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Opinion
Révolution en Egypte
: le meilleur du pire de l'information
Julien Salingue
Mardi 15 février 2011
Nous l’avions déjà dit au
sujet de la Tunisie : l’information « en temps réel », qui
plus est sur des processus révolutionnaires, par définition
instables et imprévisibles, n’est pas chose aisée. Mais cela
justifie-t-il un tel déferlement de clichés, de caricatures,
d’improvisations et d’approximations, notamment au sujet de
l’Islam ? Les cas que nous avons relevés et que nous commentons
dans cet article ne sont pas isolés. Ils sont en réalité
révélateurs de la dégradation continue de la qualité de
l’information sur les questions internationales qui, réduite par
temps calme à la portion congrue, n’en subit, par temps d’orage,
que plus violemment le contrecoup. Revue de détail, dans les
règles de l’art.
Mais tout d’abord, quelques questions simples.
Comment comprendre les insurrections tunisienne et égyptienne ?
Des explications sont nécessaires qui, à distance du récit des
événements, ne se limitent pas à souligner le rôle rempli par
l’islam, religion majoritaire dans ces pays. Et si le rôle des
courants se revendiquant de cette croyance doit être expliqué,
avant d’être évalué et, le cas échéant, critiqué, ne faut-il pas
au moins distinguer les diverses composantes de l’islam
politique, leur insertion particulière dans chaque pays, plutôt
que de bidouiller à la hâte des amalgames, desquels on se défend
souvent au moment même où on les alimente ?
Yves Calvi ou l’art de répéter la même
question « inquiétante » [1]
Lundi 7 février, sur France 2. La première
partie de l’émission « Mots croisés » est consacrée au phénomène
révolutionnaire dans le monde arabe. Comme à son habitude, Yves
Calvi propose une introduction au débat :
« Le monde arabe fait-il enfin sa
révolution ? En tout cas, nous sommes tous stupéfaits devant
cette jeunesse qui, à Tunis comme au Caire, bouscule l’ordre
établi et les dictatures militaires. Les islamistes sont eux
aussi de la partie, jusqu’ici discrets, mais leur
présence inquiète, vous le savez. Alors
la démocratie fait-elle aussi le jeu des barbus ? [sic] ».
Une introduction qui donne le ton, et qui
contribue à entretenir, sinon à créer, cette « inquiétude »
présentée comme une évidence. Pour appréhender une situation
dans laquelle certains personnages sont qualifiés avec une telle
neutralité rigoureuse – des « barbus » –, l’inquiétude
est en effet le meilleur angle d’attaque. C’est en tout cas
celui que choisit Yves Calvi.
La question du fondamentalisme musulman est bien
évidemment une donnée essentielle pour qui s’intéresse au monde
arabe. Mais est-elle la « porte d’entrée naturelle » pour parler
des révolutions en cours ? Que ce soit le cas ou pas, ne
doit-elle pas être appréhendée dans toute sa complexité ?
S’interroger sur les dangers du développement de l’intégrisme
implique-t-il de faire le deuil de toutes les règles
élémentaires du journalisme ? Yves Calvi a son point de vue sur
la question. Ce qui suit est une retranscription fidèle des sept
premières questions qu’il a posées au début de l’émission. Les
réponses n’ont pas été retranscrites, sauf lorsqu’elles sont
significatives de l’obstination du présentateur :
- Yves Calvi : « Pierre Lellouche, ma
première question est très simple : doit on avoir peur des
Frères musulmans qui négocient la transition avec le pouvoir
depuis dimanche ? »
- Pierre Lellouche : « Euh… Si je dis "peur", je me mets
dans le débat interne d’un pays ami. Et c’est pas mon rôle » […]
- Yves Calvi : « Ça ne répond pas à ma question et le
fait que vous n’y répondiez pas directement, vous qui n’avez pas
l’habitude de la langue de bois me fait penser qu’effectivement
vous êtes inquiet. Mais peut-être que vous ne pouvez
pas l’exprimer ».
- Pierre Lellouche : « […] Si vous me dites j’ai
peur, non j’ai pas peur, mais […] il y
a une phase révolutionnaire dans laquelle les islamistes vont
essayer de jouer leur partition ».
