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Analyse
Sur le retour du
ni-ni, l'islamisme et l'antisémitisme dans les manifestations
Jean Bricmont
Jean Bricmont
Dimanche 8 février 2009
Ce texte est en partie une réponse à une Carte Blanche « Le
pouvoir aux « barbus » ? Non merci ! »,
publiée en Belgique (Le
Soir), suite à des manifestations concernant Gaza. :
http://www.lesoir.be/forum/...
Il y a une spécialité dans certains mouvements de gauche ou
pacifistes qui consiste, lors de chaque conflit, à se rabattre
sur le ni-ni. Ni Milosevic, ni Otan, ni Bush ni Saddam et,
aujourd’hui, renvoyer dos-à-dos Israël et le Hamas ou le
Hezbollah. Dans tous les cas, le problème est triple :
-On ignore la différence dans les rapports de force.
-On met sur le même pied l’agresseur et l’agressé.
-Et, ce qui est le plus important, on se place comme si nous
étions en dehors des conflits, au-dessus de la mêlée, alors
qu‘évidemment nos gouvernements ne le sont pas.
Dans le cas du conflit à Gaza, la version dominante du ni-ni
consiste à condamner à la fois les tirs de roquettes du Hamas et
la réponse d’Israël, parfois jugée disproportionnée.
Le mot "disproportionnée" est lui-même absurdement
disproportionné par rapport à l’écart des forces en présence.
D’un côté, il y a une force armée nationale ultrasophistiquée.
Lorsque cette force attaque, elle le fait pour détruire des
infrastructures et terroriser toute une région par la
démonstration de sa supériorité militaire. De l’autre, il y a
quelques fusées artisanales qui
sont lancées vers Israël, sans espoir de gagner une
bataille, mais plutôt pour signaler désespérément qu’un peuple
dépossédé, enfermé et oublié existe toujours. Les tirs de
roquettes n’étant qu’un moyen de cogner à la porte d’une prison,
l’agresseur est avant tout celui qui a emprisonné injustement
tout un peuple, le privant depuis des décennies d’autres moyens
de faire reconnaître son existence. Les gens qui lancent ces
roquettes sur Israël sont souvent des descendants de ceux qui
ont été chassés de leurs terres en 1948. Les roquettes sont
l’écho de cette dépossession datant maintenant de soixante ans.
Tant que ce fait fondamental n’est pas pleinement reconnu, et il
ne l’est presque jamais en Occident, il est impossible d’avoir
une vision réaliste de la profondeur du problème.
Celui-ci provient en réalité des principes
sur lesquels Israël est fondé, à savoir qu’il est légitime pour
certaines personnes, en vertu d’une propriété acquise à la
naissance (être « juif ») d’occuper la terre d’autres personnes
auxquelles les hasards de la naissance n’ont pas conféré cette
propriété. Que l’on invoque la Bible ou l’holocauste comme
justification plus directe de cette occupation ne change rien à
son caractère intrinsèquement raciste, c’est-à-dire fondé en fin
de compte sur une distinction importante faite entre les êtres
humains et liée uniquement à leur naissance.
Cet aspect raciste est évidemment présent à l’esprit des
victimes et de tous ceux qui s’identifient à eux-surtout
les populations du monde arabo-musulman et une partie du
tiers-monde, pour qui le projet sioniste rappelle
douloureusement des expériences antérieures du colonialisme
européen,
mais il n’est pratiquement jamais intégré au débat en Occident.
Il faut souligner qu’il s’agit ici d’un racisme institutionnel,
c’est-à-dire lié aux structures d’un état, ce qui est très
différent du racisme « ordinaire », celui, malheureusement fort
répandu, mais souvent passif, qui existe dans l’esprit de
beaucoup d’individus. Et c’est le racisme d’état qui est en
général considéré comme étant « d’extrême droite »,
« incompatible avec nos valeurs », « contraire à la modernité et
à l’esprit des Lumières ». C’est ce racisme qui menait à la
condamnation générale de l’Apartheid en Afrique du Sud et de son
idéologie. Mais ce n’est pas le cas pour le sionisme, qui est
pourtant l’idéologie qui légitime ce racisme institutionnel.
