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A Jénine, le Hamas est sous
contrôle »
Entretien avec Hisham Rohr, responsable de
la Sécurité Préventive
à Jénine, en charge de
la « surveillance du Hamas ».
Julien Salingue
Jeudi 15 mai 2008
Le texte qui suit est extrait d’un entretien que j’ai
réalisé dans le cadre de mes travaux de recherche. J’estime
néanmoins qu’il présente un intérêt pour tous ceux et toutes
celles qui veulent mieux comprendre la complexité de la
situation dans les territoires palestiniens. On pourra
partiellement mesurer, à la lecture de cette interview, à quel
point la société et le champ politique palestiniens sont
traversés de contradictions.
Hisham Rohr, 37 ans, est l’un des responsables de la Sécurité
Préventive (SP) à Jénine. La SP est l’un des multiples services
de sécurité palestiniens mis en place après les Accords d’Oslo.
Hisham Rohr est en charge de la « surveillance du Hamas » dans
l’ensemble de la Zone autonome de Jénine (ville, camp de
réfugiés, villages).
Comme la plupart des hommes du camp de réfugiés de Jénine, dans
lequel il réside, il a été arrêté à de multiples reprises par
les autorités israéliennes. Au total, il a passé près de 9 ans
en prison et n’était âgé que de 16 ans lors de sa première
arrestation en 1987. Sa maison fait partie des centaines
d’habitations qui ont été détruites par l’armée israélienne en
avril 20021.
Notre discussion a eu lieu dans un restaurant, situé à
l’extérieur de Jénine, lieu de rendez-vous favori des
responsables du Fatah et des services. Physique imposant,
habillé en civil, lunettes de soleil, pistolet à la ceinture…
Mon interlocuteur a le look typique des jeunes cadres des
services de sécurité palestiniens. Il a répondu spontanément à
l’ensemble de mes questions.
J’ai choisi, pour l'instant, de ne pas ajouter de commentaires à
l’interview. Chacun appréciera donc, au sens strict du terme, la
portée des propos de mon interlocuteur.
Quand, comment et pourquoi avez-vous rejoint la Sécurité
Préventive ?
Après avoir signé les Accords d’Oslo, Abu Ammar [Yasser
Arafat] a bâti plusieurs services de sécurité pour assurer
la bonne marche de la construction de l’Autorité Palestinienne.
La Sécurité Préventive était l’un de ces services, sûrement le
plus essentiel d’entre eux. Comme c’était le service le plus
important, Abu Ammar a choisi de mettre à sa tête des hommes
forts et reconnus : [Mohammad] Dahlan2 pour
Gaza et Jibril [Rajoub]3 pour la
Cisjordanie.
C’est principalement parce que les responsables locaux de la
Sécurité Préventive étaient des gens avec qui j’avais fait de la
prison que j’ai décidé de rejoindre ce service. Ceux qui ont été
choisis pour être les responsables locaux étaient en effet, dans
chaque ville, des gens qui avaient été des combattants pendant
la première Intifada, des gens honnêtes, des gens reconnus, avec
du pouvoir et du prestige. Donc je leur ai fait confiance et
j’ai rejoint la Sécurité Préventive dès le début. Ce service a
commencé à être construit avant même que les Accords d’Oslo ne
soient signés : j’ai moi-même participé à un camp d’entraînement
de 3 mois en Jordanie au milieu de l’année 1993.
Au début j’étais l’un des gardes du corps de Fayçal [al-Husseini]4
à Jérusalem, à la Maison de l’Orient. Et plus tard je suis
revenu travailler à Jénine. Pour moi il s’agissait de participer
à la construction de l’Autorité Palestinienne et de l’Etat
palestinien.
Quel est le rôle de la Sécurité Préventive ?
Elle a été créée pour surveiller tous ceux qui s’opposent à la
construction de l’Autorité Palestinienne et de l’Etat
palestinien, tous ceux qui font obstacle au processus de paix.
Pour les surveiller et aussi pour les combattre si nécessaire.
C’est pour cela que lorsque la Sécurité Préventive a été établie
les seuls qui pouvaient être recrutés étaient des gens du Fatah.
Personne du Hamas, du Jihad Islamique ou des autres partis ne
pouvait être recruté. On ne voulait que des gens du Fatah, que
des gens biens. Et cela ne suffisait pas d’être au Fatah : on
organisait des enquêtes approfondies sur la famille, les amis,
les activités de tous ceux qui voulaient intégrer la Sécurité
Préventive avant qu’ils ne soient recrutés.
