Opinion
Mégères non
apprivoisées : les "Pussy Riots"
Israel Shamir

Jeudi 30 août 2012
Elles n'ont jamais rien produit, mais
sont universellement admirées; vous n'en
voudriez sûrement pas chez vous, mais
vous voulez absolument qu'elles fassent
la loi chez vos adversaires, et qu'ils
les adorent. Vous voulez que je vous
fasse un dessin? Elles ont choisi un nom
qu'on ne peut pas répéter en société,
nous les appellerons par leurs
initiales, les PR, et on ne saurait nier
qu'elles aient du talent pour les
relations publiques. Mais de quoi
s'agit-il? Ce n'est pas un groupe de
rock ou des punk. Un journaliste anglais
s'en étonnait: elles n'ont jamais
produit un air, une chanson, un
graffitti, rien, nada de nada, nothing
at all. Alors comment peut-on les
qualifier d'artistes? Question délicate
pour leurs supporteurs, mais ils s'en
tirent élégamment: c'est le Département
d'État US, réputé pour son amour de
l'art, qui a payé pour leur premier et
unique single, fabriqué par The
Guardian à partir de quelques images
et bruitages.
Chris Randolph, sur Counterpunch,
a pris leur défense en les comparant à
Igor Letov et son orchestre aussi
contesté que contestataire des années
1990 Grazhdanskaya Oborona (Défense
Civile). Mais la comparaison est bien
mal venue. J'avais beaucoup de sympathie
pour Letov, qui m'a lui-même dédié l'une
de ses chansons, mais ce qu'il écrivait,
c'était de la poésie, débordante
d'obscénités, mais de la poésie quand
même. Nous pouvons digérer obscénités et
blasphèmes; personnellement j'admire
sincèrement Notre Dame des Fleurs
de Jean Genet, qui les combinait fort
bien. Mais les PR n'ont jamais rien
écrit, composé ou dessiné quoique ce
soit qui tienne la route.
Fans de pub à mort, mais chahutées sur
le plan artistique, trois jeunes femmes
de Russie avaient décidé... On dirait un
conte drolatique. Elles s'en allèrent
voler un poulet congelé dans un
supermarché et s'en servirent comme d'un
godemiché; elles avaient filmé le tout,
l'ont baptisé art et l'ont mis sur le
net (et on le trouve toujours, mais je
n'en dirai pas plus, je préfère éviter
la réputation du baron de Munchhausen).
A part ça, une orgie dans un musée, et
une bite érigée, crûment exaltée, voilà
leurs chefs-d'œuvre. Mais même dans ces
exploits douteux, leur rôle était
surtout technique: la gloire en est
revenue à l'artiste israélo-russe Plucer-Sarno,
qui a revendiqué l'idée, la réalisation
et le copyright, et illico décroché un
prix important en Russie. Les futures PR
n'y ont rien gagné du tout, et ont été
décrites par Plucer comme "des
provinciales ambitieuses", ou pire.
Alors elles ont essayé de se raccrocher
aux wagons de la politique. A nouveau,
un flop. Elles ont déversé un torrent
d'obscénités sur Poutine, sur la Place
Rouge, dans les stations de métro,
partout, pour rien. Personne ne les a
arrêtées, elles n'ont pas eu une amende,
elles ont juste été chassées pour
nuisance. Et elles ne sont pas arrivées
à attirer l'attention des foules. Il
faut se souvenir que Poutine est un
ennemi déclaré des oligarques, qui sont
les propriétaires de l'essentiel des
media russes, et ceux qui pourvoient aux
besoins des littérateurs. Il se publie
tellement d'invectives tous les jours
contre Poutine, que cela en perd
complètement son effet choc. Impossible
d'inventer encore une diatribe contre
Poutine, tout à déjà été dit et publié.
Et Poutine n'a jamais interféré avec la
liberté de la presse (si ce n'est
peut-être une fois).
Mes
amis journalistes étrangers s'étonnent
généralement de l'unanimité et de la
férocité des attaques contre Poutine
dans les media russes. On peut comparer
avec les attaques contre GW Bush dans la
presse libérale aux USA, mais là-bas, il
y a aussi beaucoup d'organes
conservateurs qui le soutenaient.
Poutine n'a pratiquement aucun soutien
dans les media, qui sont tous propriété
des barons de la com. La télévision fait
exception, mais elle est explicitement
apolitique, et offre principalement du
divertissement ras de gamme, dont les
présentateurs sont également des
militants anti-Poutine comme Mlle. Xenia
Sobtchak. Les PR avaient donc échoué à
réveiller la bête.
Et
voilà que les jeunes viragos ont été
embrigadées pour un raid sur l'Église. A
ce moment-là, elles auraient fait
n'importe quoi pour un peu de publicité.
Et la campagne contre l'Église a
commencé il y a quelques mois, aussi
soudainement que si c'était une
opération sur commande.
L'Église russe avait vécu vingt ans de
paix, et se remettait après la période
communiste: la férocité de l'attaque l'a
prise par surprise.
