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Opinion
Quelques remarques
sur le nationalisme français
Jean Bricmont
Jean Bricmont
Jeudi 8 juillet 2010
S’il y a un préjugé fort répandu dans
l’extrême-gauche française, ainsi que chez de nombreux
étrangers, c’est que les Français sont très nationalistes. Un
incident récent permet néanmoins de s’interroger sur la nature
de ce "nationalisme".
Un article du magazine Rolling
Stone (*) rapporte des propos non démentis du général
américain Stanley McChrystal, au moment où il dirigeait encore
les forces de l’Otan en Afghanistan. En visite à Paris,
McChrystal déclare à son entourage qu’il préfère « se
faire botter le cul par une salle remplie de gens que d’aller à
ce dîner ». Après qu’il soit parti, le journaliste demande à
un de ses assistants avec qui le général va dîner. Réponse : « Un
ministre français - c’est un foutu truc de pédés » ("It’s
fucking gay", en anglais).
Suite à cet article, McChrystal a été démis de
ses fonctions par Obama. Mais bien entendu pas pour ses propos
peu élégants sur ses alliés français, mais pour d’autres
remarques désobligeantes visant de hauts responsables
américains, y compris le vice président américain Joe Biden.
À ma connaissance, ces propos n’ont suscité
aucune réaction en France – ni protestation officielle, ni
scandale médiatique. Or, vu l’impact exceptionnel de cet article
aux Etats-Unis (le remplacement de McChrystal par Petraeus comme
commandant en chef de la guerre en Afghanistan), il est
difficile de croire que les journalistes et les services
diplomatiques français n’en n’aient pas eu connaissance.
Que dit Libération, si prompt à traquer
l’homophobie quand elle émane de « beaufs français », de
« cathos tradis », ou de musulmans ? Rien. On ne va quand même
pas attaquer le grand frère américain et la patrie du
capitalisme.
Résumons : des soldats français se battent et
parfois meurent en Afghanistan, en réponse aux appels insistants
des Etats-Unis, et sous le commandement d’un général américain
qui préfère « se faire botter le cul »
plutôt que d’aller dîner avec un ministre français. Et cela ne
suscite pas un murmure de protestation de la part des autorités
politiques, des journalistes ou des excités de « l’identité
nationale ».
Où est passé la fierté nationale française ?
En réalité, le nationalisme français a eu,
depuis 1789, une nature duale. A cause de sa radicalité, à la
fois antireligieuse, antiféodale et égalitariste, la Révolution
française a souvent joué un rôle symbolique par opposition aux
autres « révolutions bourgeoises », anglaise ou américaine. Au
moins jusqu’en 1917, ce sont les idéaux de cette révolution qui
servirent de référence à presque tous les contestataires de
l’ordre établi et, dans beaucoup d’endroits hors de France, elle
fut l’emblème de l’opposition aux oppressions religieuses et
féodales et même, parfois, coloniales.
A cause précisément de cela, les réactionnaires
et les cléricaux du monde entier ont vu la France de la
révolution comme la bête à abattre, au moins symboliquement. Et,
en France même, la version de droite du nationalisme s’est
appuyé sur tout ce qui, dans l’histoire de France, faisait
penser à autre chose qu’à la révolution de 1789 : la longue
histoire de la monarchie, les deux Napoléon, l’empire colonial,
la fille ainée de l’Eglise, etc. Du point de vue de ce
nationalisme, il fallait que la France se repentisse de son
exception historique révolutionnaire et devienne une nation
« comme les autres », certains de ces « nationalistes » prenant
modèle sur l’Allemagne, d’autres sur l’Angleterre, et
aujourd’hui, presque tous sur les Etats-Unis. Le Sacré Coeur de
Montmartre voulait expier les pêchés de la Commune. Le
pétainisme était un régime de repentance – pour les « folies »
du Front populaire, et trouvait son inspiration dans les régimes
fascistes qui dominaient, avant 1940, presque toute l’Europe,
sauf la France.
Bien entendu, tous les nationalismes ont quelque
chose de mythique et d’intellectuellement indéfendable -
pourquoi être fier d’être né ici et pas ailleurs ? Mais pas plus
que les religions, qui sont souvent encore plus irrationnelles.
En gros, il y a deux sortes d’instincts qui poussent l’être
humain vers l’irrationnel : l’un est l’invention de causes
imaginaires (qui engendre religions et superstitions), l’autre
le sentiment d’appartenance à un groupe (qui engendre le
nationalisme). Les deux sentiments se combinant pour le pire
dans les « identités religieuses ».
