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The Observer
Le
grand craquement, dans la chute de l'Amérique
John Gray
John Gray
in
The Observer, dimanche 28 septembre 2008
http://www.guardian.co.uk/...
La
crise financière mondiale verra les Etats-Unis vaciller, de la
même manière qu’a vacillé l’Union soviétique lors de la chute du
Mur de Berlin. L’ère de la domination américaine est derrière
nous.
Nos yeux sont peut-être bien, effectivement
rivés sur l’effondrement des marchés, mais l’insurrection que
nous sommes en train de connaître est bien davantage qu’une
simple crise financière, quelle qu’en soit la magnitude. Ce à
quoi nous sommes en train d’assister, c’est à un véritable
tsunami géopolitique, dans lequel l’équilibre des pouvoirs
mondial est en train d’être irrévocablement modifié. L’ère de la
domination planétaire américaine, remontant à la Seconde guerre
mondiale, est terminée.
Vous pouvez le voir à la manière dont
l’empire de l’Amérique lui a échappé dans sa propre
arrière-cour, le président vénézuélien Hugo Chavez défiant et
ridiculisant la superpuissance américaine en totale impunité. Et
encore, le recul de la position américaine au niveau planétaire
est encore plus frappant. Avec la nationalisation de parties
cruciales du système financier, la doxa américaine ultralibérale
s’est autodétruite, tandis que des pays qui étaient partisans et
pratiquaient le contrôle généralisé des marchés ont été vengés.
Lors d’un changement aussi radical et profond de par ses
implications que l’effondrement de l’Union soviétique, c’est
tout un modèle de gouvernance et économique qui vient ainsi de
s’effondrer.
Continûment, depuis la fin de la Guerre
froide, les administrations américaines successives ont chapitré
les autres pays au sujet de la nécessité qu’il y a à avoir des
finances solides. L’Indonésie, la Thaïlande, l’Argentine et
plusieurs pays africains ont souffert de sévères coupes claires
dans leurs dépenses budgétaires et une profonde récession, pour
prix de l’aide qu’ils recevaient du Fonds Monétaire
International, qui n’a jamais fait autre chose que d’imposer
l’orthodoxie américaine. En particulier, la Chine, a été
bassinée sans relâche au sujet de la soi-disant « faiblesse » de
son système bancaire. Mais le succès de la Chine a toujours été
fondé sur son mépris incommensurable et constant pour l’avis que
peuvent bien donner les Occidentaux, et actuellement, ce ne sont
pas les banques chinoises qui boivent la tasse ! Combien
symbolique, cette journée d’hier, où des astronautes chinois se
sont payé une petite promenade dans l’espace, tandis que le
Secrétaire au Trésor des Etats-Unis avait dû mettre genou à
terre.
En dépit de son bassinage incessant auprès
d’autres pays afin de leur imposer sa propre façon de faire des
affaires, l’Amérique a toujours eu une politique économique pour
son usage propre, et une autre politique économique, qu’elle
impose au reste du monde. Tout au long des années durant
lesquelles les Etats-Unis punissaient les pays qui eussent
oublié la prudence fiscale, ils empruntaient sur une échelle
absolument colossale afin de financer leurs réductions d’impôts
et de payer leurs engagements militaires exagérément étendus.
Aujourd’hui, les finances fédérales dépendant de manière
critique de la continuité de colossaux afflux de capital
étranger, il s’avérera que ce sont les pays qui ont rejeté le
modèle américain qui définiront le type de capitalisme qui
déterminera et donnera forme à l’avenir économique de
l’Amérique.
La question de savoir quelle version du
rachat des institutions financières américaines bricolé par le
Secrétaire au Trésor Hank Paulson et le secrétaire de la Réserve
Fédérale Ben Bernanke sera en fin de compte adoptée est bien
moins importante que celle de savoir ce que signifie ce rachat
pour la position américaine dans le monde. La logorrhée
populiste au sujet de ces banques râpe-tout, qui est ouvertement
diffusée au Congrès, n’est qu’une manière de distraire
l’attention des parlementaires des véritables causes de la
crise. La condition pitoyable des marchés financiers américains
résulte du fait que les banques américaines opéraient dans un
environnement de totale liberté, créé par ces mêmes législateurs
américains. C’est la classe politique américaine qui, en
adoptant l’idéologie dangereusement simpliste de la
déréglementation, est responsable du bordel actuel.
Dans les circonstances présentes, un
renforcement sans précédent des gouvernements est le seul moyen
d’éviter une catastrophe sur les marchés. La conséquence,
toutefois, sera que l’Amérique dépendra encore davantage des
nouvelles puissances en train d’émerger dans le monde. Le
gouvernement fédéral s’efforce de ratisser des prêts encore plus
importants, dont les créditeurs pourraient à juste titre
redouter qu’ils ne leurs soient jamais remboursés. Il pourrait
fort bien se laisser tenter par l’idée d’augmenter encore ces
dettes, afin de provoquer une flambée d’inflation qui causerait
des pertes énormes aux investisseurs étrangers. Dans de telles
circonstances, les gouvernements des pays qui achètent
d’importantes quantités de bons du Trésor américains, comme, par
exemple, la Chine, les pays du Golfe et la Russie seraient-ils
disposés à continuer de soutenir le rôle que joue le dollar, en
tant que devise de réserve du monde entier ? Ou bien ces pays y
verront-ils une opportunité de faire pencher l’équilibre des
pouvoirs économiques encore plus à leur avantage ? Quoi qu’il en
soit, les rênes permettant de contrôler les événements ne sont
plus, désormais, entre les mains américaines.
