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Analyse
Mahmoud
Abbas et Salam Fayyad s’occupent de tout :
« You can do
business in Palestine »
Julien Salingue
Jeudi 1er mai 2008 Un
grand rassemblement est actuellement en préparation à Béthléem,
auquel j’ai choisi de consacrer plusieurs articles dans les
semaines qui viennent, tant il revêt selon moi une importance
pour qui s’attache à essayer de comprendre les développements
de la situation politique, économique et sociale dans les
territoires palestiniens. Voici donc le premier de ces articles,
dans lequel je me contente de présenter, dans les grandes lignes,
l’événement qui aura lieu dans 3 semaines à compter
d’aujourd’hui.
« Nous organisons une fête, et le monde entier y est
invité »1
(Salam Fayyad, Premier Ministre)
Depuis plusieurs jours, celles et ceux qui empruntent les
axes principaux de la ville de Béthléem ont pu remarquer que
nombre d’employés s’affairent à balayer et nettoyer les rues
et les trottoirs, à planter et arroser des fleurs le long des
routes et à repeindre les marquages au sol. Ils ont pu aussi
remarquer la présence inhabituelle d’un nombre très élevé
d’agents de police et d’autres services de sécurité de
l’Autorité Palestinienne, qui patrouillent jour et nuit et
multiplient les points de contrôle dans la ville. Ils ont pu
enfin voir un peu partout de gigantesques affiches de couleur
verte, avec ces quelques mots, en anglais et en arabe : « Palestine
Investment Conference. Bethlehem, May 21-23, 2008 ».
Comme son nom l’indique, la Palestine Investment Conference
(PIC) est une conférence à l’initiative de plusieurs grandes
entreprises palestiniennes (notamment la Padico2 et la
Consolidated Contractors Company3) et à laquelle sont
conviés tous ceux qui souhaitent investir des capitaux dans les
territoires palestiniens. Selon les chiffres communiqués par les
organisateurs de l’événement, plus de 1200 invitations ont été
envoyées aux quatre coins du monde. L’initiative a recueilli le
soutien de groupes comme Intel, Cisco ou l’Arab Bank, ainsi que
celui, entre autres, du Département d’Etat à Washington4,
de Tony Blair, émissaire du « Quartet pour le Proche-Orient »
(Etats-Unis, Russie, Union européenne, ONU)5, de la
Banque Mondiale6 et, bien sûr, de l’Autorité
Palestinienne.
Sur la page d’accueil du site internet de la PIC7 le
Premier Ministre Salam Fayyad explique en effet que « même
si la conférence est conduite par le secteur privé, l’Autorité
Nationale Palestinienne lui offre un soutien total et travaille à
faire de la conférence un succès ». Il parle d’un « événement
historique ». Le Ministre de l’Economie Kamal Hassounah
affirme de son côté que « l’Autorité Nationale
Palestinienne considère la PIC comme une haute priorité »
et qualifie la PIC de « point culminant d’un partenariat
historique entre secteur public et secteur privé »8
en Palestine. Hassan Abu Libdah9, « PDG » (« Chief
Executive Officer ») de la conférence, se félicite lui aussi de
la coopération entre les secteurs publics et privés et des
nombreux soutiens que reçoit la PIC, tant sur le plan local qu’à
l’échelle internationale10.
« Le secteur privé est prêt à prendre les commandes du
développement de l’économie palestinienne »11
(Kamal Hassounah, Ministre de l’Economie).
Après la conférence des pays donateurs à Paris en décembre,
qui a vu Mahmoud Abbas et Salam Fayyad recevoir des promesses de
dons d’un montant de 7.7 milliards de dollars sur les trois
prochaines années pour « contribuer au développement » des
territoires palestiniens, c’est au tour du secteur privé
palestinien de tenter de lever des fonds. Pour y parvenir, le
message adressé aux investisseurs étrangers est clair : « You
can do business in Palestine ». La formule figure sur la
couverture de la brochure de présentation de la conférence,
elle est reprise par Salam Fayyad sur le site internet de la PIC
et par Hassan Abu Lidbah dans les multiples interviews et conférences
de presse qu’il donne actuellement. Dans le quotidien israélien
Haaretz, Tony Blair abonde dans le même sens : « Aujourd’hui
en Palestine il y a de réelles opportunités pour faire des
affaires » 12.
