Tunisie
Eloge de Chokri et
Basma Belaïd
Jamila Ben
Mustapha
Lundi 18 février
2013
Basma, femme de
Chokri Belaïd, ouvrant la voie à
l'ambulance transportant le corps de son
mari pour lui frayer un chemin, à
l'avenue Habib Bourguiba, debout, le
poing levé, avec le V de la victoire, le
jour même où le leader a été tué, est
une image d'une rare grandeur...
Par Jamila
Ben Mustapha*
Comme beaucoup de Tunisiens, le
6 février, j'ai eu le sentiment d'une
perte immense, irréparable, quand j'ai
appris la nouvelle de la mort de Chokri
Belaïd. Et j'ai expérimenté, une fois de
plus, ce déphasage, cette
non-coïncidence entre notre désir et la
réalité, cette fatalité humaine qui fait
que nous ne prenons, véritablement,
conscience de la perte d'un être de
valeur, que lorsqu'il est trop tard et
qu'il n'est plus de ce monde, sans qu'il
puisse savoir, lui, jusqu'à quel point
il va être pleuré et dans quelle mesure
son impact va être profond.
Le charisme
s'exprimant à travers un regard de feu
Pourtant, j'appréciais, beaucoup, ses
interventions télévisées, le charisme
qui s'exprimait à travers son regard de
feu, sa détermination révélée par le
mouvement volontaire de sa mâchoire – me
rappelant Bourguiba –, ses qualités de
tribun hors pair, se résumant en un seul
mot: la précision quasi-mathématique de
son discours, la non-existence, en son
sein, de tout élément oiseux ou verbeux,
ses idées claires et rigoureusement
enchaînées, ses capacités de synthèse,
sa culture, l'amenant, par exemple, à
brosser, en quelques minutes, la
position avant-gardiste de la Tunisie
dans le monde arabe, en rappelant, selon
une chronologie exacte, tous les faits
historiques prouvant cette spécificité.
La
dernière intervention du martyr Chokri
Belaid
sur la chaine Nessma du 05 Février 2013
C'était aussi, un démocrate
convaincu, comme le montre sa si belle
image de la Tunisie comparée à un
bouquet de roses aux multiples couleurs,
renvoyant à la nécessité, pour tous, de
coexister dans le même espace.
Bien sûr, la fin de la vie physique
d'un grand militant, même si elle
exprime, dorénavant, une absence
irrémédiable, est, aussi, le point de
départ d'un autre type de présence,
parmi nous.
Olfa Youssef, s'adressant à sa veuve,
dans une émission de la chaîne
Ettounissia, lui a bien dit qu'il était
passé de l'existence ordinaire, celle de
tout un chacun, au niveau du symbole, et
a ajouté que, dorénavant, il allait
avoir, parmi nous, le degré le plus
élevé de présence, celui de «la
présence-absence».
Dorénavant, comme Farhat Hached, il a
conquis, de haute lutte, sa place dans
le palmarès des grands, à l'intérieur de
l'Histoire de la Tunisie, et il est
parti, lumineux et bref, comme une
comète.
Le courage de
vivre dangereusement
Nous garderons de lui l'image d'un
être éblouissant qui aura eu le courage
de vivre dangereusement, d'avoir eu une
existence qui possède un sens, et de
s'être battu jusqu'au bout, pour ses
convictions. Plutôt que d'opter pour
l'accumulation des années, encore moins,
de connaître, comme beaucoup, la
déchéance de la vieillesse, il aura
préféré la qualité et l'intensité de la
vie à la quantité des ans.
Cette mort a, aussi, été un
révélateur. Les foules immenses qu'elle
a jetées dehors, par un temps glacial,
partout, à travers la république, en
signe de protestation contre la violence
et l'assassinat politique, m'ont fait
penser à celles qui sont sorties, en
Égypte, après la défaite du président
Nasser, contre Israël, en 1967, pour
l'empêcher de démissionner. Il n'y a
pas, en effet, une seule, mais deux
façons de plébisciter, d'accorder son
vote à un personnage ou à un courant
politiques: les urnes, ou les
manifestations pacifiques. L'avantage,
même, de ce dernier procédé est qu'il
n'y a, si on l'emprunte, aucun risque de
falsification ou de tricherie.
Cette mort a révélé aussi autre
chose, une autre personnalité, celle de
sa femme. Nous sommes, du coup, étonnés
que tant de qualités réunies dans cette
grande dame acceptaient de vivre
cachées. Il est vrai qu'il faut
l'humilité d'une femme pour accepter
l'anonymat, avec la possession de tant
de richesses morales, et pour ne les
manifester que, contrainte et forcée par
l'adversité.
Des affirmations comme: «Derrière
tout grand homme, il y a une femme»,
parues à l'occasion de cette tragédie,
sont peu appréciables. Non, on peut ne
pas être d'accord avec l'adverbe
«derrière». La langue doit évoluer
avec les mœurs et on pourrait proposer
de la remplacer par un autre : «À
côté». Et à un moment où l'on
parle, beaucoup, de menaces planant sur
les acquis de la femme, en Tunisie, le
comportement de Basma, plus que mille
discours, ne vient-il pas conforter,
dans la pratique, le féminisme, et
annihiler toute description de la femme
comme «être faible»? Pourquoi
vouloir activer, à tout prix, les
comparatifs «supérieur» ou
«inférieur» quand il s'agit de
l'homme et de la femme et ne pas les
considérer, tous deux, comme des êtres
humains susceptibles, chacun, autant, de
force, que de faiblesse?