- Yves Calvi : « Hubert Védrine,
concrètement, les Frères musulmans au pouvoir, ou associés au
pouvoir, est-ce que c’estinéluctable ? »
Hubert Védrine répond à son tour, et va dans le
sens de « l’inéluctabilité » de l’accession des Frères
musulmans, ou de leur association, au pouvoir. Il ne fait part
d’aucune « peur » ou d’aucune« inquiétude ».
Mais Yves Calvi ne renonce pas :
- Yves Calvi : « Alors nos deux
premiers intervenants viennent de le dire, [ah
bon ?], Moulay Hicham, finalement, nous vivons un moment
historique, mais en tout cas, au moins en Europe, et en partie
en Occident, ceux qui pourraient accéder au pouvoir inquiètent et
font peur, parce qu’on les prend pour desintégristes
islamistes. Qu’est-ce que vous avez à nous dire sur
cette question ? »
Le troisième invité explique à son tour qu’il ne
voit pas de raison d’avoir « peur ». Yves Calvi
l’interrompt :
- Yves Calvi : « Le président Moubarak a été pendu
avec une étoile de David sur le ventre. Enfin, son
effigie… C’est normal qu’on le remarque. Vous le comprenez ?
Après on peut ne pas être obsédé par ça, visiblement c’est ce
que vous nous proposez ? »
Nouvelle réponse, nouvelle interruption :
- Yves Calvi : « Vous nous dites qu’il ne faut pas qu’on se
focalise aujourd’hui sur l’islamisme radical ? »
Mais à quoi bon le dire, puisqu’Yves Calvi en a
décidé autrement…
- Yves Calvi : « Une question avant de donner la parole à
Alain Finkielkraut, Mathieu Guidère, est-ce que l’objectif des
Frères musulmans est l’instauration de la charia dans
un pays comme l’Égypte ? »
- Mathieu Guidère : « Oui ».
Le journaliste est rassuré. Il peut avoir peur.
Et, au lieu de redonner la parole à Mathieu Guidère qui voudrait
réagir, précisément, sur « la peur » (pour expliquer qu’elle
n’est pas fondée), Yves Calvi préfère se tourner vers un autre
spécialiste :
- Yves Calvi : « Je vous redonne la parole sur la peur, vous
venez quand même de nous dire que le programme officiel c’est
bien l’application de la charia, Alain Finkielkraut donc forcément je
vous pose la question : est-ce que vous vous craignez par
exemple un scénario à l’iranienne ? »
Au lieu d‘interroger ses invités sur les
diverses composantes de l’opposition en Égypte, la variété des
références à l’islam, les positions des Frères musulmans et la
place qu’ils occupent, Yves Calvi ressasse la même question. Le
moins que l’on puisse dire est que lorsqu’il a une idée en tête,
il a beaucoup de mal à s’en défaire. Et même si une bonne partie
de ses invités la battent en brèche, il n’hésite pas à
sur-interpréter, voire à déformer leurs propos, pour formuler
lui-même la réponse à la question qu’il a posée en début
d’émission. La prochaine fois, pourquoi ne pas se passer
d’invités ? À moins d’utiliser une autre méthode, celle qui
consiste à jeter le soupçon sur ceux avec qui on n’est pas
d’accord.
Quand le « Grand Journal » reçoit Tariq
Ramadan, ou l’art de jeter le soupçon sur un invité
Le 9 février, le « Grand Journal de Canal+ »
accueille l’universitaire suisse Tariq Ramadan, pour
l’interroger sur l’actualité en Égypte. Jusqu’ici tout va bien.
Mais Tariq Ramadan est un invité spécial. Et à invité spécial,
traitement spécial. Il va bénéficier d’une « présentation
préalable » de deux minutes, phénomène rarissime, sinon inédit,
dans le « Grand Journal ». Alors que son invité vient tout juste
de rejoindre le plateau et ne s’est pas encore exprimé, Michel
Denisot lance l’offensive :
- Michel Denisot : « Voilà alors,
Jean-Michel [Aphatie], il y a toujours autour de Tariq
Ramadan beaucoup de controverses, on fait le
point sur ses idées et son parcours ».
