant, avec un renforcement des
services de sécurité, la multiplication des arrestations des
militants et sympathisants du Hamas, du Jihad ou même des
Brigades al-Aqsa, pourtant issues du Fatah, et les vastes «
opérations de rétablissement de l’ordre », conduites depuis
plusieurs mois à Naplouse et depuis une dizaine de jours à
Jénine. Le superviseur en chef de cette politique n’est autre
que Tony Blair, émissaire du Quartet, qui répète à l’envi depuis
des mois que les deux priorités du gouvernement palestinien
doivent être d’accomplir des progrès en termes de sécurité et de
libéralisation de l’économie.
« Cette conférence a pour but de normaliser l’occupation »
Le succès et le bon déroulement de la PIC sont pour l’élève
Fayyad la preuve qu’il ne trahira pas la confiance que les pays
occidentaux ont mise en lui. L’Autorité Palestinienne n’a donc
pas lésiné sur les moyens mis en œuvre pour assurer la «
sécurité » des prestigieux invités. Car malgré les apparences et
les promesses des organisateurs, la PIC ne fait pas l’unanimité
dans la population palestinienne. Si les principaux groupes du
secteur privé se réjouissent des perspectives d’investissements
venus de l’étranger et si certains, dans la population, espèrent
sincèrement que cette conférence va bénéficier aux plus pauvres
des Palestiniens, la plupart de ceux que j’ai pu rencontrer au
cours des derniers jours, notamment dans les camps de réfugiés
de Béthléem, m’ont fait part de leur scepticisme, voire même
très souvent de leur franche hostilité à l’initiative.
Les critiques sont globalement de trois types.
- « Nous ne verrons pas la couleur de cet argent ».
Pour beaucoup de Palestiniens, conscients de l’étendue du
système de corruption mis en place durant les années Arafat (et
qui persiste aujourd’hui), si les milliards de dollars arrivent
effectivement, ils ne seront pas utilisés pour le bien-être de
l’ensemble de la population mais détournés pour le profit de
quelques-uns, principalement les décideurs économiques et
politiques. Une variante du même thème est la mise en question
des motivations philanthropiques des investisseurs présents à la
Conférence. Pour un habitant d''Aïda, pas de doute : « S'ils
sont ici, c'est qu'il y a de l'argent à faire. En réalité is
sont en train de vendre ce qui reste de la Palestine ».
- « Ils sont en train d’essayer de nous acheter ».
Ce sentiment diffus dans la population palestinienne n’est pas
nouveau, mais il s’exprime de façon très prononcée lorsque l’on
évoque la Conférence. Pour eux le deal est clair : si les
habitants des territoires palestiniens veulent sortir de la
situation de détresse économique dans laquelle ils se trouvent,
ils doivent en échange renoncer à poursuivre le combat pour la
satisfaction de leurs droits. En quelque sorte un programme «
Silence contre Nourriture ».
- « Cette Conférence a pour but de normaliser l’occupation ».
L’accusation de « normalisation » est omniprésente. La présence
de businessmen israéliens, le mot d’ordre de la Conférence («
You can do Business In Palestine ») et le message martelé par
les organisateurs (« Le problème des Palestiniens est
essentiellement d’ordre économique ») sont autant de signaux qui
font passer au second plan la question de l’occupation
israélienne. En ce sens ils la normalisent car ils n’en font
plus un obstacle ou un préalable à lever avant toute
amélioration substantielle de la situation des Palestiniens. Or
la fin de l’occupation demeure leur revendication politique
majeure, avec le droit au retour. Comme me l’a résumé un
habitant du camp d’al-Azzeh, « ce n’est pas avec de l’argent que
l’on se débarrassera des checkpoints, que l’on fera tomber le
mur et que l’on rentrera sur nos terres ».
Le décalage entre ce que l’on peut entendre dans la rue et les
critiques des « officiels » est flagrant. Mise à part une timide
déclaration (note) cosignée par deux parlementaires (Mustapha
Barghouthi et Khaleda Jarrar (FPLP)) et par certaines ONG et
associations, notamment le Palestinian Non-Governmental
Organizations Network (PNGO), peu de protestations ont été
émises. On peut donner trois explications principales à ce
silence : la faiblesse du mouvement syndical indépendant et de
la gauche politique, l’adhésion des courants islamiques, sur le
plan économique, à l’agenda néo-libéral et surtout les fortes
pressions qui ont été exercées sur quiconque aurait pu
manifester la volonté de perturber le bon déroulement de la PIC.
« Depuis une semaine j’ai l’impression d’être revenu dans la
Tunisie de Ben Ali »
Le dispositif militaro-policier qui s’est progressivement mis en
place dans les jours qui ont précédé la Conférence a bien
évidemment joué un rôle dissuasif. J’ai eu par le passé
l’occasion de participer à des rendez-vous du mouvement
altermondialiste et j’ai été surpris de retrouver à Béthléem le
climat que j’avais pu connaître en décembre 2000 à Nice, lors
d’un sommet de l’Union Européenne, ou à Gênes en juillet 2001
lors d’un G8 de sinistre mémoire. 3000 hommes en armes dans une
ville de moins de 30 000 habitants ne passent pas inaperçus. Pas
forcément très discrets, non plus, des individus circulant dans
des 4x4 aux vitres fumées, qui prodiguent aux responsables des
forces de sécurité palestiniennes des conseils dans un Anglais
teinté d’un accent d’outre-Atlantique, d’outre-Manche ou d’outre-Mur.
