Tribune Le Monde.fr
Peut-on tout dire pour défendre
Israël ?
Julien Salingue, Nicolas Dot-Pouillard et Catherine Samary
Manifestation à Lille - Photo Palestine
Solidarité
Mardi 27 avril 2010
Eric Marty s'interroge, dans une tribune publiée le 21 avril sur
Le Monde.fr :
"Le boycott d'Israël est-il de gauche ?". Ce qui
semble être une critique de la campagne BDS
(Boycott-Désinvestissements-Sanctions) contre Israël excède en
réalité largement son objet, et redéfinit les termes du conflit
opposant Israël aux Palestiniens. L'argumentaire de M. Marty est
aussi spécieux qu'original, et mérite un petit exercice de
"sociologie littérale".
L'hostilité à Israël serait le produit d'une "propagande
antisémite systématique" dans les pays musulmans et d'un
"flot paranoïaque d'imputations criminelles".
L'antisémitisme existe et nous le combattons, ainsi que
l'instrumentalisation de la cause palestinienne par des adeptes
de la théorie du "complot juif". Mais nous combattons
avec la même vigueur l'amalgame entre antisémitisme et critique
d'Israël. Comment M. Marty interprète-t-il la récente enquête de
la BBC, conduite dans 28 pays, dans laquelle seuls 19% des
sondés apprécient positivement l'influence d'Israël ? Une
opinion mondiale otage de la propagande antisémite ou une
critique partagée de la politique d'Israël ?
M. Marty affaiblit la lutte contre l'antisémitisme en
développant lui aussi une logique du "complot" et en défendant
trois des aspects les plus contestés de la politique
israélienne : la construction du mur, l'attitude de l'armée à
Gaza lors de l'opération "Plomb durci", la situation des
Palestiniens d'Israël.
"Il n'est pas vrai que la barrière, ou le mur, de
séparation relève d'une politique de discrimination". M.
Marty balaie allègrement les avis d'Amnesty
International, de la Croix-Rouge ou de l'ONG israélienne
B'tselem. Il fait en outre peu de cas de l'avis de la Cour
internationale de justice (juillet 2004), qui qualifiait le mur
de "violation du droit international" et demandait à
Israël de le "démanteler immédiatement". Selon le
dernier rapport de l'ONU, le mur serpentera sur 709 km, alors
que la ligne verte n'en mesure que 320. Par endroit, il pénètre
de 22 km en Cisjordanie (large de 50 km). 10% du territoire
palestinien est annexé de facto à Israël, dont 17 000 ha de
terres auxquelles les paysans ne peuvent quasiment plus accéder.
Pour la seule partie nord de la Cisjordanie, 220 000 villageois
sont affectés.
M. Marty envisage qu'il y ait eu des crimes de guerre à Gaza,
mais c'est, ajoute-t-il, parce que "la guerre est
criminelle". Le droit international est plus exigeant,
affirmant un principe que M. Marty écarte avec légèreté : tout
n'est pas permis lorsque l'on fait la guerre.
Or, les témoignages et rapports d'ONG le confirment : Israël
a enfreint le droit de la guerre en déversant des bombes au
phosphore blanc (considérées, y compris par les Etats-Unis,
comme des armes chimiques) sur des zones densément peuplées, en
empêchant le personnel médical de secourir de nombreux blessés
ou en utilisant des boucliers humains. Les témoignages de
soldats recueillis par l'ONG israélienne Breaking the Silence
sont, à ce titre, éloquents. De surcroît, Israël, avec la
complicité de l'Egypte, a bouclé la minuscule bande de Gaza (360
km2), empêchant les civils de fuir un déluge de fer
et de feu. En violation totale du droit de la guerre, le blocus
se poursuit, empêchant la reconstruction et aggravant les
conditions sanitaires.
Il est dès lors indécent de vanter l'humanité de l'armée
israélienne pour mieux décrier le Hamas qui aurait
"sciemment exposé les populations civiles en s'abritant derrière
elles". Souvenons-nous que la même accusation fut portée
contre le FLN algérien et le FNL vietnamien. Argument commode
qui rend le Hamas responsable des morts israéliens et
palestiniens, et occulte les chiffres gênants de l'opération
"Plomb durci" : plus de 1 400 morts côté palestinien et 13 morts
côté israélien (dont quatre tués par des "tirs amis").