Vous êtes « responsable de la surveillance du Hamas ». Ce qui
veut dire ?
Mon travail est de réunir le maximum d’informations sur le
Hamas, sur ses membres, sur les associations qui lui sont liées…
Nous avons au cours des années mené des enquêtes et constitué
des dossiers sur chaque membre et chaque association du Hamas.
Que font-ils ? Ont-ils des armes ? D’où vient leur argent ? Que
font-ils avec ? Je peux vous le dire : à Jénine, le Hamas est
sous contrôle. Après ce qui s’est passé à Gaza nous avons lancé
une grande opération contre eux en exigeant qu’ils viennent nous
déposer leurs armes. En un an nous avons arrêté plusieurs
centaines de membres du Hamas, ici à Jénine, mais nous les avons
relâchés rapidement lorsqu’ils acceptaient de nous remettre
leurs armes et de s’engager à ne pas en acheter de nouvelles.
Donc je vous le dis : ils sont sous contrôle.
L’ancien responsable de la Sécurité Préventive à Hébron m’a
confié qu’ils devaient faire face à plusieurs problèmes pour
imposer leur autorité, notamment le poids des grandes familles,
les conflits avec le Hamas et le travail de sape de l’armée
israélienne. Jénine est une ville très différente d’Hébron…
Quels problèmes avez-vous rencontré ici ?
Le seul problème que nous avons eu ici, c’est l’armée
israélienne. Car ici le Fatah était tellement fort que personne
ne pouvait, côté palestinien, s’opposer à notre autorité. Par
contre les incursions israéliennes, les arrestations, et à
partir du début de la deuxième Intifada les attaques contre la
Sécurité Préventive elle-même nous ont fait beaucoup de tort.
Ils m’ont arrêté plusieurs fois, alors que j’étais membre de la
Sécurité Préventive… Et aujourd’hui nous avons le même problème
: comment faire notre travail si les Israéliens entrent dans le
camp et tuent des habitants ? Comment expliquer aux gens que
nous faisons notre travail pour que la paix avance si Israël ne
fait rien pour faciliter la paix ?
Mais vous travaillez tout de même en coordination avec les
services israéliens… Même au plus haut niveau. Dès janvier 1994
il y a eu à Rome une rencontre entre Dahlan, Rajoub et des
responsables de l’armée israélienne et du Shin Beith afin de
coordonner les activités de la Sécurité Préventive et celles des
services israéliens…
Oui, bien sûr… Nous avons des connexions avec eux, nous essayons
de nous coordonner. C’est d’ailleurs dans leur intérêt que nous
puissions faire notre travail. Souvenez-vous : il y a un peu
moins d’un an, un officier israélien s’est retrouvé par erreur
au beau milieu de Jénine. Des membres du Jihad islamique ont
voulu le kidnapper. Je fais partie de ceux qui se sont
interposés et qui ont protégé l’officier israélien. Nous l’avons
récupéré, mis dans ma voiture et nous l’avons ramené à la
frontière… Certains membres du Hamas ont dit qu’il fallait
m’assassiner parce que j’étais un traître… Mais les autorités
israéliennes m’ont remercié pour ce geste et se sont engagées à
ne plus m’arrêter.
Il y a 20 ans vous lanciez des pierres sur les soldats,
aujourd’hui vous protégez un officier israélien… Comment
expliquez-vous cette évolution ?
Je veux la paix pour mon peuple. Je veux faire la paix avec
Israël. J’ai lancé des pierres, comme tous les jeunes de mon
âge, pour que les troupes d’occupation s’en aillent et nous
laissent tranquilles. Aujourd’hui quand des Palestiniens vont
tirer sur des Israéliens, leur réponse est terrible. Ils sont
beaucoup trop forts, en face, avec leurs avions et leurs tanks.
Les attaquer, cela ne peut que nous causer encore plus d’ennuis.
Ici ils ont détruit le camp en avril 2002. Ils ont tué des
dizaines de gens. Il faut que cela cesse. Donc il faut empêcher
ceux qui veulent leur tirer dessus de le faire. Pour parvenir à
la paix il faut que règnent la loi et l’ordre. Faire respecter
les lois, tel est mon travail. Et je continuerai de le faire
même si cela ne plaît pas à certains. C’est de cette façon que
je contribue à la construction de l’Autorité Palestinienne et de
l’Etat palestinien.