Malheureusement, c’est
souvent la gauche occidentale qui, tout en étant la plus
prompte à dénoncer en général le racisme d’état, est la plus
portée à faire une exception pour "l’Etat juif".
De plus, tout le discours dominant sur ce
conflit est indirectement contaminé par la vision raciste de
départ :
-Toutes les parties et tous les intellectuels ou commentateurs
« respectables » doivent, avant toute autre chose, reconnaître
« le droit à l’existence d’Israël », mais l’expression « droit à
l’existence de la Palestine » est pratiquement inexistante. Pour
ce qui est des Palestiniens, leur État, à supposer qu’il y en
ait un jour un, résultera non d’un droit, mais d’une
négociation ; et encore, d’une négociation avec un partenaire
palestinien « responsable », c’est-à-dire reconnaissant comme
préalable à toute discussion le droit à l’existence de son
adversaire, lequel ne lui reconnaît nullement un tel droit.
-N’importe quelle personne d’origine juive a le droit de
s’installer en Israël mais les non-juifs qui en ont été chassés
en 1948 ou après, ainsi que leurs descendants, ne peuvent pas le
faire.
Même dans les Territoires dits palestiniens, leurs déplacements
d’un endroit à l’autre sont fortement limités.
-Le Hamas et le Hezbollah doivent êtres empêchés de se réarmer,
mais Israël peut recevoir des Etats-Unis, gratuitement, toutes
les armes souhaitées.
-Israël est constamment célébré comme étant "la seule démocratie
au Moyen-Orient”, mais les élections libres des Palestiniens
sont ignorées.
-Les Palestiniens doivent « renoncer à la violence, » mais pas
Israël.
-L’Iran ne peut posséder d’arme nucléaire, mais Israël bien.
Toutes ces différences de traitement reposent en fin de compte
sur l’idée que l’entreprise initiale de colonisation était
légitime, ou qu’elle appartient au passé et qu’il n’est pas
souhaitable d’en reparler ; mais les deux attitudes reviennent à
nier l’humanité pleine et entière des victimes, ce qui nous
ramène à la question du racisme.
Car imaginons quelle serait la réaction européenne si l’État
d’Israël avait été créé, mettons, dans une partie des Pays-Bas
ou de la Côte d’Azur, en en faisant fuir une fraction importante
des habitants.
Ces deux poids deux mesures se retrouvent à tous les niveaux
dans le discours dominant, par exemple lorsqu’on répète qu’il ne
« faut pas importer le conflit » en France, comme si le fait que
presque toute la classe politique française accepte de se faire
sermonner, lors du dîner annuel du CRIF, sur son attitude
supposée pro arabe, ne constituait pas déjà une « importation du
conflit », mais unilatérale, en faveur d’Israël.
Le discours qui stigmatise l’extrême droite souffre également de
ce deux poids deux mesures ; en général, ce discours vise
l’extrême droite française traditionnelle, dans ses différentes
variantes, ou les islamistes, mais jamais le sionisme. En fait,
une bonne partie de la gauche politique et intellectuelle
adopte, sur la question de la Palestine, une position
implicitement raciste qui serait considérée comme d’extrême
droite si elle avait concerné l’Afrique du Sud à l’époque de
l’Apartheid.
La gauche attaque souvent en grande pompe une extrême droite,
certes désagréable, mais faible et marginale (c'est bien pour
cela qu'on peut l'attaquer) tout en étant, au mieux, passive
face à une autre
extrême droite (le sionisme), qui, elle, est soutenue
militairement et diplomatiquement par la plus puissante
démocratie au monde.
Une façon de tenter de faire taire les protestations contre la
politique israélienne consiste à dénoncer l’antisémitisme dans
les manifestations, ainsi que l’identification entre Israël et
nazisme. Évidemment, cette dernière comparaison est excessive,
mais tout le monde commet ce genre d'excès, tout le temps. Quid
de « CRS-SS » (en Mai 68, combien de morts, comparé à Gaza)? Ou
d'Hitlerosevic? Ou de Nasser, le Hitler sur le Nil (en 56)?