- Jean-Michel Aphatie : « On va établir déjà
ce qui est incontestable pour vous Monsieur Ramadan. Vous êtes
d’origine égyptienne,petit-fils des fondateurs [sic] au
Caire des Frères musulmans. C’est votre grand-père maternel qui
a créé les Frères musulmans en 1928. Ça nous a toujours
fait peur nous, les Frères musulmans, vu d’ici, on
pense que c’est un courant religieux, extrémiste, qui s’il
arrivait au pouvoir ressemblerait à ce que les religieux ont
fait en Iran, et ce courant de pensée a aussi beaucoup fait peur
visiblement au régime militaire en Égypte puisque les militants
de cette confrérie ont souvent été emprisonnés, torturés, dans
les prisons égyptiennes. Et très curieusement aujourd’hui ils
participent avec le vice-président Suleimane à la reconstruction
de Égypte, on a quelquefois du mal à comprendre les
choses ».
Grâce à cette première partie du « portrait » de
Tariq Ramadan, on apprend au moins deux choses – deux aveux
pudiquement voilés par un « nous » ou un « on » transparents :
- Jean-Michel Aphatie a peur des Frères musulmans.
- Jean-Michel Aphatie a « quelquefois du mal à comprendre les
choses ». Au moins, c’est dit.
En revanche, sur les « idées » et le « parcours » de
Tariq Ramadan, on n’apprend rien. Mais cela va venir.
Poursuivons :
- Jean-Michel Aphatie : « Vous êtes né en
1962 à Genève Tariq Ramadan, vous avez été étudiant en Égypte, à
l’université al-Azhar du Caire, vous avez vous-même été
emprisonné et torturé, avez-vous raconté, au
début des années 1990. On peut lire sur internet que
votre travail s’articule, on va le voir, sur une réflexion
théologique, philosophique et politique en lien avec la religion
musulmane, en clair vous réfléchissez à l’intégration
de l’islam dans nos sociétés européennes ».
De nouveau, deux leçons :
- Le « chroniqueur politique » s’est renseigné.
Enfin, pas trop quand même puisque tout ce qu’il sait sur Tariq
Ramadan est identique à ceci :
Des infos que seul un grand journaliste comme
Jean-Michel Aphatie, féru de précision, pouvait dénicher.
- Tariq Ramadan n’a pas « été emprisonné et
torturé », il a« raconté » que cela s’était
produit. Nuance… Cette précaution oratoire est-elle due au fait
que la liste des prisonniers politiques égyptiens n’est pas sur
Wikipédia ? Il semble que non. Le vrai problème, comme va nous
l’apprendre la suite, c’est que la parole de Tariq Ramadan est,
par définition, sujette à caution.
En effet, « on » le dit :
- Jean-Michel Aphatie : « Et c’est
là que tout se brouille, on vous accuse tout le
temps d’un double discours, policé,
urbain, occidentalisé, laïcisé, sur les plateaux de télévision,
plus radical, plus dogmatique dans des réunions plus fermées.
Nicolas Sarkozy a accepté que vous soyez son partenaire de
combat en novembre 2003, à l’époque vous affronter sans doute
apportait quelque chose à l’image, c’était sur le plateau de
"100 minutes pour convaincre" en 2003, il y a donc un petit
moment. Votre réputation est celle-là, ambivalente,
fréquentable ou pas, vous êtes sur le plateau du "Grand
Journal" ce soir ».
Là encore, deux conclusions s’imposent :
- Pour Jean-Michel Aphatie, le monde du discours
se divise en deux catégories : « policé, urbain,
occidentalisé, laïcisé » d’un côté,« radical » et « dogmatique » de
l’autre. Il n’y a évidemment pas de discours « occidentalisé
radical » ni de « dogmatisme policé ». C’est sans doute parce
que, comme chacun le sait, le « radicalisme » et le
« dogmatisme » n’existent pas en « Occident ». Est-ce à dire
qu’ils seraient le propre des « orientaux » ? Jean-Michel
Aphatie ne le dit pas. Mais certains pourraient l’entendre.