Que répondez-vous à ceux qui affirment que Dahlan et Rajoub
ont plus travaillé pour protéger Israël que pour défendre les
Palestiniens ?
S’ils ont été critiqués de la sorte, c’est à cause de gens du
Fatah qui ont répandu des rumeurs sur eux… Des gens qui
n’appréciaient pas l’importance qu’ils avaient dans l’Autorité
Palestinienne et qui ont voulu leur nuire. Croyez-moi Mohammad
Dahlan est un homme fort et bon. S’il avait été soutenu il
aurait pu empêcher le Hamas de s’emparer de Gaza.
Je fais appliquer la loi, je respecte la loi et j’obéis aux
ordres de mes supérieurs de la Sécurité Préventive. Dahlan n’est
plus à la tête de la Sécurité Préventive. Mais si jamais demain
il me demande de faire quelque chose, je le ferai.
Notes
1. Du 3 au 11 avril 2002, dans le cadre de l’opération « Rempart
», plusieurs dizaines de véhicules blindés israéliens, appuyés
par des hélicoptères de combat et des bulldozers, envahissent le
camp de Jénine. Dans ce que les Israéliens appellent la «
bataille de Jénine » et les Palestiniens le « massacre de Jénine
», 23 soldats israéliens seront tués. Côté palestinien les
rapports parlent d’au moins 52 morts, dont une majorité de
civils. De multiples enquêtes ont établi que l’armée israélienne
s’était rendue coupable de nombreux actes de crimes de guerre.
Environ 200 habitations ont été totalement détruites au
bulldozer et plusieurs centaines d’autres endommagées.
On pourra lire, entre autres :
Daniel Bensaïd, Jénine : chroniques d’un crime d’Etat,
disponible sur
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article1439
Amnon Kapellouk, Jénine, enquête sur un crime de guerre, Le
Monde Diplomatique, mai 2002, disponible sur
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/05/KAPELIOUK/16488
2. Mohammad Dahlan, né en 1961 à Khan Younes (dans le Sud de la
Bande de Gaza), dirigeant de la Shabiba, mouvement de jeunesse
du Fatah, emprisonné en Israël pendant les années 80 puis, peu
après le début de la première Intifada (1987) banni des
territoires palestiniens. Il rejoint alors la direction de l’OLP
à Tunis et occupe rapidement des responsabilités dans le secteur
des forces de sécurité. Associé aux négociations dans le cadre
du processus d’Oslo, il revient en 1994 dans les territoires
palestiniens avec Yasser Arafat qui le nomme responsable de la
Sécurité Préventive à Gaza (il démissionnera du poste en 2002).
En contact régulier avec la CIA et Israël, il est aujourd’hui
établi qu’il a été un des éléments-clés de la tentative
états-unienne de renversement du gouvernement Hamas en juin
2007. Plus de détails et de commentaires sur Mohammad Dahlan
dans mon article
« Comment les Etats-Unis ont organisé une tentative de putsch
contre le Hamas ».
3. Jibril Rajoub, né en 1953 à Dura (près d’Hébron), rejoint
très tôt les rangs du Fatah. En 1968, il est condamné à une
peine de prison à vie pour avoir lancé une grenade sur un bus
israélien. Il sera libéré en 1985 dans le cadre d’un échange de
prisonniers. Banni des territoires palestiniens en 1988, il
rejoint la direction de l’OLP à Tunis et est rapidement associé
au commandement des forces de sécurité. Il revient en 1994 et
est nommé responsable de la Sécurité Préventive en Cisjordanie.
Il entretient une rivalité avec son homologue de Gaza Mohammad
Dahlan. En 2003 il est nommé Conseiller National à la Sécurité
par Yasser Arafat pour contrer l’influence de Mohammad Dahlan,
nommé Ministre de la Sécurité intérieure par Mahmoud Abbas. Il
quitte son poste au début de l’année 2006.
4. Fayçal al-Husseini, né en 1940 à Bagdad où son père avait
émigré dans les année 30, rejoint la Cisjordanie en 1964. Membre
de l’OLP, arrêté à de multiples reprises par les autorités
israéliennes, il est un important acteur de la Première
Intifada, membre du Commandement National Unifié du soulèvement.
Israël refuse qu’il participe aux négociations de Madrid
(ouvertes en 1991) avant d’accepter qu’il rejoigne l’équipe des
négociateurs en 1993. Nommé au Haut Commandement du Fatah en
1994, représentant de l’OLP à Jérusalem (à la Maison de
l’Orient) à partir de 1996, il décède en mai 2001.
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