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Siné - Charlie
Pour en finir avec « l'antisémitisme »
Jean Bricmont
Hommage à Siné, par Philippe Geluck -
Photo Lambiek.net
S’il est une expression bien française, c’est « Paris vaut bien
une messe » ! Fallait-il condamner Henri IV pour racisme
anticatholique ? Les conversions pour raison d’opportunité sont
légions, surtout lors de mariages. Lorsque l’époux ou l’épouse
est riche, cela suscite toujours de l’ironie et l’on s’en gausse
dans les chaumières, avec ou sans Siné. Mais il a suffi que
cette ironie ait pour objet un mariage où la riche épouse est de
confession juive, pour qu’une icône de la caricature française
soit chassée de Charlie
Hebdo, pour « antisémitisme ».
Les raisons invoquées par
Charlie pour justifier cette expulsion sont parfaitement
ridicules. L’une, c’est que la rumeur (de la conversion) était
fausse. C’est certes regrettable, mais
Charlie n’est pas
connu comme étant un journal qui vérifie soigneusement ses
sources. Faut-il fouiller dans les archives pour vérifier si une
fausse rumeur otanesque ne serait pas par hasard glissée dans
leurs colonnes lors de la guerre du Kosovo ? L’autre raison est
encore plus comique : il s’agissait de la vie privée de Jean
Sarkozy. Mais le catholicisme de Mme Bétancourt, dont
Charlie fait ses
choux gras, est peut-être ridicule et l’on peut s’en moquer,
mais il relève entièrement de sa vie privée ; de plus,
contrairement à Jean Sarkozy, Mme Bétancourt n’exerce aucune
fonction officielle en France (« vedette médiatique » n’étant
pas encore une telle fonction). Sa vie privée devrait,
peut-être, être plus protégée que celle d’un élu.
Sur le fond, on reproche à Siné d’insinuer que le fait d’être
juif (ou d’être marié à une personne de confession juive) permet
« de faire du chemin dans la vie ». Manifestement, vu le
contexte, il voulait dire que c’est l’opportunisme, attribué (à
tort) au fils Sarkozy, qui permet « de faire du chemin dans la
vie ». Mais que penser du fait qu’un simple journaliste,
Claude Askolovitch, en lançant une accusation radiophonique
d’antisémitisme, peut ainsi faire virer un des plus grand
caricaturistes de France ? Si l’on voulait faire croire à la
population qu’il existe un « pouvoir juif » tout-puissant, il
n’est pas évident qu’on s’y prendrait autrement. C’est la
larbitude de Val et de ses collègues qui suggèrent qu’être juif
aide à réussir, pas les écrits de Siné (d’aucuns suggèrent que
Val a simplement profité de l’occasion pour se débarrasser d’un
collaborateur qu’il détestait ; mais quoi qu’il en soit, le fait
est que l’accusation d’antisémitisme permet de « casser »
n’importe qui, sans possibilité de défense, sans débat
contradictoire, sans procès équitable ; c’est l’analogue moderne
des lettres de cachet).
Cette affaire, vue dans le contexte des attaques répétées de
Charlie contre les
musulmans, amène la liberté d’expression en France à une croisée
des chemins : soit on déclare une fois pour toutes que les
musulmans et les catholiques sont des cibles légitimes qui
doivent subir en silence toutes les insultes et toutes les
caricatures, mais que tout propos désobligeant contenant le mot
« juif » ou « sioniste » est tabou, ou bien cette affaire
permettra de faire sauter ce verrou. Dans le premier cas, il ne
faut se faire aucune illusion : un tel traitement différentiel
suscitera (et suscite sans doute déjà) un antisémitisme massif,
bien que silencieux et ignoré des élites médiatiques.