Ehud Barak, Salam Fayyad et Tony Blair
Comment ? La réponse figure dans la brochure : « La
Palestine ouvre ses portes à [tous ceux qui sont prêts à
offrir] leur contribution et leur soutien à l’effort de développement
en Palestine ». En d’autres termes, l’objectif des
initiateurs de la conférence est l’intégration de l’économie
palestinienne à l’économie mondialisée, son ouverture au
capitalisme néo-libéral. Et ils ont pour cela l’appui total du
gouvernement Fayyad qui ne se contente pas de participer à
l’organisation de la PIC. Par exemple, le Premier Ministre est
en train de mettre la dernière main à une modification de la loi
sur l’investissement, qui date de 1998. C’est ainsi, entre
autres, que la durée des exonérations d’impôts pour les
entreprises qui investissent va être allongée13. Le
Parlement ne se réunissant plus, seule la signature de Mahmoud
Abbas est nécessaire pour que les amendements soient validés.
Plus qu’un « partenariat » entre le secteur public et le
secteur privé, il y a donc une véritable alliance entre le
gouvernement Fayyad et les principaux businessmen palestiniens…
Doit-on s'en étonner, lorsque l’on sait que Kamal Hassounah, le
Ministre de l’Economie, était encore il y a peu Vice-président
de la Palestinian Businessmen Association ? Lors d'un
entretien en mars 2007, avant qu'il ne devienne Ministre, il
m'expliquait que l'Autorité Palestinienne ne tenait pas
suffisamment compte des préoccupations des grands groupes privés.
Sans doute les choses ont-elles changé depuis l'arrivée de Salam
Fayyad... Doit-on en être surpris, lorsque l’on sait que Fayyad
lui-même est un ancien haut fonctionnaire de la Banque Mondiale
et du Fonds Monétaire International? Une Banque Mondiale qui doit
être satisfaite de son ancien élève, elle qui déclarait récemment,
par la voix de David Craig, chargé de la Cisjordanie et de Gaza,
que « la Banque Mondiale croit que le secteur privé est la
force nécessaire pour conduire une croissance économique durable
en Cisjordanie et à Gaza »14.
« A chacun ses priorités » (Kamal, du camp de réfugiés de
Beit Jebrin)
Le 28 avril dernier, on a appris que les services de sécurité
palestiniens avaient découvert une cache d’armes à Béthléem15.
Le responsable des Renseignements pour la Zone de Béthléem a
convoqué la presse et exposé les armes saisies, se félicitant
de la prise et sous-entendant qu’elles étaient « indirectement
liées » au Hamas. Le même jour a eu lieu dans la ville une réunion
des responsables des principaux services de sécurité de
l’Autorité Palestinienne (Sécurité Préventive,
Renseignements, Police, Garde Présidentielle…) afin de préparer
la Conférence. Le responsable des Renseignement pour la
Cisjordanie a déclaré à cette occasion que « les forces de
sécurité palestiniennes s’engageaient à garantir la sécurité
et le bon déroulement de la réunion afin d’encourager les
investissements étrangers en Palestine »16.
Ceux qui verront un lien entre les deux événements du 28 avril
n’auront probablement pas tort. En tout cas pour les
Palestiniens il n’y a aucun doute. Mahmoud Abbas et Salam Fayyad
ont décidé de tout mettre en oeuvre pour rassurer les
investisseurs étrangers. Il ne s’agit donc pas seulement de
nettoyer les rues mais aussi de nettoyer la ville et de se débarrasser
des éventuels gêneurs. Qui sont-ils ? Tous ceux qui, d’une
manière ou d’une autre, contredisent le message du Président
et de son Premier Ministre lorsqu'ils affirment que la situation
en Cisjordanie est stabilisée et propice à « faire des affaires
».
Les premiers d’entre eux sont évidemment ceux qui continuent
d’appeler à la poursuite de la résistance et à mener des opérations
armées contre les troupes d’occupation. Qui souhaiterait
investir dans des territoires où ont lieu des affrontements armés,
même sporadiques ? Qui aurait confiance en Abbas et en ses amis
du secteur privé si pendant la conférence des incidents opposant
des résistants et l’armée israélienne avaient lieu ? Tout est
donc fait pour poursuivre et accélérer la neutralisation de la résistance,
en cours depuis plusieurs mois, avec la multiplication des
arrestations et la médiatisation de certains événements comme
la saisie d’armes du 28 avril dernier. L’Autorité
Palestinienne entend ainsi prouver aux investisseurs potentiels
que ses promesses de stabilisation des territoires palestiniens ne
sont pas vaines.
Mais il y a d’autres gêneurs. Et ceux-là, il sera difficile de
s’en débarrasser. Il s’agit de la très grande majorité de
la population de la Zone Autonome de Béthléem qui regarde avec
scepticisme ou mépris les préparatifs de la PIC et les discours
qui l’accompagnent. « A chacun ses priorités. Moi c’est
nourrir ma famille. Vous croyez vraiment qu’on va bénéficier
de ces investissements, nous ? Ce sera comme d’habitude, ce
seront les mêmes qui vont s’en mettre plein les poches »
soupire Kamal, du camp de réfugiés de Beit Jebrin, près de Béthléem.