- Jean-Michel Aphatie ne sait pas quoi penser de
Tariq Ramadan.« Fréquentable ou pas », le chroniqueur
hésite. Ce faisant, il ne se borne pas à reprendre les poncifs
habituels, que les uns et les autres se contentent de répéter
sans les illustrer, sur l’universitaire suisse, mais il les
alimente. Son hésitation, comme « l’inquiétude » de Calvi, est
un procédé performatif assez classique : en exprimant ses
doutes, il crée le soupçon chez le téléspectateur. Ce dernier
est averti : Tariq Ramadan n’est peut-être pas malhonnête mais…
méfiez-vous quand même. On ne lui donne d’ailleurs pas la
possibilité de répondre. Dès la fin du « portrait » Michel
Denisot s’adresse à lui, sans lui laisser le temps de commenter
les propos de Jean-Michel Aphatie : « Qui a gagné en
Égypte ? »
Ce « traitement de faveur » réservé à Tariq
Ramadan est une quasi-habitude dans le petit monde des médias
dominants en France [2].
Certes, on n’est pas obligé de partager les points de vue et les
analyses de l’universitaire, et on peut avoir des interrogations
quant à son « projet de société ». On peut, certes, être en
désaccord avec lui (pour peu que l’on connaisse et que l’on
expose clairement ses prises de positions). Mais pourquoi
l’inviter sur les plateaux de télévision si c’est pour
systématiquement jeter le discrédit sur lui ? À moins que ce ne
soit le but recherché… Il est en effet tout à fait possible,
pour tout journaliste un tant soit peu honnête, d’introduire
Tariq Ramadan comme un invité « normal ». À l’image de la
présentation, sobre, de Frédéric Taddéï, sur le plateau de « Ce
soir ou jamais », quelques heures plus tard :
« Tariq Ramadan, vous êtes professeur à
Oxford d’études islamiques contemporaines, vous êtes suisse
d’origine égyptienne, cela fait de nombreuses années maintenant
que vous êtes interdit de séjour en Égypte, comme en Tunisie,
comme en Arabie Saoudite, comme en Algérie, comme en Syrie,
comme en… en… y’en a tellement, j’arrête là. Vous êtes le
petit-fils du fondateur des Frères musulmans mais, vous l’avez
toujours dit, vous n’en êtes pas membre. Vous avez écrit
plusieurs livres, les deux derniers sontL’Autre et Nous,
pour une philosophie du pluralisme et Mon intime
conviction, parus en 2009 ».
Des informations, on l’avouera, plus factuelles
et non moins utiles au téléspectateur. Téléspectateur qui
mériterait, outre des informations de ce type, des « experts »
un peu plus informés que ceux qu’on lui impose malgré leur
manque criant… d’expertise.
Christian Malard, de France 3, ou l’art
de l’expertise experte
Christian Malard, responsable du service
étranger de France 3, est un habitué des plateaux de la chaîne,
notamment lors des journaux du soir. Il a donc été,
naturellement, amené à commenter l’évolution de la situation en
Égypte. Comme il avait été invité à disserter sur la Tunisie.
Son expertise est mise au service de chacun. Chacun devrait donc
peut-être avoir les éléments qui permettent de mesurer l’étendue
du savoir du spécialiste, qui écrivait par exemple en septembre
2010 dans Arabies, « le magazine du monde arabe et
de la francophonie » :
« Le président Ben Ali […] a su
créer une véritable classe moyenne, constituée par 8 des 10
millions de Tunisiens, véritable pilier de la société. […] Aujourd’hui,
la Tunisie qui, en temps normal, connaît une croissance
économique de 6.2 à 6.5% affiche en pleine crise économique
mondiale une croissance de 3.2% alors que certains pays
européens cherchent à la loupe leur taux de croissance qui peine
à atteindre 0.1% ». Et Christian Malard d’affirmer que « [La
Tunisie] est le seul havre de stabilité au Maghreb ».
Lumineux. Prophétique. Évidemment Christian
Malard n’a pas été le seul à vanter les mérites du « miracle
tunisien ». Mais tout le monde n’est pas consultant pour France
3, CNN, NBC, MSNBC, BBC, BBC World et al-Arabya. Christian
Malard, un spécialiste multifonctions qui maîtrise parfaitement
son sujet. Art dans lequel d’autres habitués des plateaux de
télévision excellent.