Cette question mériterait d'être
développée, mais soyons bref. Après
l'effondrement de l'URSS, l'Église est
restée la seule force spirituelle
soucieuse de solidarité dans la vie des
Russes. Les régimes de Yeltsine et de
Poutine ont été aussi matérialistes que
les régimes communistes; ils n'ont cessé
de prêcher le darwinisme social dans le
plus pur style néo-libéral. L'Église
offrait quelque chose au-delà des
fugaces biens de ce monde. Les Russes
qui regrettaient le lien fort de
solidarité qu'offraient jadis les
communistes se sont jetés avec passion
dans l'alternative qu'offrait l'Eglise.
Le
gouvernement et les oligarques
traitaient bien l'Église, et dans
l'Église il y avait une forte tendance
anti-communiste, au moment où les nantis
avaient encore peur des rouges qui
pourraient prendre la tête des
dépossédés. L'Église était florissante,
bien des cathédrales ont été superbement
reconstruites, et nombre de monastères
ont reconquis le terrain perdu après des
décennies de décadence. L'Église à
nouveau puissante redevenait une force
de cohésion en Russie.
En
reprenant du poil de la bête, l'Église
lançait des appels au nom des pauvres et
des dépouillés; les communistes
réformés, sous la direction de Gennadi
Zuganov, qui va à la messe, allaient
dans le même sens. L'économiste et
penseur bien connu Michael Khazin avait
prédit que l'avenir appartient à un
nouveau paradigme de "christianisme
rouge", quelque chose qui reprenait la
pensée de Roger Garaudy dans sa
jeunesse. Il s'agit d'un projet qui
constitue une menace pour les élites et
une espérance pour le monde,
écrivait-il. Parallèlement, l'église
russe prenait une position très
nationaliste russe et
anti-mondialisation.
Tout cela a probablement précipité
l'assaut, mais ce n'était qu'une
question de temps, les forces
mondialistes hostiles à l'Église
devaient faire un pas en avant et
attaquer l'Église russe comme elles ont
attaqué l'Église en Occident. Dans la
mesure où la Russie est entrée dans
l'Organisation Mondiale du Commerce
(WTO) et a adopté les mœurs
occidentales, elle devait adopter la
laïcisation. Et l'Église russe s'est vue
attaquée par les forces qui ne veulent
pas que la Russie retrouve une cohésion:
les oligarques, le monde des affaires,
les seigneurs des media,
l'intelligentsia pro-occidentale
moscovite, et les intérêts occidentaux
qui préfèrent de loin, bien entendu, une
Russie divisée.
Cette offensive contre l'Église a
commencé sur des sujets mineurs; des
gens qui n'étaient pas membres de
l'Église ont condamné le patriarche pour
une montre très chère qu'il portait au
poignet, et qui était un cadeau du
président Medvedev. Tous les media se
sont répandus là-dessus pendant un mois.
Après quoi, l'union était faite entre la
Fronde blanche (la mouvance anti-Poutine
et pro-démocratie) et les militants
anti-cléricaux. Les deux groupes se
superposent mais pas tout à fait. L'Art,
voilà le nouveau créneau choisi pour
attaquer, parce que cela permet
d'exprimer les vues les plus insultantes
et de revendiquer un statut privilégié
pour les artistes. De même qu'un artiste
américain a présenté un Christ modelé
avec de la crotte, et un crucifix
trempant dans un verre de pisse, un
artiste russe s'est mis à piétiner des
icones, et à faire des églises en poires
à lavement. Le public russe était outré,
ce qui a corroboré l'idée que c'est une
excellente méthode pour provoquer des
empoignades entre croyants et athées.
Les
PR ont fait deux tentatives pour
provoquer l'indignation publique dans la
deuxième cathédrale de Moscou,
l'ancienne cathédrale Elochovsky; par
deux fois, elles ont été mises à la
porte, mais non arrêtées. La troisième,
elles ont mis le paquet: elles sont
allées à la cathédrale Saint-Sauveur qui
avait été démolie par Lazare Kaganovitch
dans les années 1930 et reconstruite
dans les années 1990; elles ont rajouté
une couche de blasphème bien salée en
obscénités, et pourtant, elles sont
encore une fois reparties
tranquillement. La police a tout fait
pour éviter d'arrêter les viragos, mais
elle n'avait vraiment pas le choix après
que les PR se mirent à projeter une
vidéo de leur apparition dans les
cathédrales, avec une bande-son obscène.
Pendant le procès, la défense et les
accusées ont fait de leur mieux pour
indisposer la juge, la menaçant de la
colère des USA (sic!) et vociférant des
discours haineux contre les chrétiens.
La juge n'a eu d'autre choix que de les
reconnaître coupables d'incitation à la
haine (hooliganisme assorti de haine
religieuse, voilà la qualification du
délit). Le procureur n'a pas donné cours
à l'accusation de crime d'incitation à
la haine plus grave, le délit qui aurait
été "accompagné de tentative de
provocation à l'affrontement religieux",
alors même que cela aurait probablement
pris. Dans ce cas, la sentence aurait
été plus sévère; les gens qui dessinent
des swastika et qui se retrouvent
accusés de promouvoir des affrontements
en prennent pour cinq ans.
