Opinion
L'Europe au bord
du gouffre
Jacques
Sapir
© Jacques
Sapir
Samedi 20 avril
2013 Source :
RIA Novosti
"Promenades
d'un économiste solitaire" par Jacques
Sapir
Alors que la Russie semble avoir
trouvé en mars un nouveau souffle, la
zone Euro quant à elle s’enfonce dans la
crise. Le chômage a atteint les 12% de
la population active, mais avec des
pointes à plus de 25% en Espagne et en
Grèce. L’activité continue de régresser
en Espagne, Italie et Portugal et,
désormais, c’est la consommation qui
flanche en France, annonçant une
nouvelle détérioration de la situation
économique à court terme. En effet,
deuxième pays de la zone Euro, la
France, par la vigueur de sa
consommation avait jusqu’à ces derniers
mois, évité le pire pour la zone Euro.
Si la consommation française continue de
se contracter sur le rythme qu’elle suit
depuis le mois de janvier, les
conséquences seront importantes, tant en
France que dans les pays voisins, et en
premier lieu en Italie et en Espagne.
Cette détérioration générale de la
situation économique pose ouvertement le
problème de l’austérité adoptée par
l’ensemble des pays depuis 2011, à la
suite de la Grèce puis du Portugal et de
l’Espagne. Mais, la volonté allemande de
poursuivre dans la voie de cette
politique est indéniable. Pourquoi un
tel entêtement ?
La zone euro rapporte à l’Allemagne
environ 3 points de PIB par an, que ce
soit par le biais de l’excédent
commercial, qui est réalisé à 60% au
détriment de ses partenaires de la zone
Euro ou par le biais des effets induits
par les exportations. On peut
parfaitement comprendre que, dans ses
conditions, l’Allemagne tienne à
l’existence de la zone Euro. Or, si
Berlin voulait que la zone euro
fonctionne, elle devrait accepter le
passage à un fédéralisme budgétaire
étendu et à une Union de transfert.
C’est une évidence connue par les
économistes, mais aussi au-delà. Au mois
d’octobre 2012, dans le cadre du Club
Valdaï, le Président Vladimir Poutine
avait souligné que l’on ne pouvait pas
faire fonctionner une union monétaire
sur des pays aussi hétérogènes sans un
puissant fédéralisme budgétaire. Mais,
si l’Allemagne devait accepter ce
fédéralise, elle devrait alors accepter
en conséquence de transférer une partie
importante de sa richesse vers ses
partenaires. Rien que pour l’Espagne, la
Grèce, l’Italie et le Portugal, les
transferts nécessaires à la remise à
niveau de ces économies par rapport à
l’Allemagne et la France
représenteraient entre 245 et 260
milliards d’euros, soit entre 8 et 10
points de PIB par an et ce pour au moins
dix ans. Des montants de ce niveau sont
absolument exorbitants. L’Allemagne n’a
pas les moyens de payer une telle somme
sans mettre en péril son modèle
économique et détruire son système de
retraite. Elle souhaite donc conserver
les avantages de la zone euro mais sans
en payer le prix. C’est pourquoi elle a
toujours, en réalité, refusé l’idée
d’une « Union de transferts ». Au-delà,
le problème n’est pas tant ce que
l’Allemagne « veut » ou « ne veut pas »
; c’est ce qu’elle peut supporter qui
importe. Et elle ne peut supporter un
prélèvement de 8% à 10 de sa richesse.
Cessons donc de penser que « l’Allemagne
paiera », vieille antienne de la
politique française qui date du traité
de Versailles en 1919, et regardons la
réalité en face.
L’Allemagne a d’ores et déjà des
réticences importantes sur l’Union
bancaire, qu’elle avait acceptée à
contre-cœur à l’automne 2012. Par la
voix de son ministre des Finances, elle
vient de déclarer qu’elle considérait
qu’il faudrait modifier les traités
existants pour que cette Union bancaire
puisse voir le jour. Il est certes
possible de modifier les textes
fondateurs, mais tout le monde est
conscient que cela prendra du temps.