Alain Finkielkraut ou l’art de maîtriser
son sujet
Dans l’émission « Mots croisés » déjà évoquée,
Alain Finkielkraut nous a livré, comme
à son habitude, une analyse originale, appuyée sur une
démonstration d’une grande rigueur, en réponse à la question
(originale, elle aussi) d’Yves Calvi, citée plus haut :
« Alain Finkielkraut, donc forcément je vous
pose la question, est-ce que vous craignez, par
exemple, un scénario à l’iranienne ? »
Le philosophe, se référant à Kant (normal quand
on est philosophe), fait d’abord part de son « enthousiasme » au
sujet des révoltes arabes. Mais, mais, mais :
« Mais cet enthousiasme est en effet mêlé
d’inquiétude parce que les Frères musulmans sont la force
principale du pays, qu’ils ont un réseau très dense de relais
sociaux, d’associations caritatives, qu’ils contrôlent les
ordres professionnels […] Et surtout, il y a des
tendances mais j’ai appris récemment que, en
2010, pour la succession du guide suprême, ceux qui ont pris la
direction de la confrérie des Frères musulmans, ce sont ceux qui
se réclament ouvertement de Sayyid Qobst, ou Qutb, je
sais pas comment[sic], Qutp,
qui est doctrinaire de l’islamisme radical, condamné à mort et
exécuté en 1966. Or on peut lire la pensée et les œuvres deSayyid
Qubt [re-sic], notamment en
français, j’ai ici l’ouvrage d’Olivier Carré,
« Mystique et Politique », et c’est très instructif parce qu’il
nous explique que la civilisation occidentale, c’est
pas simplement l’individualisme égoïste déchainé, c’est aussi la
bestialité de la mixité, c’est aussi l’esclavage qu’on nomme
émancipation de la femme, c’est aussi le fait que les Juifs sont
en guerre ouverte contre l’islam et les musulmans depuis 1500
ans, par diverses ruses, et qu’ils sont à la racine de
l’impérialisme européen et de l’impérialisme américain ».
Reprenons : Alain Finkielkraut est inquiet. Il a
peur des Frères musulmans et nous explique pourquoi : il a « appris
récemment »que le courant majoritaire de la confrérie
s’inspirait d’un auteur au nom exotique et imprononçable, mais
dont les œuvres sont, rassurons-nous, accessibles « en
français ». Malheureusement Alain Finkielkraut n’a pas
d’ouvrage de Qutb sous la main, mais une analyse d’Olivier
Carré, qu’il ne va pas non plus citer puisqu’il n’ouvre pas le
livre qu’il a pourtant apporté, se contentant de le restituer à
sa façon. Autrement dit, « Finkie », pour illustrer son
« argumentation », commente, sans les citer, les commentaires
d’un universitaire à propos de textes, qu’il ne cite pas non
plus, d’un auteur dont il ne connaît visiblement pas le nom,
sans doute parce qu’il ignorait, jusque « récemment »,
son existence et son influence sur les Frères musulmans. Un
étudiant de première année qui aurait recours à de tels procédés
serait impitoyablement sanctionné par son enseignant.
Imaginons : « Et surtout à l’UMP, il y a des
tendances. Et j’ai appris récemment que le courant majoritaire
se réclamait de Margaret Thetchar, ou Thatcher, je sais pas
comment, Tchatcher, libérale radicale, adulée et virée du
pouvoir en 1990. On peut lire les œuvres de Margaret Charter,
notamment en français… ». Ou, mieux encore : « Et
surtout, au NPA, il y a des tendances. Et j’ai appris récemment
que le courant majoritaire se réclamait de Léon Tristko, ou
Trotski, je sais pas comment, Troki, révolutionnaire radical
condamné et exécuté en 1940. On peut lire les œuvres de Léon
Tricot, notamment en français… » [3].
Effectivement, ça fait peur.
Tout comme certaines « unes » de quelques grands
titres de la presse hebdomadaire.
Le Point et L’Express,
ou l’art de la une qui, l’air de rien, en dit long
Un vent de démocratie souffle sur le monde
arabe. Les progressistes du Point et de L’Express devraient
s’en réjouir. Et pourtant… À l’image d’Yves Calvi, et de bien
d’autres, ils ont peur. En témoigne cette « une » :
« Une » significative, pour ne pas dire
symptomatique. Devons-nous nous réjouir de cet élan de liberté
qui bouscule les régimes arabes autoritaires ? Non. Car il
s’agit de ne pas être naïfs. Un spectre hante les révolutions
arabes, c’est le « spectre de l’islamisme », qui revêt
l’aspect, à la « une » du Point, d’une femme voilée, au
visage déterminé, et… très différent de celui de la jeune femme,
voilée elle aussi, qui figurait en « une » du même magazine il y
a quelques semaines :
Deux photos, deux regards, deux intentions
opposées de la part duPoint : dans le premier cas, on
suscite l’inquiétude du lecteur. Dans le second, on recherche
son empathie, voire sa compassion. On attend d’ailleurs avec
impatience la une et le dossier du Point sur la
« Chasse aux dictateurs » conjointement organisée par les arabes
chrétiens et musulmans, qui pourrait être illustrée par une des
nombreuses photos de chrétiens coptes égyptiens protégeant les
musulmans, en prière, des assauts des milices de Moubarak.
