Opinion
A propos de l' «
affaire Balme », du Front de gauche et
de « qui est pris qui croyait prendre »
Jean Bricmont
René Balme
Mercredi 11 juillet 2012
Pendant des
décennies, la gauche, particulièrement
la «
gauche radicale »,
a utilisé la «
lutte contre le fascisme et
l’antisémitisme »
(ou la «
lutte contre le fascisme, le
racisme et l’antisémitisme
», pour être plus politiquement correct)
comme arme contre l’extrême-droite et,
parfois même contre la droite, en
faisant fi du fait que, d’une part,
cette lutte avait pour fonction
essentielle de faire taire les critiques
«
excessives » de la
politique israélienne ou de ceux qui la
soutiennent en France, et, d’autre part,
violait souvent des principes
fondamentaux en ce qui concerne la
liberté d’expression. (*)
Mais lorsque la même
arme a été utilisée par
Rue 89 contre René Balme, militant
du Parti de gauche, maire de Grigny et
candidat du front de gauche aux
élections législatives [1]
son parti l’a simplement abandonné, ce
qui a entraîné sa démission [2]
et un communiqué particulièrement
affligeant du Parti de gauche [3]
.
Que reproche-t-on à
René Balme ? D’avoir été l’animateur
d’un site (oulala.net,
aujourd’hui fermé) ou l’on trouve des
articles ou des liens avec des
anti-sionistes «
obsessionnels » (Israël Shamir,
Gilad Atzmon), avec des
« complotistes » (Thierry Meyssan)
ou avec Dieudonné et Soral.
Personne n’a donné le
moindre argument montrant que René Balme
lui-même a en quoi que ce soit des
opinions racistes ou antisémites. Ce que
l’on fait, c’est éplucher soigneusement
un site, contenant des milliers
d’articles, pour en exhiber certains qui
sont qualifiés de «
suspects », dont on se dispense
d’ailleurs d’en faire une critique
détaillée.
Dans le réquisitoire
de Rue 89, on
trouve, par exemple, des perles comme :
« René Balme s’est
inspiré de la télévision vénézuélienne
Vive TV pour créer
Vivé » (pour « vidéo-vérité »),
« école internationale
de vidéo et de TV participative après un
voyage en 2006 au pays d’Hugo Chavez. »
C’est vrai, quand on
a déjà TF1, pourquoi créer d’autres
médias ? Et n’est-il pas
« suspect » de voyager «
au pays d’Hugo Chavez »
? Par ailleurs, tout le monde sait
que la TV participative est un dangereux
pas vers le fascisme.
La même méthode, de
culpabilité par association, est
d’ailleurs utilisée contre des sites
comme Le Grand Soir
[4]
ou celui de Michel Collon [5].
Eh bien, jouons à ce jeu, mais
différemment. Le parti travailliste
israélien a participé à la colonisation
des territoires occupés, à l’offensive
contre Gaza, et à plusieurs guerres
israéliennes. Or ce parti est dans
l’Internationale Socialiste. Et, hop,
culpabilité par association : tous les
partis socialistes sont
« liés » à la colonisation, aux
guerres etc. Le tour est joué. Pire :
Mélenchon, qui a appelé à voter pour les
candidats socialistes aux élections
présidentielle et législative, est aussi
« lié à » tout cela.
Ou prenons les dirigeants américains :
ils ont tous des liens avec les
principaux partis français et ont
presque tous attaqué des pays qui ne les
menaçaient pas, bombardé des civils,
violé le droit international, assassiné
sans jugement (au moyen de drones par
exemple).
Peut-on m’expliquer
pourquoi être « lié »
à cela est moralement plus acceptable
qu’être « lié » à un
film de Dieudonné ou à un livre de
Meyssan ou de Soral ? La différence
étant que, dans un cas, on parle de
morts (par centaines de milliers), dans
l’autre, de mots ou d’images. Et, dans
les deux cas, on a tout autant affaire à
des choix délibérés (sans doute bien
plus dans le cas des partis, puisqu’on
peut difficilement s’attendre à ce que
René Balme, maire de Grigny, vérifie
soigneusement le contenu de chaque
article de son site).
Je ne connais pas
bien René Balme, mais pour autant que je
puisse voir, il est une sorte
d’écologiste radical, partisan d’une
démocratie participative qui, par
ailleurs, prend fait et cause pour le
peuple palestinien. Le type même du
« fasciste » (dans
la triste France d’aujourd’hui).
En réalité, à moins
de vivre totalement coupé du monde,
chacun a des contacts avec toutes sortes
de gens, par nécessité, par hasard, par
intérêt... La culpabilité par
association, c’est comme la censure-elle
n’est utilisée que par les forts contre
les faibles et, si elle était appliquée
de façon impartiale, elle mènerait vite
à une condamnation universelle.
Cette culpabilité par
association, tout comme la censure, la
diffamation, les accusations sans
preuves, ne devraient pas faire partie
de l’arsenal d’une gauche véritable ;
pour utiliser le langage de la gauche
morale, toutes ces tactiques devraient
être « contraires à ses valeurs ». Mais
quand il s’agit de «
combattre le fascisme et l’antisémitisme
», on a décidé que «
tous les moyens étaient bons ».
C’est la racine du problème et, ce que
l’affaire Balme montre, c’est que ces
moyens finissent par se retourner contre
la véritable gauche elle-même. Des armes
telles que censure, amalgame,
diffamation, légitiment l’arbitraire et
sont toujours, en fin de compte, les
armes du pouvoir.
Par ailleurs, quand
on voit les obstacles rencontrés par les
révolutions française, russe, chinoise,
vietnamienne, algérienne, cubaine,
iranienne, ou par des réformateurs comme
Allende, Chavez et Lumumba, on peut
difficilement prendre au sérieux un
parti qui prétend «
combattre le capitalisme » et qui
capitule à la première salve du canon de
la « lutte contre le
fascisme et l’antisémitisme ».
Jean Bricmont
11 juillet 2012.
Jean
Bricmont est Docteur en Sciences et a
travaillé comme chercheur à l’Université
Rutgers puis a enseigné à l’Université
de Princeton, situées toutes deux dans
l’Etat du New Jersey (États-Unis). Il
enseigne aujourd’hui la physique
théorique en Belgique et est l’auteur de
«
Impérialisme humanitaire : Droits de
l’homme, droit d’ingérence, droit du
plus fort ? »
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