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60
ans après la Nakba: les Palestiniens, un peuple
Chronique du soixantième anniversaire de
la Nakba
dans les territoires palestiniens
Julien Salingue
1948, l'Exode
Samedi 17 mai 2008 Le 15 mai 2008, jour du soixantième
anniversaire de la Nakba, la Cisjordanie et la Bande de Gaza ont
été le théâtre de diverses initiatives visant à commémorer la «
Catastrophe » que fut l’expulsion de 800 000 Palestiniens lors
de la fondation de l’Etat d’Israël. Contrairement à ce qui s'est
passé lors des cérémonies qui se sont déroulées de l’autre côté
du Mur pour célébrer le soixantième anniversaire de la
Déclaration d’Indépendance, ici on n’avait rien à fêter. Car 60
ans après les réfugiés vivent toujours dans des camps, en
Cisjordanie, à Gaza, en Jordanie, en Syrie ou au Liban. 60 ans
après les expulsions continuent, par le biais des expropriations
liées à l’expansion des colonies ou de celles dues à la
construction du Mur. 60 ans après on dénie toujours au peuple
palestinien le droit à l’autodétermination, le droit d’avoir une
identité, le droit d’avoir une Histoire.
Depuis plusieurs semaines les autorités israéliennes annonçaient
la « très forte probabilité » qu’un attentat sanglant transforme
le jour de fête en un jour noir, justifiant de la sorte le fait
que l’étau autour des territoires palestiniens soit encore un
peu plus resserré. Mais l’attentat n’a pas eu lieu. Les soldats
qui d’ordinaire harcèlent les Palestiniens sur l’un des 550
checkpoints de Cisjordanie ou lors des incursions ont défilé et
tout le monde s’est extasié. Les Chefs d’Etat étrangers, qui ont
tous boycotté « l’autre » cérémonie, ont dit toute leur
sympathie pour l’Etat d’Israël et tout le monde les a remerciés.
Les avions de chasse israéliens qui d’habitude bombardent la
Bande de Gaza ont exécuté de spectaculaires figures dans le ciel
et tout le monde a applaudi.
Pour les Palestiniens, le 15 mai 2008 fut un jour noir comme les
autres. Comme l’avait été le 14, et comme le fut le 16. Un jour
noir de plus. Très exactement le 21915ème jour depuis la Nakba.
21915, comme le nombre de ballons, noirs eux aussi, lâchés
depuis diverses villes et camps de réfugiés, dans l’espoir
qu’ils soient visibles depuis Jérusalem et rappellent aux
participants à la fête, de l’autre côté du Mur, que le 15 mai
est pour une nation toute entière synonyme de deuil. Qu’ils leur
rappellent que 60 ans plus tôt qu’Israël est né du nettoyage
ethnique, condition mathématiquement indispensable à
l’établissement d’un Etat juif dans un territoire
majoritairement peuplé d’Arabes palestiniens.
En quittant Jénine à 7 heures du matin, en compagnie de femmes
et d’enfants du camp de réfugiés, dans un bus affrété par
l’association « Not to Forget » créée à la suite et en souvenir
des tragiques événements d’avril 2002 à Jénine, je ne sais
précisément de quoi ma journée sera faite, même si je sais
qu’elle sera, comme la journée de tout un chacun dans les
territoires palestiniens, placée sous le signe de la mémoire de
la Nakba. J’ai en effet décidé de me rendre, dans la mesure où
les conditions de circulation le permettront, dans diverses
villes afin d’assister à plusieurs des événements organisés à
l’occasion de la commémoration du soixantième anniversaire du
moment fondateur de la tragédie palestinienne. En arrivant 15
heures plus tard à Halhul, près d’Hébron, je ne peux m’empêcher
de me dire que j’ai non seulement, au cours de cette journée,
traversé la Cisjordanie du Nord au Sud, mais aussi 60 ans, sinon
plus, d’Histoire du peuple palestinien.
A Ramallah, les anciens sont là. Sur un terrain rebaptisé « Camp
al-Awda » (Camp du Retour), dans lequel ont été installées des
tentes en souvenir des premières années dans les camps de l’ONU,
ils sont quelques-uns à raconter aux plus jeunes l’expulsion et
l’exil. Ils ont apporté avec eux des photos d’époque, la clé de
leur maison ou les titres de propriété prouvant qu’ils possèdent
bien, là-bas, une terre qu’on leur a volée. Des visages ridés
d’hommes et de femmes marqués par 60 ans d’exode forcé,
exprimant tout à la fois détresse et dignité, fatigue et
révolte, lassitude et détermination. Des témoins vivants du fait
que l’existence d’un plan d’expulsion élaboré par les dirigeants
du mouvement sioniste à la fin des années 40 n’est pas le
produit des fantasmes malsains et des pulsions autodestructrices
d’historiens israéliens pervers et masochistes.