Alors que cet article était en cours de
rédaction, l’historienne Esther Benbassa a elle aussi relevé,
sur son blog Passage
Benbassa, la « une » du Point, et l’a comparée à
une autre « une », celle deL’Express :
Certes, le visage de la jeune fille n’est pas
beaucoup plus avenant. Mais c’est normal, elle se prépare à la
guerre, sans doute parce qu’elle veut « sauver la paix »,
qu’elle a « peur de l’islamisme » et qu’elle ne veut
pas d’un « Moyen-Orient déstabilisé ». Commentaire
d’Esther Benbassa : « D’un côté, une femme voilée musulmane
avec ce titre : Le spectre islamiste. De l’autre, une
jeune soldate israélienne en train d’ajuster son casque
militaire, avec ce titre :Israël face au réveil arabe.
C’est clair : ici, l’islam rétrograde, là, Israël, moderne et
allié de l’Occident. Cette comparaison n’est pas fortuite, elle
hante également l’esprit de nombre d’intellectuels à l’idéologie
acrobatique ». Des acrobaties idéologiques omniprésentes
bien que pas toujours conscientes, à l’image de certains
procédés de « circulation circulaire de l’information », sur
lesquels nous clorons cet aperçu.
La métaphore de la « contagion » ou
l’art de la langue automatique (avec la documentation
réunie par Olivier Prigent)
Nous avions évoqué dans notre
article traitant de la Tunisie ces termes ou ces
« informations » repris par tous les médias et qui « tournent en
boucle », sans que chacun ne semble prendre le temps de
s’interroger sur leur nature et leur contenu. La succession des
processus révolutionnaires tunisien et égyptien n’a pas été
exempte de ce type de procédés, particulièrement frappants dans
la répétition de certains termes typiques de la « langue
automatique » du journalisme ordinaire confronté à des
événements face auxquels il est presque totalement désarmé.
Ainsi en est-il allé du terme« contagion », que tous
ont appliqué à la possible diffusion de la révolte et des
aspirations démocratiques à tout le Moyen-Orient. En oubliant
les connotations négatives de cette métaphore qui se réfère
avant tout… à la maladie.
Libération nous l’annonce sur son site
dès le 15 janvier (le lendemain de la chute de Ben Ali) : « Les
gouvernements arabes craignent une contagion de la révolte
tunisienne ». Le 17 janvier, L’Expresspropose sur
son site un diaporama au sujet de « ces dirigeants arabes
qui craignent la contagion tunisienne ». On peut comprendre
que pour les dictateurs, le phénomène soit appréhendé de manière
négative. Mais de là à ce que les journalistes reprennent le
terme sans même le commenter, il y a un pas… allègrement franchi
par nombre de « grands titres » : Le Figaro évoque, lui
aussi le 17 janvier, ces régimes qui « craignent la
contagion ». Le même jour, sur le site du Nouvel
Observateur, on apprend que « les pays arabes redoutent
une contagion de la révolte tunisienne ». Dans son édition
datée du 18 janvier, Le Monde prend le relais, avec une
originalité certaine : « La crainte d’une contagion dans le
monde arabe ». Simple effet de mode, circonscrit dans le
temps ?
Non. Le 21 janvier, le site LCI-TF1 nous informe
du fait que « les USA doutent d’une contagion régionale ».