Une
peine de deux ans est tout à fait dans
les normes européennes en vigueur. Pour
des discours bien plus tièdes incitant à
la haine des juifs, les pays européens
condamnent habituellement les
contrevenants à des peines de deux à
cinq années de prison, pour les
primo-délinquants. Les Russes ont
appliqué les lois contre l'incitation à
la haine à ceux qui attaquaient la foi
chrétienne, et c'est probablement là
l'élément nouveau apporté par la Russie.
Les Russes ont prouvé qu'ils se font
autant de souci pour le Christ que les
Français pour Auschwitz, et c'est cela
qui a choqué les Européens, apparemment
persuadés que les "lois contre la haine"
ne sauraient s'appliquer que pour la
protection des juifs et des gays. Les
gouvernements occidentaux réclament plus
de liberté pour les Russes
anti-chrétiens, et la refusent aux
dissidents anti-juifs chez eux.
L'opposition anti-Poutine a fait bloc
pour soutenir les PR. L'aile
nationaliste de l'opposition (tel
Navalny) est anti-chrétienne et flirte
avec les vieux cultes païens. Du côté
des libéraux, il y a beaucoup de gens
d'origine juive (quoique pas autant que
ce qu'on prétend parfois), et on ne
trouve nulle tendresse pour l'Église
Orthodoxe russe. Signalons cependant que
les Russes d'origine juive qui ont
rejoint l'Eglise sont nombreux, mais ils
n'appartiennent pas à l'opposition.
L'organisateur supposé, et qui est
certainement un grand promoteur des PR,
est Marat Gelman, un collectionneur
d'art russo-juif, qui a trempé dans
d'autres performances artistiques contre
l'Église. Autre militant russo-juif et
hostile à Poutine, supporteur d'Israël,
Viktor Shenderovich, a dit qu'il
comprendrait fort bien que les les
prêtres russes orthodoxes soient
massacrés comme dans les années 1920.
Et
nous avons le cas d'un autre personnage
en vue, Igor Eidmann, qui a appelé à
"exterminer la vermine", c'est-à-dire
l'Église. Il a écrit dans L'Echo de
Moscou, le bulletin principal de
l'opposition: "Du temps de l'URSS, la
vermine que constitue l'Église a été
bouclée une bonne fois pour toutes et
n'a plus élevé la voix. Désormais la
vermine a retrouvé le goût du sang et a
commencé à terroriser les libres
penseurs, à commencer par les PR. Si
nous n'écrasons pas la vermine elle va
tout dévorer". (Il s'est servi d'une
périphrase russe pour reprendre la
devise de Voltaire "Écrasons l'infâme",
en remplaçant "l'infâme" par "la
vermine").
On
présente Igor Eidman comme un "militant
du mouvement démocratique, un expert en
relations publiques et réseaux sociaux,
un homme d'affaires, le directeur d'un
Centre pour les innovations sociales,
etc., qui réside à Berlin." Son appel,
les organisations chrétiennes l'ont
compris comme un "discours d'incitation
à la haine dans le but de provoquer des
affrontements". Quoiqu'il en soit,
effectivement, ses efforts et ceux des
PR parviennent effectivement à dresser
les uns contre les autres les croyants
et les athées.
Un
dirigeant charismatique de l'opposition,
le poète Edouard Limonov, a écrit que
l'opposition a commis une erreur en
soutenant les PR, parce qu'elle se place
en opposition avec le sentiment
populaire; effectivement le fossé entre
les masses et l'opposition s'agrandit.
Mais c'est une voix qui crie dans le
désert, et le reste de l'opposition a
joyeusement embrassé la cause des PR
pour essayer d'en faire une arme contre
Poutine. Les media occidentaux et les
gouvernements en ont également profité
pour attaquer Poutine. L'éditorialiste
du Guardian a appelé Poutine à
démissionner. Poutine a demandé la
clémence pour les PR, et le gouvernement
était bien embarrassé. Mais ils
n'avaient pas le choix: les
organisateurs invisibles derrière les PR
voulaient que les viragos se retrouvent
en prison, et y ont réussi.
Commercialement parlant, c'est le
jackpot. Avec le soutien de Madonna et
du Département d'État, elles sortiront
de prison pour faire le tour du monde et
une séance de photos à la Maison
Blanche. Elles ont breveté leur nom
comme une marque, et commencent à signer
des contrats. Et leurs concurrentes, le
groupe des Femen (dont l'art consiste à
montrer leurs seins à des emplacements
inhabituels) ont essayé de riposter à
coups de hache sur une grande croix de
bois installée à la mémoire des victimes
de Staline. Plus haut c'est le soleil.
En
août, la saison des congés, il n'y a
guère d'évènements frappants, et les
lecteurs de journaux sont à la plage ou
à la campagne, si bien que le procès des
PR a servi de distraction bien
nécessaire aux uns et à la bête qui
sommeille en d'autres. Espérons que tout
cela retombera dès la fin de la saison
stupide, mais je ne parierais pas
là-dessus.
Israël Shamir, correspondant à Moscou,
est joignable à l'adresse
adam@israelshamir.net
Traduction: Maria Poumier
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