Sur le fond, cette sinistre affaire, qui fait suite à celles
impliquant Dieudonné, Mermet, Boniface, Ménargues, Morin et bien
d’autres , aurait une issue heureuse si elle permettait de
clarifier une fois pour toutes les limites de la liberté
d’expression. Bien sûr on peut interdire un appel à commettre
immédiatement une action illégale, mais aucune opinion générale
sur l’histoire, les religions, les superstitions, les idéologies
ou les groupes humains (les « races »), qu’elles soit vraie ou
fausse, ignoble ou non, ne doit tomber sous le coup de la loi.
Les poursuites judiciaires en chassé-croisé où des musulmans, ou
des descendants d’esclaves et de colonisés, cherchent à mettre
en place une sorte de sionisme du pauvre pour faire condamner ce
qui ne leur plait pas, comme les caricatures antireligieuses ou
certaines vues sur l’histoire du colonialisme, démontrent qu’il
est impossible d’exercer la censure de façon non sélective, à
moins de réduire tout le monde au silence.
Passons aux choses sérieuses : dans le
New York Times (18
juillet), Benny Morris, un des principaux « nouveaux
historiens » israéliens (que d’aucuns s’acharnent à présenter
comme un progressiste et un pacifiste) déclare qu’Israël
« attaquera presque
certainement l’Iran d’ici quatre à sept mois ». La seule
alternative serait, à terme, une
« attaque nucléaire préventive » contre l’Iran. En
d’autres termes, une telle attaque serait la seule alternative à
la perte du monopole nucléaire israélien dans la région. Menace
réelle ou bluff ? D’après le
Sunday Times,
Bush a déjà donné le « feu orange » aux Israéliens. S’ils
menacent et n’attaquent pas, ils auront l’air idiots (vu que
l’Iran ne va sûrement pas reculer). S’ils attaquent, c’est
qu’ils sont fous. Mais la guerre au Liban en 2006, qui s’est
terminée récemment par un échange de prisonniers qui aurait pu
avoir lieu avant cette guerre, était déjà de la folie.
C’est pourquoi toute l’agitation en France sur les caricatures,
le voile, et les accusations d’antisémitisme, n’est pas
seulement ridicule, mais peut s’avérer tragique. Tout cela
prépare les esprits à la guerre. Si l’Iran est attaqué, la
réaction dominante sera, « c’est bien fait pour les mollahs ».
C’est oublier qu’en Iran, il n’y a pas que des mollahs, comme en
Irak il n’y avait pas que « Saddam » ; que le Hesbollah a été
créé par l’invasion israélienne du Liban en 1982, que les
Palestiniens, soixante ans après avoir été chassés de leurs
terres, demandent encore justice et que la guerre au Liban en
2006 a été une défaite pour Israël. Aucune des guerres
coloniales récentes n’est « courte et joyeuse ». Les Occidentaux
doivent apprendre à vivre dans un monde qu’ils ne dominent plus.
L’agitation contre l’Islam, ainsi que l’épouvantail de
l’antisémitisme, ont une seule et même fonction : empêcher de
prendre conscience du fait qu’au Moyen-Orient, on a d’abord fait
payer les Palestiniens pour les crimes commis en Europe contre
les juifs, et qu’ensuite, on a montré du doigt tous ceux qui,
pour une raison ou une autre, défendaient les victimes de cette
immense injustice.
À la « psychose du juif persécuté », pour reprendre l’expression
de Gisèle Halimi dans sa lettre à Philippe Val, répond le
fantasme de la « seule démocratie au Moyen-Orient » menacée par
ses voisins. En France, les juifs ne sont pas persécutés, ce
sont les « antisémites », réels ou supposés, qui le sont. Israël
n’est pas menacée, mais menaçante. La lutte pour la liberté
d’expression n’est pas seulement la défense d’une conquête
ancienne, mais aussi une lutte pour faire sortir la pensée du
carcan où l’a enfermée des décennies de propagande
pro-israélienne.
Il est urgent, dans l’intérêt de la paix, de libérer les esprits
de la peur de l’accusation d’antisémitisme, de dé-sioniser la
vision que nous avons du Moyen-Orient et d’oublier
Charlie Hebdo.
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