Mais alors que presque toute la gauche applaudit
au rôle progressiste de la théologie de la libération et pour
certains, de la résistance islamique (Hamas ou Hezbollah),
presque personne ne veut admettre qu’il pourrait y avoir un
aspect objectivement progressiste dans une certaine version du
nationalisme français, celle qui était présente dans la Commune
de Paris, le front populaire et la résistance. Un nationalisme,
qui contrairement à sa version de droite, insiste sur la
tradition issue de la Révolution, sur la singularité française
et sur son indépendance. Un nationalisme qui, étant politique
plutôt qu’ethnico-racial, ne s’oppose pas à un véritable
internationalisme : il y avait plus d’opposition (même si on
peut la juger insuffisante) aux guerres d’Indochine et d’Algérie
dans le PCF de l’époque (qui était porteur de ce nationalisme
progressiste) que d’opposition, dans toute la gauche actuelle, à
la guerre en Afghanistan ou à l’alignement français sur l’état
d’Israël. Une ironie de l’histoire veut que la gauche
actuellement dominante soit issue idéologiquement de la
“nouvelle gauche” des années 60, laquelle est née de la critique
du PCF et, en particulier, de la mollesse de son opposition aux
guerres impériales.
Mais ce nationalisme progressiste a aujourd’hui
quasiment disparu, de même que le PCF, qui d’ailleurs se
garderait bien aujourd’hui de défendre la souveraineté de la
France comme il le faisait dans les années 1960, à l’époque où
il avait encore un certain poids.
Le discours nationaliste est entièrement aux
mains de la droite et consiste en une exaltation d’une identité
éternelle et mythique, qu’on a essayé pitoyablement et en vain
de “définir” – sans arriver à autre chose qu’à une vague
islamophobie. Le PS suit, en ajoutant une dose de “laïcité” et
de “droits de l’homme”, ou de la femme, plutôt rhétorique. Tout
cela va de pair avec une soumission croissante envers l’étranger
— les Etats-Unis, Israël ou la bureaucratie européenne. Mais à
la gauche du PS, la « riposte » consiste à insister encore plus
sur l’auto-dénigrement. C’est-à-dire que ce qui domine
aujourd’hui sont précisément les deux faces du pétainisme :
prendre exemple sur l’étranger et dénigrer la spécificité
française. Le paradoxe, c’est qu’une bonne partie de la gauche,
souvent celle qui se croit la plus « antifasciste », assume le
rôle de dénigreur, en refusant de percevoir la nature duale du
nationalisme français.
En fait, c’est autour de Mai 68, mouvement dont
la nature politique était ambigüe, qu’on est passé d’un
nationalisme objectivement progressiste (gaullo-communiste), car
accompagné d’avancées sociales et opposé à l’hégémonie
américaine, à l’auto-dénigrement réactionnaire ; le changement
de paradigme étant symbolisé par deux films : celui qui incarne
le mythe résistancialiste, "L’armée des ombres",
et celui qui a inauguré la religion de la culpabilité, "Le
chagrin et la pitié". Sous Pétain, la France devait se
repentir des crimes du front populaire ; aujourd’hui elle doit
se repentir des crimes de Pétain (et, pour certains, du
colonialisme). Mais aucune politique progressiste ne pourra
jamais se fonder sur la culpabilité et la haine de soi.
Les discours de De Gaulle à Moscou ou à Phnom
Penh dans les années 1960, ou celui de Villepin à l’ONU en 2003,
semblent avoir disparu dans les poubelles de l’histoire. Des
pays bien moins puissants que la France, comme le Venezuela,
Cuba ou l’Iran, tiennent tête aux Etats-Unis et suscitent, comme
la France l’a parfois fait dans le passé, l’admiration des
peuples du monde.
Les conséquences de ce changement sont
catastrophiques, à la fois à l’étranger et en France. Avant
1968, il aurait été impensable d’envoyer des troupes françaises
combattre sous commandement américain, par exemple au Vietnam.
Si un personnage politique avait suggéré une telle chose, il
aurait été dénoncé comme "valet de l’impérialisme américain" par
toute la gauche. Aujourd’hui, personne n’oserait utiliser cette
expression "désuète" et "stalinienne" pour parler de Sarkozy.
Pourtant, rhétorique mise à part, c’est exactement ce qu’il est.
Sur le plan intérieur, on ordonne aux gens issus
de l’immigration d’aimer la France (ou, sous-entendu, de la
quitter). Mais comment aimer un pays qui ne s’aime pas
lui-même ? Qui se soumet aux puissants et qui méprise les
faibles ? Qui combat la burqa et accepte les propos de
McChrystal ?
Ce n’est que si la France renoue avec ce qui
fit, dans le passé, sa véritable grandeur, la liberté de sa
pensée, son idéal égalitariste et l’indépendance de sa
politique, qu’elle sera acceptée par tous ses citoyens et
redeviendra une source d’inspiration pour le reste du monde.
Mais aucune force politique, et malheureusement pas la gauche de
la gauche, n’est prête aujourd’hui à contribuer à cette
entreprise.
(*) Version originale :
http://www.rollingstone.com/politics/news/17390/119236
version française
http://www.legrandsoir.info/Le-general-qui-sortait-du-rang-Rolling-Stone.html
Publié le 8 juillet 2010
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