Enfin, M. Marty affirme que les Palestiniens d'Israël (1/5e
de la population) ne sont pas victimes de discriminations
institutionnelles, mais sujets à des
"inégalités conjoncturelles", contredisant un rapport du
Département d'Etat états-unien, daté de 2009, qui affirme
que "les citoyens arabes d'Israël continuent de souffrir de
formes variées de discriminations". Ainsi, les dispositions
sur le regroupement familial interdisent aux Israéliens d'être
rejoints par leur conjoint si ce dernier est palestinien : dans
un Etat au sein duquel un mariage entre un juif et non-juif ne
peut être célébré, une telle loi n'est-elle pas par nature
discriminatoire ? Et que penser du fait que 13 % des "Terres
d'Etat", gérées par le
Fonds National Juif, ne puissent être cédées qu'à des
juifs ?
Israël a choisi un drapeau orné d'une étoile de David, un
chandelier pour emblème et un hymne national qui débute par
"Aussi longtemps qu'en nos cœurs/Vibrera l'âme juive" : les
Palestiniens d'Israël, qui sont nés sur cette terre (avant même
la création d'Israël pour les plus âgés) ont-ils le droit de
penser que le choix de ces "symboles nationaux" indique qu'ils
ne sont pas considérés comme des Israéliens à part entière, et
de revendiquer qu'Israël soit une démocratie réelle, "un Etat de
tous ses citoyens" ?
Avigdor Lieberman, ministre des affaires étrangères
israélien, a son avis sur la question : "S'il y a conflit
entre les valeurs universelles et les valeurs juives, ce sont
ces dernières qui priment."
Alors non, on ne peut pas dire n'importe quoi pour défendre
Israël. C'est au contraire un mauvais service à rendre aux
Israéliens que de flatter une paranoïa entretenue par leurs
dirigeants pour justifier leur fuite en avant.
La menace de "l'anéantissement physique", premier et
ultime argument de M. Marty, est l'expression la plus aboutie de
cette paranoïa. Rappelons qu'Israël est la 1re
puissance militaire du Moyen-Orient, la seule à détenir l'arme
nucléaire et donc à avoir la capacité réelle d'anéantir un autre
Etat. Dans le cas palestinien, l'argument frôle le ridicule :
les Palestiniens ne possèdent ni armée, ni avions, ni tanks. La
probabilité que le Hamas "anéantisse physiquement" l'Etat
d'Israël est aussi élevée que celle de voir l'armée
luxembourgeoise prendre le contrôle de Paris.
L'instrumentalisation de la mauvaise conscience occidentale
envers un anéantissement réel passé (la Shoah) sert en fait à
blanchir Israël. Ce qui inquiète réellement M. Marty est sans
doute l'épuisement de cette argumentation, qui se concrétise
dans la montée des critiques d'Israël. Et, ne lui en déplaise,
ce qui est dénoncé n'est pas le "manque de vision" de
B. Netanyahu, mais une politique conduite dans la durée par des
gouvernements tant de "gauche" que de "droite",
du "centre" ou d'"union nationale". Une
politique qui nourrit l'antisémitisme, quand l'Etat qui la mène
affirme le faire au nom des juifs.
"Je me suis rendu dans les territoires palestiniens
occupés et j'ai vu une ségrégation raciale [au niveau]
des routes et du logement, qui m'a rappelé avec force les
conditions que nous avons connues en Afrique du Sud à l'époque
du système raciste de l'Apartheid". Ces mots ont été écrits
il y a trois semaines par l'archevêque sud-africain
Desmond Tutu,
Prix Nobel de la paix en 1984. Chacun devrait les entendre.
A moins de vouloir ajouter la surdité à l'aveuglement.
Julien Salingue est enseignant et doctorant
en science politique à l'université Paris VIII,
Nicolas Dot-Pouillard est chercheur en sociologie politique
au
European University
Institute de Florence, et
Catherine Samary est maître de conférences en économie à
l'université Paris-Dauphine et à l'Institut d'études européennes
de Paris VIII.
© Le Monde.fr
Publié le 29 avril 2010
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