IRIS, 13 octobre 2008
L’Otan invite régulièrement les chercheurs des think tanks
européens et américains pour des visites sur le terrain des
opérations. Lors du déplacement organisé du 28 septembre au
5 octobre en Afghanistan, nous avons ainsi pu rencontrer
tous les acteurs occidentaux impliqués dans le conflit
afghan : ISAF, Américains, Provincial Reconstruction Team
(PRT) Néerlandais et Allemands, Nations-Unies, Union
européenne, ONG ainsi que des représentants du pouvoir
afghans et quelques représentants de la société civile. A
l’issue de cette visite, force est de constater que la
communauté occidentale est en échec et que son crédit
pourrait même être durablement compromis. La question n’est
pas tant de savoir s’il fallait ou non retirer les troupes
françaises d’Afghanistan, comme la question a été posée au
Parlement français le 22 septembre 2008, mais de comprendre
les raisons qui nous ont conduit dans cette impasse.
A l’origine de cet échec : plusieurs erreurs d’analyses,
pour l’essentiel d’origine américaine, mais sans que l’Union
européenne ne vienne apporter la moindre contradiction.
Il y a tout d’abord la confusion, utile quand l’on veut
mener une guerre et la justifier vis-à-vis de l’opinion
publique, entre Talibans et terroristes liés à Al-Qaïda, qui
rend aujourd’hui difficile toute négociation politique.
Il y ensuite la sous-estimation voire la non-compréhension
d’un pays dont les trois caractéristiques principales sont :
- l’extrême pauvreté – les ressources naturelles sont encore
peu exploitées, l’eau y est rare et l’industrialisation
quasi-inexistante ;
- l’absence d’un Etat central ;
- la désagrégation progressive d’une administration après
près de 30 ans de conflit sans discontinuer.
D’où cette erreur commise dès l’origine en 2001 : alors
qu’il aurait fallu privilégier le développement et la
reconstruction du pays de manière accélérée, les Américains
ont privilégié la lutte militaire contre le terrorisme.
Aujourd’hui, dans une Afghanistan à l’équation extrêmement
complexe, la situation peut pourtant se résumer de manière
simple : ceux que l’on appelle les « insurgés » recrutent
des combattants, notamment dans les villages des tribus
pachtounes au Sud du pays, parce que la population, après
près de 7 ans de gouvernement Karzaï, ne voit toujours pas
le décollage économique. La communauté internationale est
ressentie comme complice de cette situation, puisque la
logique de « la guerre contre le terrorisme » conduit les
coalisés réunis dans l’Otan à être perçus comme des soutiens
inconditionnels à un pouvoir jugé bien souvent comme
défaillant et corrompu. S’ajoute à cela les bombardements
aériens inconsidérés des Américains ou de l’OTAN faisant des
victimes civiles, ce que les Talibans exploitent grâce à une
communication remarquablement adaptée.
De plus, la prospérité est malheureusement synonyme de
pouvoir taliban : ceux-ci, bien aidé par les profits de la
culture du pavot, payent un soldat 150 dollars par mois, ce
qui est le seuil minimal de revenu pour vivre en
Afghanistan, là où l’armée nationale afghane ne paye que 100
dollars. Aujourd’hui, on retrouve donc dans la nébuleuse de
ce que l’on appelle les insurgés, les mécontents du nouveau
régime qui ne peuvent survivre économiquement, des tribus
autonomes d’origine pachtoune, les talibans proprement dits
qui, s’ils prônent un islam intégriste, n’en sont pas moins
pour l’essentiel des pachtounes, ce qui donne au conflit une
dimension ethnique, et enfin les terroristes formés dans les
camps d’entraînement d’Al-Qaïda et qui sont des combattants
originaires des différents pays du Proche-Orient. Dans ces
conditions, il est difficile sur le terrain de distinguer
les « bad guys » des « good guys ».