« Abbas, Fayyad, Masri et les autres s’en fichent que
l’occupation continue. Ils veulent que de l’argent arrive,
toujours plus d’argent. Cela ne changera rien à l’occupation.
C’est même pire : cela donne l’impression, à l'étranger,
qu’elle est terminée ».
L'hôtel Intercontinental de Bethléem
Il
exprime de la sorte un sentiment diffus dans la population, qui
n’a aucun doute sur le fait que le Président et le Premier
Ministre ont des préoccupations bien différentes des leurs et
des amis qui ne sont pas du monde que le leur. Une population qui
a vu des milliards d'euros et de dollars affluer dans les
territoires palestiniens depuis de longues années et qui a parallèlement
vu son niveau de vie se dégrader. Une population qui vit dans la
précarité et dans le manque permanent et qui apprend que les 250
chambres de l’Hôtel Intercontinental (5 étoiles, 200 euros la
nuit en moyenne), propriété de Munib al-Masri, situé à
quelques dizaines de mètres des camps de réfugiés d'Aïda et de
Beit Jebrin, sont réservées depuis plusieurs semaines pour la
Conférence. Une population qui peut lire dans la presse que
l’objectif de la Conférence est de réunir 1.5 milliards de
dollars de promesses d’investissement, mais qui apprend déjà
que 300 millions seront consacrés à construire 10 000 nouvelles
chambres d’hôtels à Béthléem17. Une population
qui, enfin, est ravie de savoir que les transports et les passages
aux checkpoints seront facilités… pour les participants à la
Conférence.
Certains parlent déjà de tenter de perturber le déroulement de
la « fête »18. Et ce ne sont pas les récentes déclarations
du « PDG » Hassan Abu Libdah qui vont apaiser leur colère. Lors
d’une récente conférence de presse un journaliste lui a demandé
si les investisseurs israéliens étaient conviés à la Conférence.
Il a alors tout naturellement repris la formule de Salam Fayyad :
« Le monde entier est invité »19. Notes
1http://www.pic-palestine.ps/
2 La Padico (Palestinian Development and Investment Company) est
une holding possédant des intérêts dans des domaines aussi
divers que le tourisme, l’industrie pharmaceutique, la finance,
l’immobilier, l’élevage de poulets, les télécommunications
ou la production d’énergie. Son principal actionnaire est Munib
al-Masri. En 2007, sa fortune était estimée à 1.62 milliards de
dollars.
3 La CCC (Consolidated Contractors Company) est une entreprise spécialisée
dans la construction, l’ingénierie et la fourniture d’énergie.
Ses deux principaux actionnaires sont Saïd Khoury et Hasib
Sabbagh. Ce dernier est membre du Conseil National Palestinien
(CNP, « Parlement » de l’OLP). Leurs fortunes étaient estimées
en 2007 à respectivement 6 et 4.3 milliards de dollars.
4 http://www.america.gov/st/peacesec-english/2008/April/20080429150446dmslahrellek0.5452234.html?CP.rss=true
5 http://tonyblairoffice.org/2008/03/palestine-is-open-for-business.html
6 http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/COUNTRIES/MENAEXT/WESTBANKGAZAEXTN/0,,contentMDK:
21705225~pagePK:1497618~piPK:217854~theSitePK:294365,00.html?cid=3001
7 http://www.pic-palestine.ps/
8 http://www.pic-palestine.ps/minister_letter.php
9 Hassan Abu Libdah est, entre autres, le fondateur (en 1979)et
ancien responsable du Bureau Central Palestinien des Statistiques,
un ancien membre de la Commission Centrale des Elections de
l’Autorité Palestinienne (il était encharge de
l’organisation des élections législatives en 1996) et un
ancien Ministre (du Travail et des Affaires sociales, puis du
Plan). Il est également membre du Conseil National Palestinien.
10 http://www.pic-palestine.ps/letter.php
11 http://www.pic-palestine.ps/minister_letter.php
12 http://www.haaretz.com/hasen/spages/975605.html
13 Plus de détails sur :
http://www.meed.com/economy/news/2008/04/palestinian_national_authority_drafts_laws_to_attract_investors.html
14 http://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/COUNTRIES/MENAEXT/WESTBANKGAZAEXTN/0,,contentMDK:
21705225~pagePK:1497618~piPK:217854~theSitePK:294365,00.html?cid=3001
15 http://www.maannews.net/en/index.php?opr=ShowDetails&ID=28980
16 http://www.maannews.net/en/index.php?opr=ShowDetails&ID=28978
17 http://www.meed.com/news/2008/04/300m_hotel_investment_planned_for_west_bank.html
18 Je tenterai dans un prochain article de développer ce point.
19 http://memrieconomicblog.org/bin/content.cgi?news=1979
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