Très souvent, le sort des empires est
scellé par une interaction entre la guerre et la dette. Ce fut
le cas de l’Empire britannique, dont les finances se
détériorèrent à partir de la Première guerre mondiale, et ce fut
aussi le cas de l’Union soviétique. Sa défaite en Afghanistan et
le fardeau économique que représenta pour elle sa volonté de
tenter de répondre au programme de la Guerre des Etoiles de
Reagan, techniquement bidon, mais politiquement d’une redoutable
efficacité, furent des facteurs déterminants dans l’engrenage
qui conduisit à l’effondrement soviétique. En dépit de son
exceptionnalisme tenace, l’Amérique n’échappe pas à la règle. La
guerre en Irak et la bulle du crédit ont mortellement sapé la
primauté économique américaine. Les Etats-Unis vont continuer à
être la plus forte économie mondiale, encore quelque temps, mais
ce seront les nouvelles puissances en cours d’émergence qui, une
fois la crise terminée, achèteront tout ce qui sera resté intact
au milieu des décombres du système financier de l’Amérique.
Il a été énormément question, au cours des
dernières semaines, d’un Armageddon économique imminent. De
fait, ce à quoi nous assistons est très loin d’être la fin du
capitalisme. L’agitation frénétique actuelle à Washington marque
uniquement la fin d’un type unique de capitalisme – cette
variété de capitalisme particulière et hautement instable qui
existe en Amérique depuis deux décennies. Cette expérience de
laissez-faire économique a implosé. Tandis que l’impact de
l’effondrement se fera sentir partout ailleurs, les économies de
marché qui auront résisté à la dérégulation ‘à la sauce
américaine’ résisteront davantage à la tempête. La
Grande-Bretagne, qui s’est muée elle-même en un ‘hedge fund’ [un
fonds d’investissement ultra-risqué, ndt] gigantesque, mais
d’une sorte qui est incapable de profiter d’un retournement,
sera selon toute vraisemblance salement frappée.
L’ironie de l’ère post-guerre froide, c’est
le fait que l’effondrement du communisme ait été suivi par
l’ascension d’une autre idéologie utopiste. En Amérique et en
Grande-Bretagne, ainsi, quoique dans une moindre mesure, que
dans d’autres pays occidentaux, un certain type de
fondamentalisme du marché est devenu la philosophie directrice.
L’effondrement de la puissance américaine en cours est l’issue
prévisible. Comme l’effondrement soviétique, il aura d’énormes
répercussions géopolitiques. Une économie affaiblie ne peut
soutenir les engagements militaires exagérément dispersés et
étendus de l’Amérique. Le repliement et le retrait sont
inévitables, et il est peu vraisemblable qu’ils s’effectueront
graduellement ou en bon ordre.
Des collapsus de l’ampleur de celui auquel
nous assistons actuellement ne sont pas des événements à rythme
lent. Ils se produisent inopinément, de manière chaotique, et
produisent des effets collatéraux diffusant très rapidement.
Prenons l’Irak. Le succès de l’insurrection, qui a été obtenu en
graissant la patte aux sunnites, tout en fermant les yeux sur
une épuration ethnique en cours, a produit les conditions d’une
paix relative dans certaines régions du pays. Combien cette
situation perdurera-t-elle, étant donné que le niveau actuel de
dépenses de l’Amérique pour cette guerre ne saurait en aucun cas
être maintenu ?
Un retrait américain de l’Irak,
aujourd’hui, ferait de l’Iran le vainqueur régional. Comment
l’Arabie saoudite réagirait-elle ? Une intervention armée visant
à retarder l’acquisition de l’arme nucléaire par l’Iran en
deviendrait-elle davantage, ou moins probable ? Les dirigeants
chinois sont restés, jusqu’ici, silencieux, durant toute cette
crise aux multiples rebondissements. La faiblesse de l’Amérique
les encouragera-t-elle à affirmer la puissance de la Chine, ou
bien est-ce que la Chine va poursuivre sa politique prudente
d’ « ascension pacifique » ? Actuellement, on ne peut répondre à
aucune de ces questions avec quelque certitude. Ce qui est
évident, c’est que le pouvoir échappe aux Etats-Unis, de manière
accélérée. La Géorgie nous a permis de voir la Russie en train
de modifier la carte géopolitique du monde, tandis que
l’Amérique se contentait de regarder, impuissante.
En-dehors des Etats-Unis, la plupart des
gens ont intégré depuis longtemps l’idée que le développement de
nouvelles économies, qui découlent de la mondialisation, finira
par saper la position centrale de l’Amérique dans le monde. Ils
imaginaient que cela représenterait un changement dans le
standing comparatif de l’Amérique, qui se produirait, de manière
incrémentale, durant plusieurs décennies, voire plusieurs
générations. Aujourd’hui, cela semble bien ne plus être qu’une
vue de l’esprit totalement irréaliste.
Ayant créé les conditions qui ont produit
la plus importante bulle économique de toute l’Histoire, les
dirigeants libéraux de l’Amérique semblent totalement incapables
de piger la magnitude des dangers auxquels leur pays est
confronté aujourd’hui. Enlisés dans leurs guerres culturelles
pleines de rancœur et se chamaillant entre eux, ils semblent
avoir oublié le fait que le leadership mondial de l’Amérique ne
cesse de leur échapper très rapidement. Un nouveau monde est en
train d’émerger, presque sans crier gare, dans lequel l’Amérique
ne sera qu’une grande puissance parmi quelques autres, où elle
sera confrontée à un futur incertain, qu’elle n’est absolument
plus en mesure de façonner.
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier
[* John Gray est l’auteur de Black Mass: Apocalyptic Religion
and the Death of Utopia (Messes noires : La religion
apocalyptique et la mort de l’utopie) (éditions Allen Lane).]
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