Lors du Sommet de Bucarest, l’Otan a revu sa stratégie en
Afghanistan, sous la pression entre autres de la France. La
comprehensive approach (comprendre « approche
globale ») consiste à considérer que la solution ne peut pas
être seulement militaire et que sans développement et une
meilleure gouvernance, on ne pourra stabiliser
l’Afghanistan. Cette démarche, largement admise aujourd’hui,
est sans doute la bonne. Malheureusement, sur le terrain, il
apparaît que ce revirement de stratégie, qui est d’ailleurs
contradictoire avec la manière dont les Américains mènent
les opérations militaires, apparaît comme bien trop tardif.
Le sentiment est qu’on s’est trompé d’agenda : on a
privilégié en 2001 la lutte contre le terrorisme alors qu’il
aurait fallu mettre l’accent sur le développement et la
bonne gouvernance. Aujourd’hui il ne semble plus possible
d’inverser le cours des événements : les insurgés gagnent du
terrain en Afghanistan. Tout le monde s’accorde à penser
qu’il faudra plusieurs années avant d’obtenir des résultats
en termes de gouvernance et de développement. Or, les
élections, présidentielles et législatives auront lieu en
2009 et il est peu probable que celles-ci puissent avoir
lieu dans le Sud, les Talibans contrôlant de larges franges
du territoire. En d’autres termes, le président Karzaï
risque de perdre tout crédit l’année prochaine, et avec lui
la communauté occidentale qui l’aura soutenu. Quant à
l’Otan, elle aura été incapable de renverser la situation
militaire sur le terrain.
Alors que faut-il faire ? Aucune autre solution qu’une
négociation avec les talibans n’apparaît aujourd’hui
possible : c’est d’ailleurs ce qu’a commencé à entreprendre
le président Karzaï, qui voit dans cette négociation la
possibilité d’assurer sa survie politique. Les Britanniques
eux aussi se rendent bien compte que l’espoir d’une victoire
militaire relève de l’illusion et ils l’ont fait savoir de
manière officieuse. Pour les Américains, approuver la
perspective d’une négociation avec les Talibans
constituerait une volte-face et les propos martiaux des deux
candidats à la présidence des Etats-Unis ne facilitent
certainement pas cette démarche. L’implication de l’Iran,
mais surtout du Pakistan, dans un règlement politique
apparaît nécessaire. Aujourd’hui, l’essentiel de la
rébellion est alimenté par le Pakistan, où elle bénéficie
d’une base arrière, et il faut donc convaincre les
Pakistanais de la nécessité de mieux s’impliquer dans ce
conflit tant pour priver les insurgés de base arrière dans
les zones tribales pakistanaises, que pour s’impliquer dans
la solution politique. Dans cette situation, il serait sans
doute nécessaire pour les Occidentaux de mieux hiérarchiser
leurs intérêts. Un Etat stable avec un partage du pouvoir
entre les différentes factions, certes toujours difficile à
trouver dans ce pays, permettrait de nous désengager
militairement et de nous concentrer sur la véritable menace
qu’est Al-Qaïda.
Directeur adjoint de l'IRIS, Jean-Pierre Maulny
est titulaire d'un DEA de droit public et d’un DEA de
défense. Il a notamment été chargé de mission auprès du
président de la Commission de la Défense et des Forces
armées de l'Assemblée nationale de 1997 à 2002.
Jean-Pierre Maulny est responsable à l'IRIS des
questions liées à la politique de défense, à la PESD et
à l’OTAN, à l'industrie d'armement et aux ventes
d'armes. 7
Il est l’auteur de « La guerre en réseau au XXIème
siècle. Internet sur les champs de bataille » (Editions
le Félin, 2006). Il est également l’auteur de nombreuses
études dont certaines ont été publiées comme « Lessons
learned from European Defence Equipement Programmes » (Occasional
Paper n°69 de l’Institut d’études de sécurité de l’Union
européenne, octobre 2007), ou « Pooling of EU Member
states assets in the implementation of ESDP», réalisée
en février 2008 pour le compte du Parlement européen.