Autrement dit, l’Allemagne repousse en
2015 et plus probablement en 2016
l’entrée en vigueur de l’Union bancaire
dont elle a de plus largement réduit le
périmètre. On peut considérer que les
arguments de l’Allemagne sur la «
constitutionnalité » de l’Union Bancaire
sont des prétextes. C’est peut-être le
cas, mais Madame Merkel a quelques
bonnes raisons de vouloir s’assurer de
la parfaite légalité des textes.La
création récente du nouveau parti
eurosceptique « Alternative pour
l’Allemagne », un parti que les sondages
mettent actuellement à 24% des
intentions de vote, constitue une menace
crédible pour les équilibres politiques
en Allemagne.
Dans ces conditions, on comprend bien
qu’il n’y a pas d’autre choix pour
l’Allemagne que de défendre une
politique d’austérité pour la zone Euro,
en dépit des conséquences économiques et
sociales absolument catastrophiques que
cette politique engendre. Tous les pays,
les uns après les autres, se lancent
dans des politiques suicidaires de
dévaluation interne, politiques qui sont
les équivalents des politiques de
déflation des années trente qui
amenèrent Hitler au pouvoir. Ainsi en
est-il en Espagne et en Grèce, ou le
chômage dévaste la société. En France,
si l’on veut absolument réduire le coût
du travail il est clair qu’il faudra
baisser les salaires et les prestations
sociales. Dans ce cas, c’est la
consommation qui se réduit déjà, qui
s’effondrera. Inévitablement nous
verrons les conséquences sur la
croissance ; aujourd’hui les estimations
les plus crédibles indiquent que pour
l’économie française l’année 2013 se
traduira au mieux par une stagnation et
plus vraisemblablement par une
contraction de -0,4% du PIB. Le résultat
en sera une hausse importante du
chômage. Si nous voulons faire baisser
nos coûts de 20%, il nous faudra
probablement augmenter le chômage de
moitié, soit arriver à plus de 15% de la
population active, ou 4,5 millions de
chômeurs au sens de la catégorie « A »
de la DARES et 7,5 millions pour les
catégories A, B et C incluant toutes les
catégories de chômeurs. De plus, dans la
zone euro, l’Espagne et l’Italie
concurrencent déjà la France par la
déflation salariale. Il faudrait donc
faire mieux que Madrid et Rome, quitte à
atteindre non pas 15% mais alors 20% de
chômage. Quel homme politique en
assumera la responsabilité ? Quelles en
seront les conséquences politiques ?
Pour l’heure, nos dirigeants, et en
particulier en France, font le gros dos.
Le Président de la République, François
Hollande, met tous ses espoirs dans une
hypothétique reprise américaine pour
alléger le poids du fardeau de
l’austérité. Il a cependant déjà du
admettre que ceci ne surviendrait pas au
2ème semestre 2013, comme il
l’avait annoncé tout d’abord, et il a
décalé sa prédiction au début de 2014.
Mais, tel l’horizon qui s’enfuit devant
le marcheur, la reprise américaine ne
cesse de se décaler. C’est une illusion
de croire que la demande extérieure
viendra aujourd’hui nous sauver la mise.
La croissance américaine est bien plus
faible que prévue, et le FMI réduit à la
baisse ses prévisions la concernant.
Quant à la croissance chinoise, elle se
ralentit de mois en mois. Hollande
espère que nous serons sauvés par la
cavalerie, mais la cavalerie ne viendra
pas, ou alors, comme dans les tragiques
journées de juin 1940 « trop peu, trot
tard ».
Plus que jamais, la question de la
survie de la zone Euro est posée. Les
tendances à son éclatement s’amplifient.
On voit que les problèmes de pays aussi
divers que la Grèce, l’Espagne le
Portugal et l’Italie vont converger à
court terme. Il est hautement probable
que nous connaîtrons une crise violente
durant l’été 2013, voire au tout début
de l’automne. Il est temps de solder les
comptes. L’Euro n’a pas induit la
croissance espérée lors de sa création.
Il est aujourd’hui un cancer qui ronge
une partie de l’Europe. Si l’on veut
sauver l’idée européenne tant qu’il en
est encore temps, il faut rapidement
prononcer la dissolution de la zone
euro.
*Jacques Sapir est un économiste
français, il enseigne à l'EHESS-Paris et
au Collège d'économie de Moscou
(MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de
la transition en Russie, il est aussi un
expert reconnu des problèmes financiers
et commerciaux internationaux. Il est
l'auteur de nombreux livres dont le plus
récent est La Démondialisation (Paris,
Le Seuil, 2011).
©
RIA Novosti
Publié le 21 avril 2013
Les dernières mises à jour
|