Le 24 janvier, sur Parismatch.com, un titre, « Maghreb :
craintes et contagion », laisse entendre que ce ne sont pas
les seuls régimes dictatoriaux qui s’inquiètent. Le 31 janvier,
dans un tchat avec François Hollande, rue89 se demande
si les dirigeants arabes sont les seuls à craindre la
démocratie : « Après la Tunisie, on assiste à une révolte
populaire en Égypte. Peut-on parler de contagion démocratique
dans le monde arabe ? ». Le 3 février, Mireille Duteil
écrit sur le site duPoint : « Tunisie, Égypte,
Yémen, demain la Syrie, puis l’Algérie, rien ne semble arrêter
la contagion démocratique. Les gouvernements autoritaires
vacillent ». Elle reprend le terme quelques lignes plus
loin à propos des « luttes pacifiques » au Yémen : « Une
véritable contagion ». Espérons que le patient guérira...
Et la contagion n’épargne pas les radios : le 4 février, France
Info s’interroge sur son site : « Tunisie, Égypte : la
contagion en passe de gagner d’autres pays ? »
Pour clore cette liste révélatrice du mimétisme
ambiant même si elle n’est sans doute pas exhaustive, citons le
cas de France Culture qui, le 19 janvier, posait une question…
étrange : « Y a-t-il une chancepour une contagion démocratique
au reste du monde arabe ? »Une « chance » pour la
« contagion »… Juxtaposition étonnante, pour ne pas dire
aberrante, dont le caractère contradictoire n’a pas semblé
choquer outre mesure celui ou celle qui a formulé la question.
Illustration supplémentaire, s’il en fallait une, des risques
inhérents aux procédés de circulation circulaire de
l’information : répétition, uniformisation et absence de retour
réflexif sur les termes employés, qui peuvent pourtant parfois
confiner à l’absurde. Le malade n’est pas toujours là où on le
cherche.
L’utilisation systématique par l’ensemble des
médias dominants de la métaphore de la « contagion
démocratique », sans jamais l’interroger, est un des nombreux
symptômes de la dégradation, voire de la misère, du traitement
des informations internationales.
* * *
Méconnaissance des pays concernés, recours aux clichés,
caricatures et raccourcis, surdité, voire méfiance, à l’égard de
tout ce qui semble sortir du cadre idéologique dominant, appels
à des experts en expertise, qui font le tour de tous les
plateaux et qui, à de rares exceptions près, sont eux aussi
dépassés par les événements… Le public mérite mieux. N’est-ce
pas, en réalité, une réflexion sur l’ensemble du secteur
« informations internationales » qu’il conviendrait d’engager ?
À moins de se résigner et de souhaiter que l’épisode du 20
heures de France 2 du 31 janvier fasse école : alors que les
événements commencent à se précipiter en Égypte, la chaîne
semble en panne d’analystes. Le téléspectateur aura donc droit
aux commentaires, depuis le Caire, du célèbre… Omar Sharif.
L’acteur égyptien qui, il est vrai, n’a jamais caché son intérêt
pour le tiercé, est interviewé au sujet des « événements » dans
sa luxueuse chambre d’hôtel, qui donne sur… la place Tahrir. Il
explique, entre autres, tendant le bras vers la fenêtre, qu’il
est « avec eux ». Vous avez dit surréaliste ?
Julien Salingue, étudiant en
philosophie, membre des JCR et de la LCR.
Notes
[1]
Voir la compilation réalisée par Arrêts
sur images.
[2]
On notera que le « portrait » de Jean-Michel Aphatie est un
véritable éloge en comparaison de celui dressé par l’équipe de
« Semaine critique », l’émission de Franz-Olivier Giesbert,
diffusée le vendredi soir sur France 2 : « [Tariq
Ramadan]est le directeur
marketing de l’islam fondamentaliste. Son challenge : comment
envahir le moderne marché européen avec un produit moyenâgeux ?
Facile. Car l’héritier biologique du fondateur égyptien des
Frères musulmans - ceux-là même qui font pétocher l’Occident en
ce moment - est un prophète de la com’. Chez lui, le Hamas n’est
pas terroriste, et la charia, l’impitoyable loi islamique, un
outil de protection de la vie, de l’égalité, de la paix. Grâce
au packaging spécial
médias du professeur Ramadan, l’islam rigoriste devient un chant
d’amour. Un marketing-mix parfait ».
[3]
Chacun aura compris que l’objectif de l’exercice n’est
évidemment pas de comparer Léon Trotsky à Sayyid Qutb, ou à
Margaret Thatcher, ou Thatcher à Qutb, ou l’UMP aux Frères
musulmans, etc…
Publié le 17 février 2011 avec l'aimable autorisation d'Oumma.com
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