Pourquoi des supporters d'Israël peuvent-ils constamment
identifier le Hamas ou l'Iran à Hitler et l'excès inverse serait
interdit? On pourrait répondre que cela devrait l’être à cause
de ce que les Nazis ont fait aux juifs. Mais ce genre de
considérations n’a jamais empêché de comparer aux Nazis les
Soviétiques ou les Serbes, qui ont aussi beaucoup souffert
pendant la guerre. Moins que les juifs sans doute, mais à partir
de quel niveau de souffrance les excès deviennent-ils
inacceptables ? Plus fondamentalement, à partir du moment où la
nazification de l’adversaire est l’arme idéologique principale
de l’Occident et d’Israël, il est inévitable que cette arme soit
retournée contre eux quand l’occasion s’en présente.
Pour ce qui est de l’antisémitisme, il ne faut pas oublier que
la politique israélienne se fait au nom d'un État qui se dit
juif, et qu’elle est fortement soutenue par des organisations
qui disent représenter les juifs (à tort ou à raison). Comment
espérer éviter, dans ce climat, que beaucoup de gens ne
deviennent
anti-juifs? C'est en demander un peu trop à la psychologie
humaine. Pendant la guerre, la plupart des habitants des pays
occupés étaient anti-allemands (contre les « Boches »), pas
seulement antinazis. Pendant la guerre du Vietnam, les opposants
étaient souvent anti-américains pas seulement opposés à la
politique US (et c'est encore la même chose maintenant par
rapport à leur politique au Moyen-Orient). Il est absurde
d'espérer que les gens se fassent la guerre tout en ne se
haïssant pas, en respectant les droits de l'homme, et en étant
de bons antiracistes. Et comme le conflit est importé, depuis
longtemps, dans le discours médiatique et l’action politique, il
y a bien ici une guerre idéologique dont les effets prévisibles
sont exactement ceux que l’on déplore.
On ne peut pas non plus demander aux opposants à Israël de faire
la distinction entre juifs et sionistes alors que le discours
dominant ne le fait presque jamais (du moins quand cette
identification permet de présenter Israël comme un pays
éternellement « victime » ou « paria »).
De plus, comment veut-on qu'une population qui est sans arrêt
diabolisée, ridiculisée, insultée, parce que, en tant que
musulmane, elle n'aurait rien compris à la démocratie, aux
droits de l'homme, aux droits de la femme, et serait
"communautariste" quand elle affiche ses convictions
religieuses, ne réagisse pas avec virulence (au moins verbale)
face aux massacres de Gaza ?
Ce qui précède n’est pas une « justification de
l’antisémitisme » mais une observation banale sur un aspect
déplaisant mais assez universel de la psychologie humaine. On
pourrait ajouter que tous les discours de dénonciation et de
condamnation de l’antisémitisme qui ne prennent pas en compte le
contexte dans lequel celui-ci se développe ne servent à rien et
sont sans doute contre-productifs, comme le sont en général les
discours moralisateurs.
La situation ici est pratiquement aussi inextricable que la
situation en Palestine même. Bien sûr que l’antisémitisme
augmente, ainsi que l’identification communautaire, dans tous
les camps. Nous sommes incapables de résoudre la situation au
Moyen-Orient, mais on pourrait au moins commencer par
reconnaître ici la véritable nature du problème (le racisme
institutionnel d’Israël) et changer radicalement de discours. Il
faudrait également mettre fin aux intimidations et aux procès
(pour délit d’opinion), faire en sorte que tous puissent dire ce
qu’ils pensent vraiment d'Israël et de ses soutiens, et établir
l'égalité des armes dans les débats sur ce qui touche au
sionisme. Il faudrait également que la politique française et
européenne soit déterminée indépendamment de l’influence de
groupes de pression. C’est seulement ainsi que l’on peut
espérer, à terme, décommunautariser le débat et faire régresser
l’antisémitisme.
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