Dans le camp d’Aïda, près de Béthléem, à quelques mètres du Mur
et au pied de l’imposant Portail du Retour, sur lequel trône une
non moins imposante clé de 10 mètres de long, construits tous
les deux à l’occasion du soixantième anniversaire de la
Catastrophe, ils sont des centaines, notamment des enfants, à
porter les ballons noirs qui bientôt flotteront dans le ciel de
Béthléem et de la proche et lointaine voisine Jérusalem.
Accrochés aux ballons, des cartons sur lesquels ils ont écrit
les noms des villes et villages desquels leurs grands-parents
ont été chassés. Des villages qui ont ensuite été rasés ou tout
simplement laissés à l’abandon, preuve que l’objectif des
milices sionistes n’était pas seulement d’accaparer la terre
mais aussi et surtout d’en chasser ses habitants. Accrochés
aussi, des messages adressés au reste du monde, pour dire que 60
ans après les réfugiés sont toujours là et qu’ils n’ont pas
renoncé à leurs droits, même s’ils doivent pour se faire
entendre emprunter la voie des airs, à défaut de pouvoir briser
les murs des ghettos dans lesquels on voudrait qu’ils se
résignent à vivre.
Au Centre Culturel Handala, dans le camp d’al-Azzah, situé à
proximité d’Aïda, on met la dernière main aux préparatifs du
spectacle qui va être présenté quelques heures plus tard lors
d’un festival organisé dans la bourgade voisine de Beit Sahour.
Tandis que les plus jeunes écoutent attentivement les ultimes
conseils prodigués par les animateurs du Centre, un groupe
d’adolescents répètent une Dabke, danse traditionnelle
palestinienne, dans une ambiance à la fois joyeuse et studieuse.
Les salles du centre sont trop petites et les danseurs ont du
mal à s’éviter alors qu’ils exécutent leurs pas. Chez les
petits, qui vont jouer une saynète mêlant mimes et danses, les
derniers réglages sont un peu difficiles, mais leur patience,
leur concentration et leur application témoignent de
l’importance qu’ils accordent, eux aussi, à l’événement.
Dans le bus qui nous emmène d’al-Azzah à Beit Sahour, les jeunes
du Centre Handala font la fête. On chante, on siffle, on frappe
dans les mains… Le véhicule ne passe pas inaperçu dans les rues
de Béthléem et nombre de passants ont des gestes de sympathie ou
d’encouragement en direction des passagers du bus. Les
adolescents de la troupe de danse ont revêtu leurs tenues de
scène : des costumes traditionnels palestiniens, pantalons noirs
et chemises rouges pour les garçons, longues robes jaunes et
tissus rouges dans les cheveux pour les filles. Les plus petits
portent des tee-shirts noirs édités à l’occasion du 60ème
anniversaire de la Nakba, au dos desquels sont inscrits quatre
chiffre : 1948, comme l’année de la Catastrophe. Les trois
premiers chiffres sont de couleur blanche tandis que le dernier
est rouge : 194, comme la résolution de l’ONU, votée elle aussi
en 1948, qui affirme « qu’il y a lieu de permettre aux
réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus
tôt possible ».
Sur un parking du village chrétien de Beit Sahour, une scène a
été dressée. Elle est recouverte d’une bâche noire et sobrement
décorée de quelques drapeaux palestiniens. Au-dessus de la scène
une banderole affirme que « la normalisation des relations
avec l’occupant est en contradiction avec le droit au retour
». Les groupes de musique et les troupes de danse ou de théâtre
se succèdent. Ils viennent de différents camps, villes et
villages de Cisjordanie. Ils sont jeunes, se sont de toute
évidence longuement préparés pour l’occasion et le public est
manifestement conquis. Les deux troupes du Centre Culturel
Handala exécutent à leur tour leurs numéros, qui se déroulent
sans accroc et ils quittent la scène sous les applaudissements
nourris des spectateurs. Ils sont suivis d’un groupe de rap
composé de deux jeunes hommes et d’une jeune fille, venus de la
localité voisine de Beit Jala et du camp de réfugiés d’Aïda.
Arrive alors sur scène la dernière troupe de danse. 8 garçons, 8
filles, vêtus de splendides et chatoyants costumes
traditionnels, qui vont exécuter la Dabke qui clôturera la
soirée. Ceux-là ont une particularité : ils sont de ceux que
l’on nomme ici les Palestiniens de 48, couramment et
improprement appelés « Arabes israéliens », comme pour nier le
fait qu’ils sont eux aussi une composante essentielle de la
nation palestinienne. Les 1.3 millions de Palestiniens de 48
sont les descendants des 150 000 Arabes palestiniens qui n’ont
pas fui leurs terres lors de la grande expulsion de 1948. Après
18 ans sous le régime de la Loi martiale, ils ont acquis la
nationalité israélienne en 1966 mais subissent depuis
discriminations et violences. Ils sont relégués dans une
position de citoyens de seconde zone, ne pouvant pas, par
exemple, acheter de terres appartenant à l’Etat ou à des
propriétaires juifs. Leur statut de sous-citoyens révèle la
contradiction inhérente à l’autodéfinition d’Israël comme « Etat
juif et démocratique ».