Basma
opposant la loi du cœur à la raison
d'Etat
Basma
khalfaoui: La femme qui a marqué les
esprits
par un discours calme et une attitude
digne et touchante
Basma, femme du grand Chokri Belaïd,
ouvrant la voie à l'ambulance
transportant le corps de son mari pour
pouvoir, malgré la volonté des
autorités, lui frayer un chemin, à
l'intérieur de l'avenue Habib Bourguiba,
en devançant le véhicule, debout, le
poing levé, avec le V de la victoire, le
jour même où il a été tué avec une
violence inouïe, c'est un spectacle
d'une grandeur telle que cette
silhouette féminine atteint une
dimension an-historique, éternelle,
rejoignant les grandes figures mythiques
des femmes méditerranéennes confrontées
à la mort et opposant la loi du cœur à
la raison d'Etat, comme Antigone
défendant le droit, pour son frère
Polynice, d'avoir une sépulture, contre
la volonté de Créon, roi de Thèbes.
Cette comparaison de Basma avec
Antigone, défendant, toutes deux, bec et
ongles, les honneurs que l'on doit
rendre à la dépouille de l'être cher, a
pris, encore, sens, pour moi, à la fin
du jour des funérailles, lorsque des
menaces ont été reçues par la famille,
portant sur la volonté barbare et
macabre de déplacer ou de déterrer le
cadavre de notre grand héros national
Chokri Belaïd, du cimetière, nous
rappelant la «Jahilya» antique
telle qu'elle a été dépeinte par le
théâtre grec, qui ne reconnaissait pas à
tous, le droit de reposer en paix, après
leur mort, et notamment au frère
d'Antigone, considéré comme traître par
le roi, qui avait interdit son
inhumation.
Décidément, périodiquement, des
attitudes primitives – provenant, aussi,
des pays les plus développés, et faisant
fi de tout progrès – reviennent à la
surface, comme cette exhibition, sous le
mandat du président américain, George W.
Bush, lors de la deuxième guerre d'Irak,
des cadavres des deux fils tués de
Saddam Hussein devant les caméras du
monde entier.
Ces éternels
opposants à tous les régimes
Et notre Tunisie contient le pire
comme le meilleur, deux camps qui se
lorgnent, actuellement, face à face,
sans qu'une possibilité de conciliation,
entre eux, se profile à l'horizon.
Comment faire coexister tout ce monde,
d'autant plus qu'une des deux parties ne
reconnait même pas, au niveau du
principe, le régime de la démocratie et
la nécessité d'acceptation de l'autre?
A partir de l'exemple du couple de
Chokri et Basma Belaïd, on peut dire que
la fonction d'opposant s'est transmise,
au niveau public, de lui à sa femme qui
a assuré qu'elle continuerait le combat
de son époux. En littérature et en
narratologie, à travers la diversité des
récits, les analystes ont distingué des
fonctions identiques qui se détachent
des personnages, dont celle d'opposant –
dans ce contexte, d'opposant au désir du
personnage principal –. Cette
disjonction entre la fonction d'opposant
et les personnages divers qui peuvent la
représenter, on peut la faire, aussi, en
politique. Dans un pays, ce qui importe,
ce n'est pas qu'elle soit attachée de
façon permanente à un être, mais qu'elle
existe et soit toujours représentée.
Nous observons, d'ailleurs, qu'en
Tunisie, il existe, à ce propos, 3
catégories de personnes: celles qui,
comme Talleyrand, en France, au XIXe
siècle, survivent à tous les régimes et
suivent «ceux qui sont debout»,
selon l'expression de l'arabe dialectal;
celles qui, fatiguées, après des années
d'opposition, s'octroient le repos du
guerrier en goûtant aux délices du
pouvoir, risquant, alors de reproduire
les tares de leurs prédécesseurs, de
ceux qu'elles invectivaient,
elles-mêmes, de la façon la plus
acharnée; reste la troisième catégorie,
la plus austère, la moins chanceuse,
celle des éternels opposants à tous les
régimes, condamnés, une fois pour
toutes, à l'inconfort de se situer à
rebrousse-poil de tout pouvoir.
La plupart des membres de notre
classe politique, venus d'exil ou de
prison, connaissant mal le réel tunisien
et se trouvant occuper, du jour au
lendemain, sans expérience
administrative progressive, les plus
hauts postes, n'ont pas manqué de faire
des erreurs – et il s'agit d'un
euphémisme –. Beaucoup de leurs dires et
de leurs actes nous ont amusés. Il
existe, en effet, deux façons de
susciter le rire: volontaire ou
involontaire. Autant la première est
glorifiante, valorisante, autant la
seconde risque de couvrir son auteur de
ridicule. Dans la première catégorie, on
trouve les humoristes, dans la seconde,
quelques politiciens. Mais en nous
faisant, si souvent rire, dans cette
conjoncture si délicate, dans ce moment
si préoccupant de notre histoire,
«ces comiques, malgré eux»,
n'ont-ils pas fait acte de patriotisme –
involontaire –?
* Universitaire.
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Publié le 18 février 2013 avec l'aimable
autorisation de Kapitalis
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