Mais le travail avait commencé avant l’arrivée du gros des
bataillons des forces de sécurité. Il s’est décliné sous trois
formes : neutralisation, dissuasion, cooptation.
- Les arrestations se sont multipliées au cours des dernières
semaines. Depuis une dizaine de jours ce sont plus de 100
membres et sympathisants du Hamas, du Jihad et du FPLP qui ont
été « neutralisés » dans la Zone de Béthléem. Les membres des
factions islamiques ont été pris pour cibles car le gouvernement
redoutait une opération armée visant à perturber la Conférence,
pour des raisons plus politiques (fragiliser l’Autorité
Palestinienne) qu’économiques. Les membres du FPLP ont pour leur
part été interpellés car Fayyad et ses hommes étaient inquiets
que la principale organisation de gauche de Béthléem, notamment
implantée dans les camps, ne tente de rendre visible
l’opposition à la tenue de la Conférence.
- D’autres ont eu la chance de ne pas être arrêtés mais
seulement « dissuadés » de tenter quoi que ce soit. C’est ainsi
que l’un des responsables d’un Centre Culturel du Camp de
Dheisheh a reçu la visite de membres de la Sécurité Préventive
(qui n’a jamais aussi bien porté son nom), lesquels lui ont
conseillé de se « tenir tranquille durant la Conférence » et
l’ont même averti qu’il serait constamment surveillé, ce qu’il a
pu vérifier au cours des jours qui ont suivi. Un jeune salarié
de l’Hôtel Intercontinental, membre du FPLP, a lui aussi été
visité par la SP qui l’a mis en garde contre toute tentative de
« créer des troubles » parmi les personnels du Palace. Le jeune
homme n’a visiblement pas fait preuve de suffisamment de
coopération puisqu’il a reçu dès le lendemain, comme cinq de ses
collègues, un appel téléphonique de la Direction de l’Hôtel lui
signifiant sa mise à pied jusqu’à nouvel ordre.
- Enfin l’Autorité Palestinienne a tenté, avec plus ou moins de
succès, d’acheter la coopération, voire même le départ de
certains jeunes de la Zone Autonome de Béthléem, notamment ceux
des Camps. Plusieurs centaines de jeunes hommes âgés de 18 à 25
ans, pour la plupart membres ou proches du Fatah, ont ainsi reçu
une proposition d’emploi, rémunérée à hauteur de 100 dollars
pour 3 jours (offre alléchante lorsque l’on sait que le salaire
moyen est d’environ 300 dollars/mois) : être des « volontaires »
chargés d’assurer la bonne tenue de la Conférence. La plupart,
sans aucune ressource, ont accepté et n’ont donc bien évidemment
rien fait pour en perturber le bon déroulement. Pour les plus
jeunes l’Autorité est allée encore plus loin. C’est ainsi que
les responsables d’un Centre Culturel du Camp d’al-Azzeh se sont
vus offrir la possibilité d’emmener tous les jeunes du Camp en
vacation à Jéricho, tous frais payés, durant les trois jours de
la Conférence. Ils ont immédiatement refusé.
Tout a donc été fait pour que rien ne vienne gâcher la fête.
Mais à quel prix ? Pour beaucoup d’habitants de Béthléem,
notamment dans les Camps, la Conférence signifie l’état de
siège. Pour nombre de jeunes et de militants elle signifie une
pression, d’un niveau rarement atteint, de la part des services
de sécurité. Qui plus est personne ne peut ignorer le climat
délétère qui règne dans toute la ville depuis plusieurs jours.
La plupart de ceux avec qui j’ai discuté ont adopté une attitude
de méfiance que je n’avais jamais connue auparavant dans les
territoires palestiniens : on vérifie qui est à proximité et qui
approche, on baisse la voix, on s’arrête soudainement de parler…
« Ils ont mis des gens partout pour contrôler que personne ne
les critique ». En partie invérifiable, cette affirmation, que
j’ai entendue à de multiples reprises pendant les conversations
de ces derniers jours, révèle néanmoins l’état d’esprit qui
règne chez de nombreux Palestiniens de la Zone de Béthléem.
C'est pour cette raison que je me suis engagé, lors des
discussions, à ne donner aucun des noms des personnes que je
citerais dans l'article. L'un d’entre eux, qui a vécu par le
passé en Tunisie, a alors été encore plus loin : « Depuis une
semaine j’ai l’impression d’être revenu dans la Tunisie de Ben
Ali ».
Décidément les priorités et les méthodes du gouvernement Abu
Mazen-Fayyad ont de quoi inquiéter la majorité des habitants des
territoires palestiniens. Nombre d’entre eux s’interrogent
d’ailleurs sur ce déploiement si soudain et si massif de forces
de sécurité. Dans la bouche d’un habitant de Dheisheh, la
question est encore plus directe : « Mais où sont-ils, tous
ceux-là, lorsque les Israéliens entrent dans la ville pour
arrêter ou assassiner les résistants ? Qui protègent-ils ? Nous,
ou Israël ? ».
|