Leur présence à Beit Sahour, le soir du 15 mai, est symbolique à
plus d’un titre. Ils sont venus témoigner leur solidarité avec
les anciens voisins de leurs grands-parents. Ils sont venus
aussi, en tant que population elle aussi discriminée par l’Etat
d’Israël, affirmer leur communauté de destin avec le reste de la
nation palestinienne. Ils sont venus enfin, en exécutant une
danse traditionnelle qui ressemble à s’y méprendre, si ce n’est
qu’elle les surpasse à bien des égards, à celles des troupes qui
les ont précédés, affirmer l’unité du peuple palestinien.
Au-delà des séparations imposées depuis 60 ans, entre ceux de
l’intérieur et ceux de l’extérieur, entre ceux d’Israël et ceux
des territoires palestiniens, entre ceux de Cisjordanie et ceux
de Gaza, ils sont l’incarnation de l’indivisibilité de la nation
palestinienne, unie dans l’adversité et dans son combat pour
l’émancipation.
Leur époustouflante prestation va enchanter le public. Pendant
qu’ils exécutent leur Dabke, des petits groupes se forment parmi
les spectateurs, qui se mettent eux aussi à danser en rythme. A
chaque fois que les danseurs se mettent à frapper dans les
mains, l’assistance les accompagne, avec toujours plus de
conviction. Durant 30 minutes, le petit parking de Beit Sahour
est le théâtre d’une étonnante communion, où pendant la durée
d’une danse la joie de vivre et d’être réunis a supplanté le
souvenir du deuil et de la séparation. Les 16 adolescents
quitteront la scène épuisés et heureux, sous les acclamations
d’une audience sous le charme, pour rejoindre rapidement le bus
qui les ramènera de l’autre côté du Mur. Leur performance,
débordant d’énergie, d’enthousiasme et de sourires, aura donné
plus que toutes les autres son sens profond à ce type
d’initiatives que d’aucuns pourraient considérer comme davantage
folkloriques que politiques.
Une nation dont on essaie d’effacer l’histoire, l’identité,
voire même l’existence, a un rapport singulier à sa culture.
Lorsque des adolescents palestiniens revêtus de costumes
exécutent une danse traditionnelle le jour de l’anniversaire de
la Nakba, ils font bien plus que rendre un hommage appuyé à
leurs aïeux. Ils affirment qu’ils ont une culture, des coutumes,
des traditions. Qu’ils ont une Histoire, passée, présente, à
venir. Qu’ils sont, tout simplement, un peuple. Contre les
mensonges des dirigeants du mouvement sioniste qui ont affirmé
que la Palestine était « une terre sans peuple pour un
peuple sans terre ». Contre les provocations d’une ancienne
Premier Ministre de l’Etat d’Israël qui a déclaré qu’en 1948 «
les Palestiniens n’existaient pas ». Contre les
hallucinations de tous ceux qui ont répété, et répètent
aujourd’hui encore, que les non-Juifs ne seraient que des intrus
sur une terre que Dieu et les Néo-conservateurs de Washington
auraient attribuée à ses seuls habitants juifs.
Ce 15 mai 2008, à Beit Sahour, les danseurs de Dabke sont tout
autant les porte-parole de la tragédie passée du peuple
palestinien que de son drame actuel. Ils sont l’incarnation du
fait que le peuple palestinien se souvient plus que jamais de la
Nakba et que les jeunes générations sont prêtes à prendre en
charge la lutte contre l’oubli. Ils sont la démonstration de
cette vérité que certains tentent de nier : le peuple
palestinien a existé, existe et existera. Leurs pas de danse
sont chargés d’Histoire et leurs sourires d’adolescents sont
signe d’espoir.
Ce 15 mai 2008, à Beit Sahour, les danseurs de Dabke lancent un
défi au monde, comme plus tôt dans l’après-midi leurs cousins de
Gaza ont lancé des pierres sur l’armée israélienne et leurs
voisins d’Aïda ont lancé des ballons noirs dans le ciel. Ils
affirment tout simplement qu’ils sont palestiniens, qu’ils ont
des droits et qu’ils refusent de se soumettre. Les anciens du «
Camp du Retour », à Ramallah, peuvent ranger la clé de leur
maison sous leur oreiller et s’endormir tranquille. La relève
est assurée. A VOIR : Une vidéo du
spectacle (durée : environ 10 minutes)
ICI
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